Les éditions Atlande ont logiquement axé le leur sur la mise en question de la mondialisation, tant il apparaît clair que 30 ans après la chute du Mur celle-ci non seulement n’avait pu assurer la « fin de l’histoire » mais avait échoué à empêcher guerres et à en limiter les effets négatifs : financiarisation et concentration du capitalisme, explosion de la demande d’énergie fossile et son corollaire de destructions environnementales.
Comme il s’agit d’une seconde recension pour les Clionautes, je commencerai donc par renvoyer le lecteur à celle de Jérôme Ponsen (voir en bas de page) qui en a en a tiré une remarquable synthèse autant en direction des enseignants désireux d’approfondir leur connaissance du sujet qu’aux candidats aux concours d’entrée au professorat d’histoire-géographie.
On pourra se référer en outre aux nombreuses parutions de ces dernières années recensées sur le site des Clionautes à propos de la mondialisation dont un « Dictionnaire critique de la mondialisation » sous la direction de la géographe Cynthia Ghorra-Gobin, paru en 2012 chez Armand Colin.
Alors, quel intérêt à un nouvel ouvrage ?
Les éditions Atlande ont logiquement axé le leur sur la mise en question de la mondialisation, tant il apparaît clair que 30 ans après la chute du Mur celle-ci non seulement n’avait pu assurer la « fin de l’histoire » mais avait échoué à empêcher guerres et à en limiter les effets négatifs : financiarisation et concentration du capitalisme, explosion de la demande d’énergie fossile et son corollaire de destructions environnementales. Et pourtant nous avions vu grâce à elle sortir de la misère et accéder aux « classes moyennes » des millions de gens des pays « émergents » et de l’Afrique subsaharienne…
Le choix de la forme éditoriale s’est par ailleurs porté sur celle du dictionnaire, ce qui permettra à l’enseignant ou au lecteur curieux de retrouver directement le point précis recherché mais aussi de continuer à élargir sa recherche grâce aux renvois aux autres articles liés (v) ou à des définitions (*) sur les 1000 (!) articles possibles. Sans compter le plaisir toujours renouvelé avec le dictionnaire de picorer des informations au hasard des pages, la sérendipité n’ayant pas été inventée avec le numérique…
Nous avions d’ailleurs déjà eu l’occasion de dire à propos d’autres thématiques combien nous appréciions cette forme éditoriale en tant que praticiens de terrain :
Je me propose donc, dans la continuité du travail de Jérôme, de commenter plus largement certains articles en rapport avec les nouvelles questions pouvant être abordées dans la spécialité HGGSP (qui fait son entrée dans les programmes de lycée) ou encore les questions complotistes dans ceux de l’EMC (Education Morale et Civique).
La mondialisation s’étend au 4e monde, pour reprendre la terminologie en vigueur dans le monde militaire : on trouvera donc l’entrée « Cyberespace » qui rappelle que ce néologisme est apparu dans les années 80 en liaison avec le développement d’internet.
La constitution d’un réseau regroupant progressivement les ordinateurs du monde selon une gradation partie à la fois de l’armée, des universités et de la contre-culture hippie aux Etats-Unis, se répand ensuite dans les foyers américains au fur et à mesure de leur équipement en matériel informatique. Parallèlement, le cyberespace s’étend aux autres pays, d’abord les développés, puis les pays en développement et après la Guerre froide, l’ex-espace communiste. L’extension a depuis gagné le continent africain notamment en sautant l’étape « ordinateur » avec la généralisation dans des pays comme l’Ethiopie ou le Kenya des transactions commerciales et paiements via les mobiles.
L’article note que « si internet contribue bien à donner sa cohérence au Monde (…), le réseau qui le constitue (…) ne fait pas disparaître les distances matérielles et symboliques des territoires. ». La métaphore spatiale de l’expansion-contraction s’applique en effet au cyber sous les effets des mouvements géopolitiques à l’œuvre : fin de l’hyper-puissance américaine contestée par des multipolarités régionales revendiquant un nationalisme fort (Russie, Chine, Inde, Iran entre autres), s’étendant au numérique avec la constitution de « murs » avec des logiques industrielles et technologiques alternatives au modèle initial développé par les Etats-Unis et mondialisé (ICANN).
