Géopolitique du temps présent – L’intelligence artificielle enjeu de société et de souveraineté
Dans son dernier ouvrage, le géopolitologue français partage son inquiétude vis-à-vis des conséquences sous-estimées, voire impensées, de l’intelligence artificielle sur les sociétés.
Constatant le poids croissant de l’intelligence artificielle dans les rivalités géopolitiques, Pascal Boniface souhaite alerter ses lecteurs sur un phénomène qui représente « une révolution sociétale et géopolitique majeure ».
L’ouvrage est décomposé en sept chapitres remarquablement clairs et synthétiques, qui offrent des clefs de compréhension des principaux enjeux – à la fois présents et à venir – du numérique.
Le premier chapitre permet de poser le cadre scientifique et historique du sujet. L’intelligence artificielle a connu une histoire par vagues, depuis les premiers ordinateurs de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à l’ascension des GAFAM dans les années 2010. Dans cette histoire récente, la conférence de Dartmouth de 1956, qui consacre l’expression « intelligence artificielle » et la constitue comme secteur de recherche à part entière, est un jalon important. De fait, depuis les années 1950, cette expression a connu plusieurs acceptions. Fournir une définition satisfaisante de l’intelligence artificielle telle qu’elle existe aujourd’hui n’a donc rien d’évident. Dans un rapport rendu au président de la République en mars 2018, Cédric Villani propose de l’entendre comme « toute technique qui permet à un ordinateur ou à un processus de mécaniser, de réaliser des tâches subtiles, dépendantes d’un grand nombre de paramètres personnalisés, capables de prédictions et dont le programmateur ne connaît pas la réponse a priori ». Dans ce cadre, les données apparaissent comme le nerf de la guerre, la ressource qu’entreprises et États veulent capter, stocker et exploiter.
L’essor spectaculaire de l’intelligence artificielle depuis quelques années ne laisse pas d’interroger. Ainsi, le deuxième chapitre expose les arguments des optimistes et des pessimistes face au évolutions récentes dans ce domaine. Les premiers perçoivent l’intelligence artificielle comme un instrument aux mains des nantis qui en profiteront pour instaurer une société plus inégalitaire. Les seconds voient l’accroissement de la productivité permis par l’intelligence artificielle comme une opportunité pour libérer l’humanité des tâches les plus pénibles. Pascal Boniface penche résolument en faveur du premier scénario et souligne les suppressions massives d’emplois à venir. C’est donc une société à deux vitesses qui pourrait s’esquisser avec, d’une part, une masse de pauvres sans emploi rendus « inutiles » par l’extension du champ d’application de l’intelligence artificielle et, d’autre part, une élite restreinte de riches qui aurait accès au pouvoir et aux techniques de soin les plus sophistiquées. Pour l’auteur, les campagnes de communication et la philanthropie ne doivent pas tromper sur les intentions de cette élite.
Géopolitique – Les GAFAM, acteurs majeurs
Le troisième chapitre examine les rapports entre États et GAFAM. Ces entreprises digitales menacent les États en tant que puissances économiques, capables de fournir des services utiles au quotidien et d’assumer des fonctions régaliennes. Pour illustrer ce dernier cas, le géopolitologue rappelle le succès de la fusée de SpaceX, entreprise du milliardaire Elon Musk, ou encore le projet de création d’une monnaie virtuelle – le libra – par Marck Zuckerberg en 2019. Ces acteurs du numérique ont le pouvoir de bouleverser nos sociétés dans des proportions dont encore peu d’observateurs ont pris la mesure, malgré les tentatives de régulation par les États. Mais, constate l’auteur, comment peut-on rivaliser avec des entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse le PIB de certains pays ? Les dispositifs existant dans l’Union européenne et aux États-Unis pour tenter de punir ces pratiques se sont souvent révélées peu dissuasives et inefficaces. Se comportant en « milliardaires fastueux et grigous », les patrons des GAFAM pratiques l’évasion fiscale et gèrent avec autoritarisme leurs employés. Ils développent des projets grandioses autour du numérique sans consulter les principaux concernés, hors de tout contrôle étatique.
