« Sortons des enjeux mémoriels », tel est le propos de CRP. Dans cet ouvrage elle interroge la mission civilisatrice de l’école dans les colonies, les différents concepts d’enseignement dans celles-ci, ce que l’école dit des rapports entre État colonial et métropole : idéologie et pratiques de la Restauration à la veille des indépendances.

Les premiers pas de la politique scolaire : l’éducation au service du projet colonial (1816-1848)

Dès le départ des Anglais et la reprise de possession du Sénégal l’ambition de développement économique de la colonie s’accompagne de l’ouverture d’une école à Saint-Louis avec l’arrivée du premier instituteur Jean Dard.

L’auteure montre cette imbrication des deux objectifs économique et civilisationnel. Des pages intéressantes sur les débuts de la colonisation du Sénégal, sujet peu traité. L’auteure note les visions positives (nombreux savent lire et écrire l’arabe) et la mission politique avec la volonté de scolariser les enfants de chefs. L’école devait réunir les enfants quelque soit leur couleur et leur religion, selon l’idée d’une fusion des « races »1.

Cependant l’école en Algérie présente des spécificités, elle a un rôle de lutte contre le « fanatisme musulman » des écoles coraniques (création des écoles franco-arabes et franco-juives). L’école, sur le modèle de la métropole, devait jouer un rôle pour franciser les enfants de colons européens alors que les écoles secondaires (collège d’Alger, brève expérience à Saint-Louis) devaient instruire les fils de chefs.

Vers la « fusion des races » ? (1848-1870)

Si la Seconde République rappelle l’objectif d’« élever le peuple par l’instruction », le Second Empire poursuit l’œuvre de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. L’auteure montre l’essor de l’école franco-arabe pour un rapprochement des « races ». Mais dès les années 1850 le pouvoir français souhaita, en Algérie, rétablir l’enseignement des medersas, primaire comme secondaire qui fournissaient les emplois des bureaux arabes.

Au Sénégal, sur l’impulsion de Faidherbe, pour assurer le calme et la mise en valeur de la colonie, on favorisa la scolarisation des jeunes musulmans dans des écoles laïques non seulement à Saint Louis mais dans tout le Sénégal, tout en surveillant les écoles coraniques. L’auteure analyse ce qu’on a appelé l’« école des otages » destinée à former les fils des chefs traditionnels.

Un paragraphe est consacré au riche réseau des écoles en Indochine.

Si l’idée de « fusion des races » fut défendue par Napoléon III, dans l’opinion, surtout des colons, ce qui domine c’est l’idée de séparation comme le montre le refus des écoles franco-arabes en Algérie.

Un enseignement différencié (1870-1900)

C’est l’option d’un enseignement différent selon les « races » qui peu à peu domine. L’auteure montre la fermeture progressive des écoles franco-arabes avec la victoire des républicains en métropole. Elle rappelle le credo colonial de Jules Ferry.
L’Algérie devient alors un « laboratoire » de la politique scolaire coloniale notamment en Kabylie. L’action de Ferdinand Buisson et d’Alfred Rambaud ne masque pas des divergences profondes concernant cette politique. Les rapports de l’inspection soulignent l’efficacité des écoles-franco-arabes pour les filles comme pour les garçons, le rôle des maîtres et malgré la résistance de nombreux colons et de quelques intellectuels qui pensent, comme Maurice Wahl, que l’enseignement secondaire est nocif pour les populations colonisées. L’auteure note des ambiguïtés de la position de Paul Bert et montre la mise en, place d’un réseau d’écoles laïques en Kabylie et les effets du décret Crémieux sur la scolarisation des enfants de colons européens.

A partir de 1887 se développe un enseignement pratique et professionnel. Les obstacles à la création d’écoles pour les populations colonisées sont nombreux : manque de crédit, manque d’enseignants remplacés par des moniteurs indigènes, polémique à propos des programmes.
Le décret d’octobre 1892 concrétise le plan du recteur Jeanmaire pour un enseignement différencié non sans débats à l’assemblée.
Plus rapidement l’auteure aborde l’enseignement en Tunisie, au Soudan, à Madagascar, un enseignement pratique et professionnel entre écoles des missions et écoles publiques ainsi que les écoles franco-anamites en Indochine.

Universalisme ou différencialisme (1880-1914)

Cette période est marquée par deux approches antagonistes : assimilation / intégration.

L’auteure analyse la politique assimilationniste en Algérie pour les colons mais d’assujettissement pour les « indigènes ». Les discours montrent l’opposition entre Gustave Le Bon pour qui éducation et assimilation peuvent pervertir comme en Inde les populations « inférieures » et Maurice Wahl qui réfutait l’idée d’une barrière raciale en matière d’éducation. Pourtant la politique scolaire les réunit en faveur d’un enseignement simplifié.

Au début du XXe siècle le terme d’assimilation est abandonné au profit de celui d’association (Waldeck-Rousseau 1901).

Quittant la question scolaire, l’auteure montre les limites de l’assimilation en matière de droits politiques, en prenant l’exemple du Sénégal. Elle étudie l’expression du différencialisme racial chez divers auteurs et leur influence sur les pratiques coloniales.

L’école entre opposition des colons et aspiration des colonisés (1900-1918)

Au début du XXe siècle l’école devient un enjeu.