Du nationalisme agressif à la cyberguerre, il n’y a qu’un pas qui a été franchi, trop récemment certainement pour que le dictionnaire l’évoque…
La mondialisation a généré une production fictionnelle abondante, que les auteurs abordent avec plusieurs entrées originales…
Le dictionnaire propose deux exemples d’adaptations réussies aux phases historiques de la mondialisation avec les entrées « Super héros » et « James Bond » :
Le super héros, personnage de fiction cinématographique issu des comics largement diffusés dans la jeunesse et les couches populaires américaines depuis la fin des années 30 avec Superman ou Batman, réactive le mythe antique de la créature à forme humaine mais dotée de pouvoirs réservés au Dieux, dans un monde globalisé qui échappe à la maîtrise des humains. Il est symptomatique que le cinéma ait repris leurs sagas après la fin des années 90 et le 11-Septembre. Personnifiant la lutte du Bien contre le Mal, ces demi-dieux sont eux-mêmes en proie au doute, combattant un ennemi mal identifié derrière un masque (le Joker, le Pingouin) qui cristallise les peurs collectives et l’insécurité dans la ville ou dans le monde entier.
James Bond, lui par son côté gentleman, rompu aux codes de la upper-class britannique ayant fourni les cadres dirigeants de l’Empire, fait le lien avec la mondialisation britannique déjà passée et celle de l’Amérique triomphante des nazis puis des communistes. Bien que le personnage ait dû s’adapter à une mondialisation moins glorieuse avec la personnalité plus sombre de Daniel Craig, on a avec James Bond un élément-clé du soft power britannique, personnage à l’aise avec la mondialisation et ses réseaux tout en étant fortement enraciné dans son pays d’origine.
Là aussi, la phase actuelle de multipolarisation de la mondialisation produit ses effets : d’abord repris et appropriés dans la plupart des régions du monde et participant à une acculturation globalisée, les super héros doivent faire de la place à des personnages nouveaux apparaissent comme emblématiques d’espaces restés jusqu’ici en marge comme « Black Panther », super héros Africain-Américain dont le film remporte un immense succès en Afrique noire.
Le dictionnaire consacre l’un de ses longs articles à la « Pop culture », un choix éditorial amplement justifié : si le terme désigne au départ la sous-culture du peuple par rapport à celle des élites américaines, son acceptation actuelle évoque une culture de masse mondialisée telle le jeu vidéo, la musique pop et le cinéma hollywoodien à la fois modèle et facteur d’alternatives : si les productions de Bollywood (Bombay, Inde) dépassent en volume le nombre de productions US, ses codes culturels spécifiques les cantonnent au Sous-continent. La montée en puissance de Nollywood (Lagos, Nigeria) s’adresse à l’Afrique anglophone mais aussi aux voisins francophones et symbolise la créativité culturelle intense et bouillonnante de Lagos et de ses habitants portée par l’immense romancière Chimamanda Ngozi Adichie ou Wizkid, musicien africain de l’année, stars dans leur continent, que les États-Unis et l’Europe s’arrachent…
La production d’une culture de masse est liée à une population qui accède en nombre à l’instruction à partir de la fin du XIXe siècle, et qui devient consommatrice de médias à portée nationale puis mondiale (presse écrite, radio, télévision, réseaux internet). Cette évolution quantitative ne peut néanmoins à elle seule expliquer la diffusion de la pop culture. C’est sa rencontre déterminante avec les mouvements de contestation de la jeunesse occidentale symbolisée par plusieurs générations de rebelles à une société accédant massivement à la prospérité mais qu’ils jugent sclérosée.
Le Rock’n’Roll, les Beatles et les Stones, Dylan et James Dean, Woodstock et la filmographie sur la guerre du Vietnam symbolisent parmi tant d’autres une cristallisation culturelle dont les effets se sont fait sentir bien au delà de l’Occident initial.
