Une aventure de Bernie Gunther
Avec cet opus, Philip Kerr nous livre un nouveau volet[Greatings Bearings Gifts vient de paraître le 3 avril 2018. Il concerne la déportation des juifs de Salonique. des tribulations de Bernhardt GuntherNé en 1956, Philip Kerr est mort il y a quelques semaines, le 23 mars 2018.. Ancien combattant de 1914-1918, il était membre de la police criminelle (la « Kripo», ou Kriminalpolizei) à Berlin avant l’arrivée au pouvoir des nazis, mais, proche du SPD, il doit cesser ses fonctions et exerce dès lors comme détective. Toutefois, sa réputation conduit le nouveau régime à faire appel à ses services, ce qui lui vaut quelques problèmes après guerre. Son créateur nous a permis de l’accompagner dans les phases les plus critiques de l’Allemagne contemporaine, avant, pendant et après la seconde guerre mondialeOn lira notamment La Trilogie berlinoise, publié dans sa traduction française aux éditions du Masque (2008), et dans un fort volume du Livre de poche (n° 31 644, 2010).. On se souvient entre autres de l’une de ses enquêtes qui se déroule sur le front de l’Est : enrôlé au sein de l’Einsatzgruppe B, il approche de très (trop) près les exécutions massivesLes Ombres de Katyn, publié dans sa traduction française aux éditions du Masque (2015), et au Livre de poche (n° 34 079, 2016)..
Bleu de PrusseLa signification de ce titre, énigmatique à première vue, est dévoilée dans la dernière partie de l’ouvrage. On ne pourra donc rien en dire. se place en 1956. Bernie Gunther. Installé sur la Côte-d’Azur, il tente de fuir les agents de la StasiVoir Les Pièges de l’exil, Seuil, 2017. pour aller en Allemagne de l’OuestBernie Gunther n’a pas remis les pieds en Allemagne depuis la fin de la guerre., tout en évitant la gendarmerie française dont il connaît bien l’empressement servile à répondre aux autorités allemandes. Cette cavalcade en direction de la Sarre est l’occasion pour lui de se souvenir d’une enquête qu’il avait menée en avril 1939 à Berchtesgaden, dans l’Obersalzberg, avec l’un des policiers est-allemands lancés à sa poursuite : Friedrich Korsch, placé sous les ordres d’Erich Mielke, alors chef-adjoint de la StasiEn 1957, Mielke devient chef de la Stasi jusqu’à la chute de la RDA. Dans Vert-de-gris (éd. du Masque, 2013), Bernie Gunther est interrogé à son sujet par la CIA..
À ce moment-là, le Doktor Karl Flex, un ingénieur civil employé dans le programme d’aménagement de l’Obersalzberg, vient d’être assassiné sur la terrasse du Berghof, la résidence privée d’Hitler. À la demande de son secrétaire particulier, Martin Bormann, qui exerce {de facto} sa toute puissance sur le secteur, le général Heydrich, chef du RSHALe RSHA (Reichssicherheitshauptamt, ou office principal de la sécurité du Reich) regroupe notamment le SD (Sicherheitdienst, ou service de la sécurité) et la Sipo (Sicherheitspolizei, ou police de sécurité), qui inclue elle-même la Kripo — police criminelle — et la Gestapo — Geheime Staatpolizei, police secrète d’État., charge Gunther de découvrir le coupable. Mais il précise ses conditions. Il lui faudra tout oublier de l’affaire sitôt qu’elle sera conclue, et veiller à transmettre le maximum d’informations sur les activités de Martin Bormann et de son petit monde. Enfin, l’enquête devra être rondement menée : le problème doit être résolu avant le 20 avril, date à laquelle Hitler fêtera son anniversaire au Berghof.
On retrouve avec un grand plaisir l’humour très caustique et l’insolence de Bernie Gunther, à la façon du Philip Marlow sorti de l’imagination de Raymond Chandler : sa personnalité apporte un regard acerbe qui rend plus vifs encore les travers de ses contemporains. On admire aussi sa faculté à se mouvoir dans un environnement très hostile, dont il connaît les codes, ce qui lui permet d’apprécier les limites de son domaine de libertéCe qui ne le met pas à l’abri pour autant. Son séjour à Dachau, sur ordre d’Heydrich, est rappelé dans ce volume.. Comme d’habitude, on apprécie l’aisance de Philip Kerr à imaginer des situations complexes, qu’il parvient à présenter de façon claire à ses lecteurs. C’est aussi parce que chacune des enquêtes de Bernie Gunther repose sur un travail de documentation qu’on suppose extrêmement important qu’il est difficile de prendre en défaut. Quand on y parvient, c’est sur des détails qui ne remettent jamais en question l’ensemble de ce travail.
Surtout, le grand mérite de chacun des volumes — et Bleu de Prusse n’y fait pas exception — est de permettre au lecteur d’entrer au plus près du système nazi. Bernie Gunther approche ses principaux responsables (Heydrich, les frères Borman, en l’occurrence), dont il donne à comprendre la psychologie et également les rivalités qui les animent, ici, ce qui oppose Reinhardt Heydrich, Martin Bormann, son frère Albert, et même Ernst Kaltenbrunner (entre autres). Par la même occasion, on voit également toute la brutalité du régime, mais aussi les réseaux de corruption qui s’y sont développés : les détournements massifs d’argent vers la Suisse, son recyclage, les protections accordés aux uns et aux autres, tout ce qui se passe sur l’Obersalzberg rappelle des pratiques mafieuses sans que le mot soit utilisé. Les enquêtes emmènent évidemment Gunther au sein de la population, et on voit les limites du soutien au nazisme, ses difficultés à vivre (ne serait-ce que matériellement), à envisager l’avenirLa question de la guerre contre la Pologne renforce les craintes de voir se déclencher une confrontation plus importante avec le Royaume-Uni, la France et l’URSS. Cette appréhension joue un rôle très important dans Bleu de Prusse.. Au travers du regard acerbe de Gunther, on peut comprendre ce qui constitue à la fois la force mais aussi toute la fragilité d’un Reich prétendûment bâti pour durer mille années.
Ainsi, chacune des enquêtes de Bernie Gunther offre au lecteur une occasion de renforcer sa culture historiqueUn dossier biographique est d’ailleurs présent en fin de volume. Outre l’aspect culturel, il permet surtout de bien mesurer que la fiction repose sur une réalité bien tangible, ce qui renforce la crédibilité du travail d’écriture de Philip Kerr., sans se limiter à la seule période du régime nazi, et sans que cela apparaisse jamais comme un pensum. Bleu de Prusse montre comme la Stasi a permis à nombre de ses serviteurs, parfois parmi les plus zélés, de poursuivre l’exercice de leurs talents au profit de la République démocratique, façon de s’assurer de leur parfaite loyauté, en l’échange d’une nouvelle virginitéDans un autre volume, Un Requiem allemand (éd. du Masque, 1995 ; Le Livre de Poche n° 14 012, 1996 ; le livre fait partie de La Trilogie allemande, op. cit.) Philip Kerr avait placé son héros au sein des réseaux d’évasion vers l’Amérique du Sud..
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Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes