Militaire et comploteur
La somme est foisonnante, et à certains égards brouillonne. L’évocation de son propre parcours par l’auteur n’est qu’un des axes d’intérêt du propos, et pas nécessairement le plus riche en relief même s’il l’est en péripéties. En effet, bien qu’il tente d’en gonfler l’importance, Vaudoncourt n’a joué qu’un rôle secondaire à la fin de l’Empire : sa campagne de 1812 au sein des troupes du royaume d’Italie est peu guerrière et se conclut par une captivité clémente en Russie. Sa participation subalterne aux Cent Jours, dans la défense de Metz, lui vaut néanmoins une proscription et une condamnation à mort par contumace. Il mène ensuite une existence d’exilé nomade, séjournant tour à tour en Grande-Bretagne, Belgique, Bavière et Suisse et, devenu polygraphe par goût et par nécessité alimentaire, se reconvertit en historien militaire et en géographe.
Mais, inversement, l’évocation de son engagement moins avouable dans la clandestinité révolutionnaire se caractérise par une nette retenue. Vaincu soucieux de ne compromettre personne, il demeure discret sur ses actions secrètes, que l’on devine pourtant plus consistantes que ce qu’il veut bien en exprimer. Dignitaire maçonnique dont le grade lui assure de nombreuses accointances au sein des élites européennes, il est lié à la nébuleuse des sociétés secrètes et à la charbonnerie. Il s’implique dans les complots bonapartistes pour renverser les Bourbons, puis s’engage dans la cause italienne au service de son ancien chef Eugène de Beauharnais. Après avoir été un des dirigeants de la révolution carbonariste avortée du Piémont en 1821, Vaudoncourt se réfugie en Espagne en proie à l’agitation libérale, à laquelle il tente de contribuer, puis fuit la déroute annoncée de ce parti et l’invasion militaire française appuyant la réaction royaliste. Usé par l’exil, il bénéfice d’une amnistie qui lui permet de rentrer en France en 1825. Sa participation aux Trois Glorieuses lui permet de réintégrer l’armée en 1830, mais ce retour aux armes est assez court et finalement décevant.
Une forte personnalité
C’est donc un bilan amer qui se dégage des deux décennies d’existence ainsi relatées. Le profil de l’homme qui en traverse les tourments ne manque pourtant pas de relief. Vaudoncourt possède du caractère et des convictions. Proscrit politique à la fois comploteur et complotiste, cet ennemi idéologique de la Restauration, qu’il qualifie de «faction féodale jésuitique», est mû par une fidélité bonapartiste conditionnelle, une sincérité libérale et patriotique profonde, et une sensibilité républicaine implicite. La personnalité de cet aventurier entreprenant et courageux, capable de lucidité et de prudence, a cependant des facettes moins avantageuses, voire involontairement cocasses. Curieux mélange d’aigreur et d’immodestie, Vaudoncourt est à la fois un militaire déçu dans ses ambitions de carrière et de reconnaissance, un homme de lettres à la vanité d’auteur perceptible, un chevalier d’industrie aux spéculations incertaines, et un homme d’affaires peu avisé et mal entouré. Cette accumulation de déconvenues nourrit un imaginaire assez paranoïaque : spolié par parents, profiteurs, escrocs et imposteurs dans ses affaires privées, le général se présente en victime du complot permanent des ambitieux, arrivistes, ingrats et autres intrigants dans sa vie publique…
Un tour d’horizon politique de l’Europe post-napoléonienne
Les souvenirs personnels ne constituent qu’une partie du contenu des mémoires du général Guillaume de Vaudoncourt, qui consacre une part consistante de son effort d’écriture à exposer son point de vue, très prononcé, sur la situation politique en Europe durant les quinze années qui ont suivi la chute du Premier Empire. Le protagoniste s’y transfigure en commentateur. Il analyse ainsi la chute du royaume d’Italie en 1814, puis les soubresauts du nationalisme italien. En un authentique morceau de bravoure, il propose une narration approfondie de la révolution libérale et de la contre-révolution royaliste qui secouent l’Espagne au début des années 1820. Il se montre d’autant plus prolixe sur cet événement politique qu’il en est resté presque exclusivement le spectateur. Sa lecture de la situation politique de la France sous la Restauration puis au début de la Révolution de Juillet est tout aussi critique et engagée. Ses opinions et animosités expriment un imaginaire politique très représentatif de l’opposition de gauche de son temps. Mais le tableau peu flatté qu’il brosse du cercle des révoltés, des exilés et des proscrits porte la marque de son aigreur personnelle. À le suivre, ce petit milieu brouillon et médiocre, agité par les dissensions et infiltré par les espions et les agents provocateurs, se signalerait surtout par son esprit de discorde éminemment gaulois… Dans ce registre, Vaudoncourt n’est d’ailleurs pas en reste et ne se prive pas de régler quelques comptes, où rivaux dans la lutte subversive et adversaires ministériels (à l’exemple du maréchal Soult) sont dénigrés avec une indéniable équanimité.
Le lecteur insuffisamment averti aurait sans doute pu espérer s’appuyer sur un appareil de notes infraginales plus dense pour l’aider à identifier davantage des protagonistes et des épisodes évoqués par ce fleuve d’écriture. Mais l’ensemble est bien écrit et ne manque pas de charme littéraire. Par son style rhétorique enflammé, son engagement et sa destinée contrariée, ce général homme de lettres possède les attributs d’une authentique figure romantique. Double contemporain et méconnu de Chateaubriand, qu’il n’évoque qu’une seule fois mais avec un vrai bonheur de formule, Vaudoncourt préfigure assurément par ses Mémoires d’un proscrit, malgré un bien moindre retentissement, les Mémoires d’Outre-tombe. Lui-même n’y aurait pourtant vu qu’un nouvel acharnement de la fatalité car, sur le plan politique, rien n’aurait pu davantage lui déplaire que la perspective d’un tel compagnonnage…
© Guillaume Lévêque