Les Beatles auront peut-être les premiers représenté cette mondialisation culturelle par leurs concerts et leurs ventes de disques planétaires. Si leur musique plonge ses racines à la fois dans la musique noire américaine et dans la tradition des « songs » anglais, c’est surtout par leur style qu’ils fascinent les jeunes générations de tous lieux qui cherchent à imiter leur look et leurs attitudes et s’emparent de leurs idées en rupture avec celles des générations précédentes.
La pop culture est également indissociable du pop art qui rompt avec les canons de l’oeuvre d’art depuis la Renaissance. Andy Warhol, en reproduisant des séries d’objets de consommation (la boite de soupe Campbell ) ou de symboles « pop » (le portrait de Marylin Monroe) met en évidence la porosité des objets culturels avec ceux du quotidien, brouillant ainsi la vision quasi-religieuse d’une (grande) culture réservée à une élite éduquée.
Inversement, la pop culture peut être vue et rejetée comme un élément dominant de l’Occident anglo-saxon, hégémonique et destructeur de cultures différentes. Des pays s’y opposent à des degrés divers : la France, toujours soucieuse de contrer une hégémonie culturelle qu’elle considère comme une dangereuse concurrente pour son rayonnement, a pu limiter par des quotas la musique anglo-saxonne ou défendre par une politique d’avance sur recette son cinéma national face aux blockbusters US. L’Amérique latine est périodiquement vent debout contre la gringo culture ; de plus en plus la revendication d’autonomie culturelle se mêle aux volontés de protection identitaire de pays ou d’espaces régionaux qui se considèrent comme en droit de lutter contre une mondialisation qualifiée d’uniformisante.
A la mondialisation longtemps qualifiée et admise comme « heureuse », répond sa face sombre. En opposition à la mondialisation culturelle comme progrès, l’entrée « Cyberpunk » caractérise un monde marqué par un profond pessimisme quant au progrès technologique et à une issue « kantienne » de l’histoire.
Le Japon impérial, mis à genoux par les 2 bombes atomiques jamais utilisées sur des populations connaît dans les années 50-80 une ascension économique et technologique fulgurante qui le conduit au sommet de la hiérarchie mondiale. En 1982, À Sony (« Vous en avez rêvé, Sony l’a fait ») un manga de Katsuhiro Otomō, « Akira » répond par un récit décrivant un Tokyo post-apocalyptique détruit par la 3e guerre mondiale et dans lequel survivent des bandes de jeunes motards désoeuvrés devenant révolutionnaires en lutte contre un État oppressif.
Accolant au préfixe cyber le mot punk du « no future » des groupes (Sex Pistols, Clash) ayant mis fin à l’illusion révolutionnaire portée par le Rock, la Science-Fiction cyberpunk associe un monde souterrain où survivent les rebuts et autres outlaws d’un empire planétaire ou galactique dépositaire du Bien. « Blade Runner », « Total Recall » incarnent au cinéma des univers déglingués et sombres dans lequel le happy end n’est plus de mise. L’auteur de l’article fait remarquer à juste titre que les hackers y ont fait leur place en apparaissant comme les seuls capables par leur expertise technologique de contrecarrer le bonheur totalitaire de ceux d’en-haut.
On mesure alors ce que le genre du cyberpunk doit à George Orwell et combien « 1984 » était prémonitoire d’une société – y compris démocratique – disposant d’outils de surveillance à même de contrôler faits et gestes de tous.
Big Brother avait retenti comme un avertissement face aux totalitarismes vaincus (nazisme et fascisme) et triomphant (communisme). On s’aperçut moins en Europe qu’il avait eu outre-Atlantique une autre résonance, dans une Amérique qui restait marquée par la méfiance culturelle envers un Etat fédéral soupçonné ou accusé de cacher un gouvernement secret et manipulateur.
La mondialisation face aux théories du complot
Le thème 4 du programme de spécialité HGGSP 1ère est intitulé « S’informer : un regard critique sur les sources des modes de communication » et son objet de travail conclusif, « Les théories du complot : comment trouvent-elles une nouvelle jeunesse sur Internet ? ». De quoi nourrir la réflexion des collègues…
Nombre d’entre-nous avions adoré les sketches des Guignols de l’Info mettant en scène M. Sylvestre de la World Company qui a droit à son entrée dans ce dictionnaire.
