En regardant la couverture de cette bande dessinée, j’ai immédiatement pensé aux Trümmerfrauen, ces femmes qui vivaient dans les ruines à Berlin et qui ont déblayé justement ces ruines peu après la capitulation allemande. L’aigle impérial, avec sa croix gammée, brisé aux pieds des deux femmes aux pieds nus, l’une assise, l’autre debout, correspond à ce mythe fondateur d’une ville vidée de ses hommes mais déblayée par ses femmes.

J’ai pensé également à Mon enfant de Berlin d’Anne Wiazemski, roman épistolaire qui décrit bien la condition féminine dans ce Berlin année zéro. Or, l’auteur de la bande dessinée, Nicolas Juncker, a préféré s’inspirer d’un récit froid et violent d’une Berlinoise anonyme plutôt que d’un récit mêlant fiction et souvenirs personnels. Cette bande dessinée est en effet une libre adaptation du journal Une femme à Berlin tenu du 20 avril au 22 juin 1945. Cette femme décrit de manière objective sa vie, celle des habitants de son immeuble, ou du moins ce qu’il en reste, les besoins en nourriture, la rencontre avec les soldats soviétiques, les viols à répétition, « l’adaptation » à l’occupation sordide et brutale de l’armée rouge. Afin de contrebalancer le point de vue d’une femme allemande, Nicolas Juncker a eu la judicieuse idée de s’inspirer d’un autre récit, à savoir celui d’Elena Rjevskaïa, une interprète de l’armée rouge (Les Carnets de l’interprète de Guerre, parus en France en 2011, sont une version revue et augmentée de son premier récit paru en 1965). Voici donc le point de départ de la bande dessinée : imaginer une fiction à partir de deux récits écrits au féminin, imaginer la rencontre de deux femmes dans un monde encore profondément masculin dans le Berlin d’avril-mai 1945, imaginer la confrontation de l’expérience combattante entre une Allemande et une Russe.

A travers la vie de ces jeunes femmes (l’Allemande a 28 ans –mais dans le récit anonyme elle en a 34- tandis que la Russe en a 19), se déroulent la fin de la guerre avec le suicide de la famille Goebbels, la mort d’Hitler (et la recherche de son corps par l’armée rouge), le drapeau rouge hissé sur le Reichstag et sa coupole détruite… Cette bande dessinée aborde un sujet peu évoqué dans l’Allemagne d’après-guerre et même jusqu’au tournant des années 200. En effet, la question des femmes en temps de guerre n’a été dévoilée de manière aussi précise et journalistique au grand public qu’avec l’adaptation en film d’Une femme à Berlin en 2008 (Anonyma, eine Frau in Berlin). Les femmes, qui choisissaient, pour leur survie, de devenir « l’attitrée » d’un supérieur militaire, ont été mal vues après la guerre et rejetées par les hommes revenus de la guerre. C’est à bon escient que Nicolas Juncker a glissé des extraits d’Une femme à Berlin lorsque le dessin ne pouvait pas représenter les viols, les coups, la prostitution en échange de la nourriture.

De l’autre côté, l’amour de la jeune interprète soviétique pour les écrits, pour les traces du passé proche, la volonté d’écrire ce qu’elle voit (à ses risques et périls car écrire un journal était interdit en URSS) montre un autre combat, celui de la preuve, de la source historique.

Du point de vue graphique, c’est un ouvrage très documenté, très riche. Les dessins de la capitale berlinoise sont précis. La Kaiser-Wilhelm-Gedächtniskirche et la gare d’Anhalterbahnhof détruites, en ouverture, plongent immédiatement le lecteur dans ce monde de ruines où les « restants » tentent de survivre comme des rats au fond d’une cave. Le choix des couleurs correspond à cette ville de ruines, cette « ville toute de gris (…) le gris des ruines, le gris des âmes, le gris des hommes » (p. 189). Au gris du récit de la jeune Allemande, succède le rouge de l’armée soviétique, le rouge du sang, des bombardements. L’ouvrage, en revanche, se termine en couleurs, dans des tons jaunes et verts pour montrer la renaissance de l’Allemande, « enfin seule », enfin débarrassée du corps des hommes. Notons que cette touche ultime d’espoir n’est finalement pas la seule de l’ouvrage car l’auteur anonyme d’Une femme à Berlin a parfois usé d’un ton sarcastique dans son récit et Nicolas Juncker a réussi à faire transparaître à juste titre cette ambiance dans la bande dessinée.

Voici donc une très belle adaptation d’une femme à Berlin.

Pour conclure, je ne peux que conseiller les Clionautes d’acquérir cette magnifique bande dessinée, et de la faire acheter au plus tôt par votre CDI afin que les lycéens puissent également travailler autrement le thème 2 d’histoire du tronc commun en terminale générale.

Présentation de la maison d’édition (Castermann):

Le récit d’une amitié entre une Allemande et une Russe à la fin de la Seconde Guerre mondiale…
Berlin, avril 1945. Ingrid est allemande et sort de plusieurs années d’enfer sous le régime nazi. Evgeniya est russe et vient d’arriver à Berlin avec l’armée soviétique pour authentifier les restes d’Hitler. La première est épuisée, apeurée par les « barbares » qu’elle voit débarquer chez elle, tandis que la seconde, débordante de vie et de sollicitude, est intriguée par cette femme avec qui elle doit cohabiter. Mais chacune tient un journal intime, ce qui permet au lecteur de suivre peu à peu la naissance d’une amitié en apparence impossible…
Nicolas Juncker fait ici le portrait d’une très belle amitié, mais aussi celui d’une ville où tout est à reconstruire, à l’aube de la Guerre froide et des nouveaux bouleversements que va connaître l’Allemagne…