Avec la dernière livraison de Moyen-Orient on ne sait plus où donner des yeux. La revue trimestrielle dirigée par Alexis Bautzmann et Guillaume Fourmont est toujours très riche, mais ce « bilan géostratégique 2012 » s’avère être une véritable « bible » ( mot peu approprié pour cette revue, je le reconnais) pour les enseignants, et ceci de la page 24 (Algérie) à la page 44 (Yémen). Que ce soit au niveau des institutions, de la démographie et de l’économie, pas moins de 21 pays ou territoires sont décortiqués et présentés avec leurs problématiques contemporaines, essentiellement liées aux printemps arabes et à la crise syrienne. La cartographie qui y est associée est excellente, mention particulière à quelques cartes rares comme celle de l’élection présidentielle en Égypte opposant M. Morsi et A. Chafik en page 27.
Par ailleurs, la revue permet aussi de se concentrer sur plusieurs sujets importants. On en retiendra quatre, tout en ayant l’impression d’avoir délaissé pas mal de choses.
La rubrique « Regard », qui est toujours le reflet de l’interview d’une ou d’un observateur du monde arabo-musulman, se penche sur la question très délicate des femmes dans le monde arabe, notamment depuis 2011. Sophie Bessis, secrétaire générale adjointe de la Fédération internationale des Droits de l’homme, dresse un état des lieux sans concession sur la condition féminine dans le Maghreb et le Machrek, avec des femmes parfois très impliquées mais déçues par l’émergence d’un islam fort et conservateur après les présidences « laïques » de l’ancienne génération. Des femmes qui ont aussi saisi que l’islam politique pouvait être pour elles une manière de sortir des impasses actuelles, c’est à dire d’abord la grande difficulté de se revendiquer comme femme libérée à l’Occidentale et d’un autre côté l’enfermement promis par les radicaux musulmans.
On peut marquer ainsi une transition pour juger de l’article de Mathieu Guidère sur la « nouvelle géopolitique de l’Islamisme » qui, de fait, traite de l’influence des printemps arabes sur l’islam politique. En utilisant un terme anglais, on pourrait parler à ce sujet d’ « upgrading ». Disons que selon Mathieu Guidère, les printemps arabes ont eu une grande influence sur les trois courants de l’Islam politique. Les mouvements issus des Frères Musulmans se sont définitivement intégrés au paysage politique au point d’apparaître comme des modérés démocrates face aux salafistes. Toutefois, ces derniers acceptent eux aussi le principe des élections en arguant qu’elle est l’expression de la volonté d’Allah. On y adhère ou pas, mais force est de constater que le principe démocratique est désormais bien intégré, du moins tant que les partis islamistes sont vainqueurs. Il faudra voir plus tard si ils acceptent le verdict des urnes en cas de défaite. Les « perdants » de ces mutations sont les djihadistes orphelins de Ben Laden et dépassés par le mouvement des printemps arabes qui ont du mal a justifier leur existence qui s’apparente de plus en plus, comme le montre l’action d’AQMI au Mali, à de la délinquance prédatrice classique.
On lira aussi avec beaucoup d’intérêt l’article de Mark N. Katz sur les réactions de la Russie face aux printemps arabes. C’est un peu une politique du grand écart qu’effectue Sergueï Lavrov (le ministre des Affaires étrangères russe depuis 2004) dans les pays musulmans. D’abord « favorable » à la chute de Ben Ali en Tunisie, puis de Moubarak en Égypte, la Russie a commencé à tiquer quand des dictateurs plus proches de Moscou comme Kadhafi ou Bachar el Assad ont été mis en cause par leur peuple. On saisit très bien pourquoi la Russie soutient le régime syrien contre vents et marées : peur de la perte de débouchés pour l’industrie de l’armement russe, peur que la Syrie tombe du côté américain et peur de la reprise en main du pays par les Islamistes radicaux. Peur aussi, sans doute, que trop d’exemples de contestation ne finisse par donner des idées aux Russes eux-mêmes, même si le régime mis en place par le duo Poutine/Medvedev semble avoir encore de beaux jours devant lui.
Le dernier article recensé ici est celui d’Olivier Sanmartin consacré au Sinaï, où l’on « redécouvre » l’intérêt stratégique de ce territoire désertique, son potentiel touristique et les tensions qui s’y accumulent depuis la fin du régime d’Hosni Moubarak. La cartographie, une fois de plus, y est excellente.
Il ne faudrait pas négliger les autres articles de la revue consacrés au Hamas face à la révolution syrienne, aux enjeux économiques de la transition tunisienne ou encore à la belle perspective historique des relations franco-algériennes de 1830 à 1962 élaborée par Gilbert Meynier.
Ce numéro, je le répète sans compromission, est indispensable de bout en bout. Ne lisez pas ce compte rendu, lisez plutôt directement « Moyen-Orient ».
Mathieu Souyris