A bon droit, car la satire corrosive d’une société mondiale dirigeant le monde avec cynisme rejoignait une critique ancienne du capitalisme entrepreneurial (« les 200 familles » des années 30 en France) réactivée par sa financiarisation dirigée des Etats-Unis.
L’entrée « Théories du complot » pose aux démocraties des questions autrement plus inquiétantes que le droit de se moquer des travers réels ou supposés de la société. Là comme ailleurs le cinéma et les séries s’emparent du thème en brouillant les cartes : « Mr Robot » nous emmène avec son héros halluciné dans un tourbillon de doutes sur notre capacité à défendre notre liberté personnelle.
J’emprunte ici à ma collègue Cécile Dunouhaud, docteure en histoire contemporaine et spécialiste des questions complotistes pour les Clionautes, sa présentation pour une table ronde au festival de géopolitique de Grenoble de mars 2020 :
« Depuis environ cinq ans, le phénomène complotiste, considéré comme faisant partie d’un certain folklore minoritaire est devenu particulièrement visible et médiatique, et pose désormais de sérieuses questions de société à nos démocratie. La fondation Jean-Jaurès y consacre d’ailleurs désormais tous les ans un sondage afin de tenter de cerner le phénomène.
Le complotisme est un phénomène ancien, rattaché principalement à l’extrême-droite avec ses mythes célèbres tels « Les Protocoles des Sages de Sion » publiés en 1903. Après 1945 aux Etats-Unis les théories du complot retrouvent vigueur avec la Guerre froide et la menace communiste.
Elles exploitent de nouveaux angles comme le Moon Hoax via la contre-culture américaine, mais restent des opinions minoritaires. Le tournant s’opère au début des années 2000 avec la conjugaison de deux éléments : les attentats du 11 septembre, puis l’émergence d’Internet comme outil de communication mondial pour le grand public. Ce dernier a vu s’ouvrir à lui un espace d’expression permettant la diffusion du meilleur comme du pire à tel point que les théories complotistes sont maintenant vues comme un phénomène mainstream (cf. Hugo Leal, chercheur à l’Université de Cambridge).
Adultes comme adolescents sont tentés d’y céder au nom du relativisme critique et par le biais d’acrobaties pseudo-scientifiques assénées avec aplomb. Parallèlement, la diffusion d’outils numériques gratuits et simples d’utilisation permet à tout un chacun de pouvoir diffuser ses propres opinions sans méthode critique, ce qui a pour effet de renforcer l’opposition voire la franche hostilité aux médias classiques (journaux, TV, radios…) au bénéfice de supports proposés par Internet tels que ceux des réseaux sociaux. Dès lors se pose la question du rapport à l’information, ce dernier se construisant dès l’adolescence.
L’éducation nationale et les médias ont pris récemment conscience de l’importance du phénomène et se proposent d’éclairer les jeunes générations sur le complotisme. Très vite, lors de l’élaboration des nouveaux programmes, des spécialistes ont été consultés par le Conseil Supérieur des Programmes en vue d’intégrer cette question. Reste à savoir ce que pourront en faire les enseignants concernés et quelles formations pourront leur permettre de faire face. »
Pour conclure provisoirement, tant ce dictionnaire recèle de richesses, on ne pourra qu’inciter les enseignants à en doter leur centre de documentation. Car d’autres domaines comme le sport mondialisé, avec les entrées « Football » ou « Jeux Olympiques » mériteraient une place à part, tant ils sont aujourd’hui indissociables du phénomène. Dernier exemple, la Coupe du monde de rugby qui vient de se dérouler au Japon, l’Asie devenant la nouvelle terre de conquête pour l’International Rugby Board. Bien que ce sport anglo-saxon se soit implanté dans ce pays dès le début de l’ère Meiji avec le retour d’étudiants japonais d’Europe, ses règles assez obscures pour le profane n’avaient guère fait d’émules dans le grand public. Avec cette édition 2020, ce sont près de 60 millions de téléspectateurs du pays du Soleil Levant qui ont assisté enthousiastes à la qualification de leur pays pour les 1/4 de finale, record absolu de fréquentation nationale pour ce sport…
Une mondialisation en question, oui, mais qui continue à se diffuser, également là où on ne l’attendait pas…
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Recension de Jérôme PONSEN
Pourquoi ce nouvel ouvrage ?
