Sylvie Laurent est une historienne, spécialiste des États-Unis. Elle a récemment publié : Poor white trash, la pauvreté odieuse du Blanc américain, (2011), Martin Luther King. Une biographie intellectuelle et politique, (2015) et La Couleur du marché. Racisme et néolibéralisme aux États-Unis, (2016). Dans son dernier ouvrage, qui revient sur la discrimination raciale aux EU mais du point de vue des Blancs américains, elle présente ce qu’elle appelle le mythe de la dépossession raciale. C’est-à-dire le fait que « les Blancs se perçoivent, à rebours de toutes les études disponibles, comme les perdants d’un jeu dans lequel les non-Blancs prospèrent » (p. 315). Mythe qui expliquerait la victoire de Donald Trump en 2016 ainsi que l’important socle électoral qu’il conserve après quatre années d’une présidence pour le moins chaotique.

               Cet ouvrage présente un intérêt indéniable pour les historiens, pour ceux qui veulent mieux comprendre les EU, la présidence Trump, les électeurs du parti républicain ou le regard porté sur la lutte pour les droits civiques par nombre de Blancs. Il a aussi l’avantage de présenter, avec empathie, mais clairement des concepts utilisés, semble-t-il, largement dans les sciences sociales aux EU et souvent critiqués, de manière caricaturale, dans les débats médiatiques en France.

               Dans des « Remarques préliminaires » (p. 33-67), l’auteure pose finalement une question :  est-ce qu’être blanc donne lieu à des avantages, des privilèges, aux Américains qui le sont ? Elle considère, qu’encore de nos jours, cela procure un « avantage comparatif » pour accéder à un emploi, s’installer dans un quartier, choisir une école pour ses enfants (p. 44). Elle pense, par ailleurs, que cela procure aussi un « sentiment d’appartenance légitime » (p. 39) ainsi qu’une tranquillité d’esprit dans les rapports avec la police. Elle présente aussi dans ce chapitre, ce qui est appelé les critical whiteness studies qui visent à analyser ce qu’elle appelle, à la suite d’autres auteurs US, « le privilège blanc » qui existe quelle que soit la position de classe (p. 55) des dits-Blancs. Ceux que crispent une telle expression auront du mal cependant à nier qu’aux « grands privilèges », dont certains, il est vrai, sont passés, s’ajoutent toujours « de multiples petites préséances » (p.52) voire un sentiment de légitimité dans l’espace public (p.53). Par ailleurs, une partie de ce chapitre est consacrée aux critiques véhémentes que soulève ce type d’analyses, aux EU comme en France[1].

               Le chapitre suivant traite rapidement de la formation de ce que l’auteure appelle « une nation blanche » de l’indépendance au début des années 1960. Elle souligne le fait que le creuset péri-urbain fut essentiellement blanc car les Noirs furent exclus des mesures favorables à la réinsertion des GI’s après-guerre.

Celui intitulé « Backlash ou la fabrique du ressentiment », est consacré à la réaction d’une grande partie des Blancs américains face aux résultats du combat anti-ségrégationniste. Nombre d’entre eux refusèrent la mixité raciale à l’école ou dans leurs quartiers. Et de rappeler les violences que durent subir Martin Luther King et ses partisans quand ils tentèrent de lutter contre la discrimination au logement à Chicago en 1966.

Les chapitres suivants sont centrés sur l’émergence puis le développement d’un courant réactionnaire, de l’élection de Richard Nixon à nos jours. Porté par des intellectuels conservateurs, des hommes politiques du parti républicain ou indépendants, des médias, des membres des églises évangéliques, il dénonce les avantages jugés trop importants obtenus par les Afro-américains et qui auraient donné lieu à une discrimination inversée envers les Blancs. Ces intellectuels et hommes politiques auraient peu à peu conquis une position hégémonique au sein du parti républicain et du camp conservateur. S’appuyant pour y parvenir sur des faits : la croissance des inégalités, l’appauvrissement d’une partie des classes moyennes, la montée démographique des minorités. Mais aussi sur des sentiments communs à nombre de Blancs : dépossession, perte des traditions, nostalgie de l’Amérique d’avant. Et ce alors que le parti républicain mène une politique économique libérale qui profite aux plus riches et est défavorable à ces couches sociales. Le critère racial semblant prendre le pas pour eux sur la position sociale.  Pour l’auteure, l’élection de Trump est un produit de « l’Amérique blanche tout entière » (p. 205), y compris de personnes ayant un revenu supérieur à la moyenne (p. 209) et non des seuls travailleurs pauvres comme l’ont dit trop souvent les médias, selon elle.

La fin de l’ouvrage, peut-être moins convaincante, est plus thématique. Sont abordés la question de la surmortalité liée en particulier à la crise des médicaments à base d’opiacés qui affectent plus les Blancs à bas revenus. L’hostilité aux migrations de Mexicains et de Latino-américains est très forte chez les partisans de Trump et leur fait craindre un « grand remplacement ». Enfin, l’auteure présente rapidement les courants d’extrême-droite, leur combat pour maintenir des lieux de mémoire dans le Sud (ainsi la statue du général Lee à Charlottesville) ainsi que l’opposition de nombre de républicains au courant antiraciste incarné par Black lives matter.

A plusieurs reprises dans ce livre, l’auteure dresse des parallèles avec la situation en France et les discours de certains hommes politiques hexagonaux. Autant de digressions qui ne manqueront pas de faire réagir vivement certains lecteurs.

               Un livre d’histoire, de sciences politiques qui permet d’enrichir notre connaissance des Etats-Unis, de la société américaine, nous aide à mieux comprendre la popularité d’un Donald Trump et qui donne lieu à débats, discussions, interrogations et réflexions. Que demander de plus ?

[1] Pour un point de vue hostile, et très virulent, marianne.net du 27/10/2020, Laurent Ottavi :  » Quand Sylvie Laurent utilise la sociologie pour nier l’existence de Blancs pauvres aux États-Unis (et en France). Dans Pauvre petit blanc, le mythe de la dépossession raciale, l’historienne française Sylvie Laurent accumule les concepts les plus creux de la sociologie contemporaine pour incriminer le Blanc américain » (souligné par nous).

Pour un point de vue qui se veut plus nuancé et moins hostile, nouvelobs.com, 26/10/2020, Eric Aeschimann, Xavier de La Porte et Rémi Noyon : « ˝Thèses intersectionnelles ˝ : Blanquer vous explique tout, mais n’a rien compris ». « Pour le ministre de l’Education nationale, ce courant de pensée venu des Etats-Unis viserait à ʺessentialiser les communautésʺ. On vous raconte en cinq points pourquoi c’est plus compliqué ».