En Algérie l’école pour les Européens est une école obligatoire qui francise et forme des citoyens. Elle se développe mais surtout pour le primaire, le primaire supérieur, l’enseignement professionnel et notamment les fermes-écoles. La situation est moins favorable pour les écoles indigènes, les « écoles élémentaires de civilisation » où on enseigne les notions de base et les travaux manuels et agricoles. Le taux de scolarisation reste faible et ces écoles sont menacées par une baisse des moyens alloués par les délégations financières. Le projet d’écoles auxiliaires (1909-1914) est récusé tant par les conservateurs que par le mouvement des « Jeunes Algériens ».

La situation en Tunisie est assez comparable comme le montrent les programmes d’enseignement professionnel de Sébastien Charléty.

L’auteure aborde ensuite l’AOF avec la mise en place d’un réseau d’écoles publiques en 1903 en remplacement du réseau d’écoles confessionnelles développé au XIXe siècle. Enseignement primaire et professionnel (écoles régionales) dont le programme diffère ; en ville où les enfants de colons sont nombreux ou en campagne. A Saint-Louis l’école normale forme les enseignants et les interprètes et cadis (juges). L’auteure décrit le système scolaire et la position des gouverneurs, des colons et de l’élite « assimilée » notamment sur la question de l’enseignement secondaire. Elle revient sur l’école des fils de chefs2 qui demeure une « école adaptée » sans ambition et autorisant peu la mobilité sociale.

Le plan Hardy de 1914, très imprégné de « différencialisme » racial vise à diffuser l’école primaire dans tous les villages. Dans le même temps un enseignement primaire supérieur est mis en place pour satisfaire aux besoins de la colonie, distinct de l’enseignement secondaire ouvert aux Européens.

Dans un dernier paragraphe l’auteure traite de la situation à Madagascar et en Indochine.

Les années 1920 : résistances à la ségrégation scolaire

Carole Reynaud-Paligot s’intéresse au personnel colonial : une nouvelle génération, une nouvelle idéologie ?

Le portrait de Maurice Delafosse permet de saisir l’ambiguïté du moment : reconnaissance de l’histoire africaine pré-coloniale tout en réaffirmant la supériorité de la « race blanche », ce qui justifie le différencialisme au nom d’une altérité respectueuse de la civilisation africaine. L’auteure présente la politique coloniale d’Albert Sarrault au lendemain de la Première guerre, des réformes sont mises en œuvres en AOF pour une politique d’association qui, cependant, ne répond pas aux aspirations des citoyens des « Quatre Communes ». Les enseignants3 revendiquant la même éducation que pour les enfants de colons. Le projet d’écoles semblables d’Henry Simon ne fut suivi que dans les « Quatre Communes ».

L’auteure montre les hésitations, les contradictions sur l’école et les réalités diverses en AOF, à Madagascar, au Maroc, en Tunisie, en Algérie et en Indochine.

Elle note la politisation croissante des étudiants de l’école normale Willam Ponty et des boursiers qui poursuivent leurs études en métropole comme Léopold Sédar Senghor ou de jeunes indochinois instruits.

Les années 1930 entre psychologie raciale et ruralisme

La psychologie raciale se développe avec une grande étude sur l’enfant noir (1929), indochinois (1939) non sans effets dur les idées scolaires : « Nous avons affaire à une humanité qui revient de loin : gardons-nous de la déséquilibrer en la transformant trop vite »4.

Une autre idée se diffuse : le ruralisme, faire entrer le paysan africain dans la modernité. Le programme du gouverneur Brévié vise à développer des écoles rurales pour former les masses plutôt que les élites et acter un recul des écoles primaires supérieures qui formaient les cadres indigènes de l’administration et de l’économie et qui du fait de la crise économique peinaient à trouver des débouchés pour leurs élèves.

Les années 1930 voient le retour de Georges Hardy comme recteur à Alger qui développe l’idée de réserver l’accès à la classe de cour moyen aux « individus réellement exceptionnels »5. Comme en AOF l’école dot former des agriculteurs alors même que les élus musulmans réclamaient la même école que les Européens et des écoles pour les filles.

L’auteure propose un tour d’horizon du monde colonial français : AEF, Nouvelle-Calédonie, Madagascar, Cambodge. Elle évoque les répercussions de la crise économique et, malgré des discours plus humanistes, des pratiques eu modifiées par le Front Populaire.

A la veille de la guerre le mécontentement des populations est réel, elles revendiquent plus d’écoles, plus d’ambition, l’accès à l’enseignement secondaire et un système identique à celui de la métropole. Si une petite élite avait peut accéder à des postes de l’administration, les jeunes diplômés furent surveillés car suspectés d’idées nationalistes.

Carole Reynaud-Paligot par cette étude minutieuse des idées et des pratiques de la politique scolaire dans les colonies montre que la réalité est plus complexe que l’image d’Épinal souvent retenue.

Pour une étude comparative on peut se reporter à l’ouvrage collectif Repenser la « mission civilisatrice – L’éducation dans le monde colonial et postcolonial au XXe siècle » Damiano Matasci, Miguel Bandeira Jerónimo, Hugo Gonçalves Dores (dir.), Rennes, PUR, 2020.

Présentation sur le site de l’éditeur ICI

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1    J’utilise les guillemets en suivant la pratique de l’auteure

2   Sur ce thème voir Amadou Ampâthé Bâ, Amkoullel l’enfant peul ou Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë

3   Sur le personnel enseignant peu évoqué on pourra se reporter à Céline Labrune-Badiane, Étienne Smith, Les hussards noirs de la colonie. Instituteurs africains et « petites patries » en AOF (1912-1960), Karthala, 2018

4   Extrait d’un article de Georges Hardy, paru en 1937 dans la Revue de Paris, « Le Noir d’Afrique et la civilisation européenne », cité p. 317

5   Cité p. 324