Après la publication de nombreux ouvrages de grande qualité sur le sujet de la mondialisation déjà recensés dans la Cliothèque , notamment le dictionnaire dirigé par Cynthia GHORRA GOBIN Dictionnaire critique de la mondialisation, 2012) ou l’Atlas de la mondialisation : une seule terre, des mondes (2018) de Laurent CARROUÉ, que peut apporter d’original et de nécessaire un nouveau dictionnaire traitant du sujet ?
Outre une actualisation des données, les sous-titres orientent très clairement la réponse : il s’agit de tenter de définir le phénomène sinon exhaustivement, du moins de manière très complète (mille articles en 640 pages) afin de le donner à comprendre dans toutes ses dimensions ; il ne faut cependant pas ici se méprendre sur le sens de l’expression « en question » puisqu’il s’agit moins d’évoquer des articles problématisés qu’une volonté d’analyser une nouvelle étape du processus, remettant partiellement en cause la précédente.
En effet, avec la chute du Mur en 1989, l’essor d’une première phase de la mondialisation contemporaine, portée par un espoir de généralisation d’un modèle basé sur le droit, la démocratie, le libéralisme économique et une interdépendance croissante qui ferait reculer l’usage de la force, s’est caractérisée de fait par les délocalisations, la concentration capitalistique et l’explosion des transports et donc des nuisances environnementales mais aussi par la sortie de la misère de l’essentiel de l’humanité (Chine), l’émergence d’une classe moyenne (même en Afrique) et la formation d’un embryon de conscience collective commune de l’humanité. Or, « il semble effectivement que, depuis le milieu des années 2010, la mondialisation, telle que nous l’avons connue ces trois dernières décennies, soit remise en question »* : « les pays de la planète commencent à se fermer au lieu de continuer à s’ouvrir »*, tant du point de vue économique (ralentissement du rythme de croissance du commerce international) que politique (montée des populismes et des nationalismes), sans parler de la crise du multilatéralisme et d’une forme de gouvernance fondée sur le dialogue des grandes puissances.
Ce qui conduit à s’interroger sur la définition de cette nouvelle phase et ses enjeux car, « si la mondialisation est en question, elle est cependant toujours bien un des traits déterminants de notre monde »**. C’est l’objectif de cet ouvrage. Son ambition d’allier « rigueur scientifique, clarté de l’exposé, diversité des points de vue et originalité »**, véritable gageure, est-il atteint ?
Le projet de l’équipe de rédacteurs
Sous la direction de Philippe Lemarchand, ancien enseignant aux universités de Londres et Westminster ainsi qu’à Sciences Po, correspondant de la BBC et directeur-fondateur des éditions Atlande, ce dictionnaire est l’aboutissement d’un travail de douze ans, fruit de la collaboration d’une équipe d’une trentaine d’experts issus d’horizons divers, fortement marquée par Sciences Po et l’ENS : économistes, financiers, historiens, géographes, sociologues, juristes, philosophes, spécialistes de relations internationales, d’action humanitaire, d’environnement, de nutrition, de transport, de musique, de BD, de littérature ou de cinéma.