Dans un quatrième temps, Pascal Boniface interroge les conséquence de l’intelligence artificielle sur les libertés. Se dirige-t-on vers une société où chacun pourra pleinement exprimer ses potentialités ? Cette technologie servira-t-elle à asservir les populations ? La surveillance absolue que rend possible l’intelligence artificielle suscite de nombreuses craintes. Cela dit, les réseaux sociaux ont été le support de mobilisations populaires pendant la dernière décennie, de la Tunisie à la Syrie. L’auteur estime que ces réseaux ont eu un effet globalement positif. Il faut néanmoins considérer les usages que font les États du numérique. En Chine, le développement d’Internet n’a pas provoqué l’ouverture espérée : les autorités chinoises ont protégé leur territoire aux GAFAM et instauré un contrôle étroit sur le cyberespace. In fine, c’est un véritable « contrôle social » qui s’est mis en place. Dans le cas de l’Europe, le géopolitologue regrette surtout l’absence de débat sur les algorithmes et les applications. Cette carence du débat favorise l’émergence d’un cyberespace finalement peu différent du modèle chinois.
Montée en puissance de la Chine
La rivalité sino-américaine fait l’objet d’un cinquième chapitre aux accents plus géopolitiques que les précédents. L’intelligence artificielle est un centre d’intérêt majeur de Pékin qui la considère comme un facteur de supériorité stratégique et un instrument permettent de satisfaire les besoins de sa population. Tous les observateurs s’accordent pour dire que, en matière d’intelligence artificielle, la Chine aura rattrapé les États-Unis dans les prochaines années. Pour cela, Pékin déploie une ambitieuse stratégie, fondée sur des investissements massifs, une coopération entre les entreprises du numérique (les BATX en particulier) et le gouvernement, un énorme marché de consommateurs consentants à l’utilisation de leurs données et une propagande patriotique qui articule défense du régime et protection des entreprises nationales. Les tentatives de Donald Trump pour contrer l’implantation des géants du numérique chinois (Huawei, Tik Tok) se sont soldées par des échecs, révélant l’impuissance d’un président face à des applications plébiscitées par la jeunesse américaine.
« Quo vadis Europa ? ». L’avant-dernier chapitre se propose d’examiner la stratégie de l’Union européenne en matière d’intelligence artificielle et dans le contexte de l’affrontement sino-américain. L’auteur estime que les États-Unis doivent commencer par changer d’attitude vis-à-vis des Européens qu’ils traitent trop souvent comme des vassaux. Ceci est un préalable pour établir une relation de confiance et définir une diplomatie européenne en la matière. Mais un problème subsiste et obère les efforts des autorités européens pour s’affirmer dans le numérique : le retard considérable des Européens, conséquence d’un manque d’investissements, de formations et de coopérations. Cela dit, l’Union européenne peut mettre en avant son modèle unique de régulation des données numériques avec le Règlement général sur la protection des données de 2016. De plus, Cédric Villani estime que les pays européens, forts d’une recherche de pointe et d’un marché de près de cinq cents millions de consommateurs, ont encore une carte à jouer. C’est pourquoi la Commission européenne a développé une stratégie pour l’intelligence artificielle qui entend concilier exigences éthiques et performance technologique. Cette impulsion a conduit a renégocié les accords de protection des données avec les autorités américaines. L’enjeu est de trouver une voie médiane par laquelle l’Union européenne, tout en rattrapant son retard, ne se soumet à aucun des deux géants du numérique.
Pascal Boniface consacre l’ultime chapitre de son ouvrage au cas français. Pour les autorités françaises, l’intelligence artificielle représente « un enjeu de souveraineté », une ligne de partage entre nations dominantes et nations dominées. Pour se classer parmi les meilleurs pays dans ce domaine, une stratégie a été dessinée. Il s’agit de favoriser le rapprochement entre les secteurs public et privé, de former davantage d’étudiants à l’intelligence artificielle et de parvenir à maintenir les talents français dans le pays. Concernant la protection des données, un projet de cloud souverain a été lancé. Cedric Villani entrevoit par ailleurs la possibilité de positionner la France comme acteur diplomatique majeur en organisant un événement de grande envergure sur les initiatives qui combinent transition écologique et intelligence artificielle.