Pierre Andrieu commence par une brève partie géohistorique montrant le caractère relativement tardif au XVIe siècle des contacts entre la Russie et la Chine, en fonction de l’avancée vers l’est des trappeurs et des marchands avant les conquêtes militaires étendant le territoire russe vers l’orient.
L’empire mongol de Gengis Khan et de ses successeurs au XIIIe-XIVe siècles n’a pas servi de trait d’union mais plutôt d’obstacle. Au XIXe siècle, les « traités inégaux » ont entraîné pour la Chine la perte de près de deux millions et demi de kilomètres carrés en Extrême-Orient et en Asie centrale.
Si la bonne entente entre l’Union Soviétique de Staline et la Chine de Mao Tsé Toung favorisa l’implantation du communisme en Chine, elle n’alla pas jusqu’à rendre les territoires chinois annexés sous le tsarisme. La défiance s’installa ensuite entre les deux pays, suivie par une détérioration au cours des années 1960. Le pragmatisme fut la première approche de Poutine. Un nouveau traité en 2001 assura l’inviolabilité des frontières existantes et l’appartenance de Taïwan à la Chine, permettant un nouveau développement de leurs relations. Le « national communisme » de Xi Jinping s’est allié idéologiquement au nationalisme autoritaire de Poutine et le combat contre les « ingérences » occidentales leur a été commun.
L’héritage des Khans de la Horde d’or et du Basileus byzantin est à l’origine du balancement continu entre l’Europe et l’Asie de la politique extérieure de la Russie. Malgré la conception stalinienne de la nation, définie par une langue, une culture et un territoire commun, dans les faits la langue et la culture russe ont été de plus en plus prédominantes à l’époque soviétique. Ainsi, après la dissolution de l’URSS en 1991, la notion d’« étranger proche » devait aider la Russie à s’assurer une zone d’influence exclusive et de retrouver un statut de grande puissance. L’eurasisme né à la fin du XIXe siècle, défendant l’existence d’une unité de culture entre le monde russe et les peuples turciques, a été repris par Poutine pour légitimer une structure impériale de l’espace eurasien. Xi Jinping, de son côté, veut avec son « Rêve chinois » redonner à la Chine sa puissance d’avant l’intervention occidentale. Sa réhabilitation de la pensée de Confucius, avec le respect de la hiérarchie et des anciens, celui de la famille et de l’effort, cherche à pérenniser son pouvoir et celui du PCC.
En février 2022, Poutine et Xi Jinping ont défini un partenariat stratégique moins contraignant qu’une alliance, soutenant leurs projets d’Union économique eurasiatique (UEE) pour la Russie et de Belt and Road Initiative (BRI) pour la Chine. Celle-ci est devenue le premier partenaire de la Russie avec 20 % de son commerce extérieur, en particulier dans le secteur de l’énergie et de la défense. Cependant les asymétries économique et démographique entre les deux pays sont abyssales. Le PNB chinois est près de 20 fois supérieur à celui de la Russie et sa population six fois supérieure. Les produits exportés par la Russie en Chine sont à plus de 70 % constitués de matières premières et énergétiques, et 8 % de bois, alors que Pékin exporte vers la Russie des produits à haute valeur ajoutée. Les Chinois investissent très peu en Russie : 0,5 % de leurs IDE en 2020. C’est seulement dans le domaine militaire de la vente d’armes que la Russie conserve un avantage important ; elle est le deuxième exportateur mondial contre le cinquième pour la Chine. Moscou est donc dans la position de junior partner de Pékin.
En Asie centrale, si la présence et l’influence russe restent prédominantes dans le domaine de la défense et de la sécurité, la Chine domine les relations économiques et financières avec la BRI et ses trois corridors économiques internationaux terrestres. Elle est non seulement leur principal investisseur et partenaire commercial mais également leur créditrice la plus importante. La Chine était devenue dès 2019 l’un des partenaires commerciaux et financiers les plus importants de l’Ukraine grâce au corridor New Eurasian Land Bridge porte d’entrée de l’Europe pour la BRI, ce qui ne l’empêcha pas d’adopter une position de neutralité pro-russe au moment de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Mais les sanctions occidentales contre la Russie ont accentué son « tournant vers l’Est », son glissement dans la zone yuan et la sinisation de son commerce extérieur, affaiblissant son influence en Asie centrale et dans l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) au profit de la Chine. P. Andrieu analyse particulièrement les conséquences de la guerre en Ukraine sur les relations sino-russes accroissant la dépendance russe à l’égard de la Chine. Près de 40 % des exportations russes, essentiellement d’énergie, sont actuellement dirigées vers le marché chinois.
Les intérêts politiques, économiques et géostratégiques de ces deux pays face aux puissances occidentales sont tellement liés à l’heure actuelle que l’hostilité qu’ils ont connue dans le passé à plusieurs reprises n’est pas prêt de revenir, du moins tant que Poutine et Xi Jinping seront au pouvoir. Mais malgré leur caractère autocratique commun, ces deux pays, totalement étrangers dans leur culture, n’échappent pas à leurs difficultés à se comprendre. Leur déséquilibre économique et commercial n’est pas de nature à renforcer leur entente à moyen terme.
L’apport de ce livre réside surtout dans les informations et les analyses qu’il apporte sur les développements récents des relations russo-chinoises, notamment à travers les rencontres entre Poutine et Xi Jinping en 2022 et 2023 et les divers accords signés. Les conséquences actuelles de la guerre en Ukraine y sont bien analysées. Par contre, le rôle des évolutions dans le temps long en Eurasie, évoqué au début, n’est pas suffisamment mobilisé pour éclairer la situation actuelle. Ce livre peut être utilisé pour préparer un exposé sur l’état des relations russo-chinoises. Il doit être complété par une étude de géohistoire sur l’Eurasie.
Michel Bruneau
Directeur de recherche émérite au CNRS