Ils apportent leur(s) contribution(s), de manière plurielle, pour tracer les contours multiples du phénomène protéiforme de mondialisation tant d’un point de vue diachronique que synchronique, par touches successives, abordant ses différentes dimensions afin de tenter d’en reconstituer la fresque, en mêlant les disciplines, les échelles et les regards…
Présentation commentée de l’ouvrage
Le dictionnaire rassemble deux types d’entrées : une grande majorité de notices de base, plutôt descriptives et succinctes, et une courte liste d’articles plus approfondis, problématisés et inscrits dans le temps, qui permettent de se faire une idée assez juste du projet éditorial : banque mondiale (4 p.), brevet (3 p.), changement climatique (6 p.), commerce international (6 p.), conflits et résolution des conflits (3 p.), consommation (7 p.), coton (2 p.), délocalisations (3 p.), développement (9 p.), diaspora (6 p.), dollar (2 p.), eau (8 p.), islamisme (6 p.), libéralisme (7 p.), littoraux (3 p.), matières premières (11 p. ), Méditerranées (6 p.), première mondialisation (5 p.), multipolarité (5 p.), nationalisme (5 p.), OMC (4 p.), ONU (10 p.), peacekeeping, peace enforcement, peace building (3 p.), pétrole (7 p.), Renaissance (6 p.), territoire (3 p.), transports (4 p.)
On peut l’approcher de manière plus pointilliste en tentant de classer les principales entrées :
– un grand nombre d’articles s’attachent à un travail de définition des PHÉNOMÈNES liés à la mondialisation, qu’ils soient passés, actuels ou à l’état de processus en cours (humanisation, tourisme, changement climatique, crise financière, délocalisations, dette, Exposition universelle, global cities, village planétaire, diversité des langues, espéranto, titrisation, dumping social, multiculturalisme, multilatéralisme, transculturalisme…). De même, sont listés et explicités les CONCEPTS, qu’ils soient des composantes intrinsèques du phénomène de mondialisation actuelle, historicisées ou générales (monde, économie-monde, société-monde, système-monde, empire-monde, califat, accélération, exotisme, mobilité, régulation/dérégulation, interdépendance, rugosité, bouclage, hyperpuissance, acculturation, créolisation ou indigénisation, littoralisation, métropolisation, continentalisation, régionalisation, marchandisation, fin de la globalisation ?…), des pôles de résistance (souveraineté, altermondialisme, antimondialisme, westoxification…), des outils d’analyse géographique à adapter à cette évolution (maillage, cartes, différenciation spatiale, centre/périphérie, réseau) ou des instruments de son évaluation (gouvernance, genre, nouveaux barbares, nouveau Moyen Âge, pauvreté…).
– on trouve également de nombreux articles qui décrivent et explicitent le cadre théorique et l’« univers mental » dans lequel le phénomène actuel de mondialisation a pris tout à la fois ses racines et son essor, en explorant tout d’abord les DOCTRINES ÉCONOMIQUES (mercantilisme, anarchie, capitalisme, libéralisme, néolibéralisme, marxisme, protectionnisme, autarcie, théorie de la décroissance…), voire POLITIQUES (nationalisme, internationalisme, néoconservateurs…) et les MODÈLES CULTURELS ET SOCIAUX (American way of life, consommation, modèle occidental, choc des civilisations, universalisme/valeurs universelles…). Viennent ensuite les PRODUITS issus des différents secteurs économiques, qu’ils concernent les matières premières, les produits de synthèse ou ceux issus du secteur tertiaire, qu’ils soient légaux ou criminels (matières premières, coton, eau, maïs, coca(-cola), riz, drogue, tourisme sexuel, pédophilie, médicaments génériques, OGM, or, luxe, blockbuster, manga…). Enfin, sont évoqués, de manière plus cursive, les ESPACES (Amazonie, Dar, Méditerranées, littoraux, océans, détroits, archipel mégalopolitain mondial, mégalopole, Arctique, marges, frontières, non-lieux, parcs d’attraction, patrimoine mondial de l’humanité…) et les TEMPS de l’événement (chute du mur de Berlin, onze septembre, protocole de Kyoto, accords et foire de Bâle) et de la période (Renaissance, Belle époque, Entre-deux-guerres).
– l’intérêt principal de l’ouvrage réside cependant dans la part belle réservée à la masse des ACTEURS répertoriés, des plus attendus aux moins con(ve)nus, des animateurs engagés dans le processus de mondialisation à ceux qui la façonnent simplement du fait de l’échelle internationale de leur domaine de compétence ou de leur champ d’action, avec un souci des auteurs de présenter les intervenants de premier rang mondial dans leur domaine, sans que leurs choix n’apparaissent artificiellement franco ou européo-centrés. Un soin tout particulier a été apporté afin que cette liste reflète l’aspect multidimensionnel du phénomène de mondialisation, en faisant apparaître les acteurs :
– PERSONNELS (déplacés, réfugiés…) ;
– INSTITUTIONNELS (ONU, FMI, BIT, AIEA, INTERPOL, CPI, OCDE, OMC, OMS, UNESCO, ONG diverses comme Human Right Watch, think tanks qui cherchent à appréhender et modeler le processus comme la Brookings Institution…) ;
– ÉCONOMIQUES (entreprise globale ou firme multinationale, Benetton, Carrefour, majors musicales ou pétrolières, IBM, Nestlé, LG, Tata, Max Havelaar, maquiladoras…), parfois également TECHNIQUES (internet, ICANN, Google, Microsoft…) ;
– FINANCIERS (bourses, marchés financiers, Citybank et Grameen Bank, Big Four, paradis fiscaux…) ;
– ÉTATIQUES (CIA, fonds souverains, NPI, pays émergents, PED, PVD, PMA, pays en transition…) ou INTERÉTATIQUES (G 7 au G 20, OPEP…) ;
– POLITIQUES (Internationales socialistes, gays et lesbiennes…) ;
– RELIGIEUX (Sant’Egidio, Croissant-rouge, Vatican…) ;
– INTELLECTUELS (penseurs académiques de la mondialisation comme les universitaires français Fernand Braudel, Olivier Dolfuss ou Jacques Lévy ou de ses caractéristiques (la revue Hérodote) mais également des théoriciens plus engagés comme les étasuniens Francis Fukuyama, Marshall McLuhan, Samuel Huntington ou l’indien Amartya Sen, sans négliger ceux qui contribuent à l’élaboration d’une conscience et d’une culture commune mondiale voire universelle comme les revues Nature ou The Lancet ou cherchent à jouer à l’échelle mondiale un rôle politique comme l’IFS) ;
– UNIVERSITAIRES (Ivy League, MIT, CERI…) ;
– CULTURELS, qu’ils la construisent ou la critiquent (Disney, Steven Spielberg, Michael Moore, Noam Chomsky, Hollywood et ses concurrents et prolongement mondialisés Bollywood et Nollywood, voire les telenovelas et le Festival de Cannes…) ;
– MÉDIATIQUES (Al Jazira, BBC, The Economist…) ;
– ENVIRONNEMENTALISTES (GIEC, Greenpeace…) ;
– HUMANITAIRES (OXFAM…) ;
– de l’ALIMENTATION (fusion food, MacDo, Agrimonde, sécurité alimentaire…) et de la SANTÉ (MSF, particulièrement importants face aux épidémies) ;
– du TRANSPORT (IATA, OMI…).
Analyse critique de l’ouvrage
Au sujet des grands choix éditoriaux, on apprécie le double système de circulation entre les articles (voir/v. ou *) qui permet de retrouver l’entrée retenue pour un terme recherché et/ou de compléter un article par une référence supplémentaire pour mieux approcher la réalité évoquée. On en aurait même apprécié un usage moins rare. De même, l’effort constant de proposition d’approches inattendues (la banque des zébus devenue ZOB, les couleurs comme le bleu, blanc ou noir, volapüks…) ou méconnues et inédites (BCG, Foldit, Lune…) pour aborder le sujet de façon originale est à saluer.
Sur le fond, l’entreprise offre le grand intérêt de montrer les différentes facettes des phénomènes, afin d’en saisir la complexité. Ainsi, une grande place est accordée aux contestataires de la mondialisation libérale, notamment au discours critique de l’antimondialisme et de l’altermondialisme qui proposent des modèles alternatifs (ATTAC, démondialisation, remondialisation…) en se référant à une culture anticapitaliste (Che Guevara, Porto Alegre…), ou à la face sombre et cachée de la mondialisation légale, l’antimonde cher à Roger Brunet (armes, marijuana…). De même, la notice pétrole, véritable carburant au sens propre comme au figuré de nos sociétés mondialisées, est complétée par son pendant négatif lors de ses accidents de transport, les marées noires ; Evergreen et l’avènement du transport par conteneur trouvent pour contrepoint un article définissant le pavillon de complaisance ; le rôle central des grandes banques (HSBC) n’éclipse pas l’impact de la Banque mondiale et du microcrédit.
Il est enfin à porter au crédit de l’ouvrage sa volonté d’intégrer les dimensions de la partition Nord/Sud du monde (aide publique au développement, Bandung, consensus de Monterrey…) et des enjeux environnementaux (protocole de Kyoto), de replacer le phénomène de mondialisation actuel dans une perspective diachronique afin d’en comprendre la matrice, les évolutions historiques (économie de comptoir) et les dynamiques à l’œuvre (concurrence fiscale), sans négliger ses dimensions géopolitiques, diplomatiques comme militaires (relations internationales, conflits et résolution des conflits, désarmement, dissuasion, droit d’ingérence, fonctionnalisme, NBC, terrorisme…).
En revanche, on peut regretter que les articles ne soient pas signés et ne comportent pas de pistes bibliographiques, même succinctes. Par ailleurs, le format poche classique des éditions Atlande, même si sa maniabilité s’est nettement améliorée depuis les premières productions, rend parfois peu ergonomique le maniement d’un ouvrage de 640 pages.
De plus, mais c’est la loi du genre, on remarque quelques lacunes comme l’absence de notice consacrée au keynésianisme et une place trop modeste accordée à la Chine (« nouvelles routes de la Soie » ?) et, si le questionnement est bien souvent tout à fait actualisé, particulièrement dans les articles approfondis, certains chiffres sont parfois un peu datés et auraient mérité une mise à jour (par exemple l’apparition de l’homme moderne dès 300 000 BP et non plus 200 000 dans humanisation).
Ce dictionnaire a, en conclusion, le défaut de ses qualités : une minorité d’articles développés et problématisés et des notices très souvent descriptives, mais un ensemble très riche d’entrées qui permet d’embrasser de manière très complète le phénomène étudié.
Les bénéfices pour le public cible
Les professeurs d’histoire-géographie (notamment pour les nouveaux programmes de géographie de quatrième – voire cinquième, et de première et seconde, et même pour l’enseignement de spécialité) sauront faire bon usage de cet ouvrage, guide de référence vers des mises au point essentielles et outil fondamental de réflexion et d’analyse pour construire ses cours, qui offre des occasions de découvertes et des possibilités d’approches originales (World Company, super héros, cyberpunk, théorie du complot, jean, Beatles, pop culture, Harry Potter, James Bond, football, George Orwell, Jeux olympiques…).
C’est ce que s’est proposé d’approfondir Jean-Michel Crosnier (haut de page) qui explore les liens entre la mondialisation, la pop culture et les théories du complot, entrées que les nouveaux programmes de spécialité géopolitique et d’EMC officialisent
Il a également toute sa place dans bibliothèques et CDI, en sa qualité de synthèse très complète aux mille entrées, lui permettant de balayer très largement et précisément l’ensemble des domaines liés au phénomène de mondialisation. La clarté et la rigueur scientifique de son exposé le rendent très accessible et, partant, très utile pour les élèves qui peuvent y trouver définitions, développement et sens de sigles et acronymes, questionnements et clefs de compréhension simples et précieux, tant en géographie qu’en histoire et EMC, voire en sciences sociales (distinction, théorie des jeux…). Enfin, c’est un instrument de travail très pratique et adapté à la préparation des concours de l’enseignement secondaire, sachant que, selon la tradition des éditions Atlande, il s’adresse aussi à un grand public cultivé, avec un souci à la fois de précision et de vulgarisation de qualité…
Jérôme PONSEN pour Les Clionautes
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* p.13
** p.14
*** si l’analyse des notices est ici relativement approfondie, afin de faire comprendre les logiques de l’ouvrage, d’en donner un aperçu le plus large et de servir de guide pour s’y repérer et circuler, la recension ne saurait être exhaustive au regard des mille entrées du dictionnaire.