Déportées d’une trentaine de pays, 250 000 personnes furent internées dans le camp de Buchenwald entre 1937 et 1945. Environ 1/4 d’entre elles y sont mortes d’épuisement ou assassinées par les SS du régime nazi. Qui sont les hommes enfermés dans cet enfer ? Comment sont-ils arrivés là ? Comment ont-ils survécu ? Comment se sont-ils organisés ? Comment ont-ils résisté ?

Ce texte avec son appareil critique est aussi publié dans la rubrique Clio-Conférences – Blois 2014: http://www.clionautes.org/?p=3371#.VOdHBy5sliY

De nombreux témoignages mettent en lumière la vie dans le camp et dans les Kommandos. La question de l’organisation de ces récits s’est alors posée aux auteurs, tous fils et filles de déportés de Buchenwald.
Comment rendre compte non pas d’un récit mais d’une multitude de récits parallèles et croisés de ces survivants ?
Les auteurs se sont décidés pour une forme originale d’écriture en proposant – après une introduction historique retraçant la naissance du camp – un dictionnaire de plus de 500 entrées organisées par ordre alphabétique. Le lecteur y retrouvera les parties marquantes des témoignages, mais aussi des entrées par de nombreuses occurrences qui symbolisaient la vie et la mort au camp. Biographies, sources, index, thesaurus et liste des entrées complètent intelligemment la navigation.

Ce remarquable ouvrage édité chez Belin trouvera assurément sa place non seulement dans les bibliothèques publiques, mais en ce qui concerne l’éducation nationale, dans les centres de documentation et d’information (CDI) présents dans tous les collèges et lycées de France. L’élève y consultera des occurences signalées en classe par son professeur, celui-ci pourra également construire son cours à partir de telle ou telle entrée ; enfin le lecteur averti mais curieux pourra à la manière d’une lecture en hypertexte suivre son inspiration ou le hasard des pages, reconstituant à sa façon une histoire qui restera toujours parcellaire selon le mot de Primo Levi : « Nous les survivants ne sommes pas les vrais témoins (…) nous n’avons pas touché le fond ».

Dominique Durand, président de l’Association française Buchenwald-Dora et Kommandos et co-rédacteur de l’ouvrage rappelle dans l’introduction les circonstances politiques qui ont amené les nazis à mettre en place un vaste système concentrationnaire inspiré du Goulag stalinien, mais dont les racines plongent dans les conflits coloniaux de la fin du XIXe siècle. Mais au lieu du classique exemple des camps dans lesquels les autorités coloniales britanniques d’Afrique du Sud enfermèrent les population Boers hostiles, il choisit de faire référence aux recherches sur les camps allemands en Namibie qui ont récemment montré la filiation génocidaire entre l’holocauste du Kaiser et celui des nazis [1]

Il retrace ensuite les tragiques étapes de l’histoire du camp : de sa création sous l’égide du gauleiter de Thuringe Fritz Sauckel, désirant créer un grand camp qui pour des raisons de sécurité se situerait au centre du Reich, à la libération du camp par les troupes de Patton et préparée par « l’armée secrète » du camp.
Il souligne enfin la spécificité de la situation des déportés français dont le 1er convoi arrive en juin 43. Ceux-ci doivent trouver leur place dans un camp où les détenus « politiques » notamment germanophones se sont organisés en tant que Kapos « rouges », car les déportés français sont rendus responsables de la défaite de 40 ! Des hommes comme Frédéric-Henri Manhès, Marcel Paul, seront les architectes de la reconnaissance de la France résistante dans le camp et les membres fondateurs de la future FNDIRP (Fédération nationale des Déportés et Internés, Résistants et Patriotes) et de l’Association Buchenwald-Dora et Kommandos à la Libération.

Les entrées alphabétiques commençant par le A, le lecteur pourra commencer par l’un des longs articles du dictionnaire, « Alimentation » ; puis les mots-clé à la fin de l’article l’invitent à conduire une recherche thématique : « Bouteillon », « Colis », « Gamelle », mais aussi « Comité international clandestin » permettant d’élargir la question de la nourriture à la solidarité organisée par les kapos « rouges » (politiques allemands) qui éliminent à partir de 1942 les kapos « verts » (droits communs, auxiliaires zélés des nazis). Le vocabulaire spécifique des camps est très présent, en français (pour désigner les objets du quotidien – gamelle) et surtout en allemand que les nazis imposent dans un registre de violence continuelle, d’humiliation et de déshumanisation des détenus (« Schnell », « Achtung », « Schlague », « Gummi », « Kapo »…).

Dans le même esprit, on pourra lire les articles « Mort », « Revier » (Infirmerie), « Faim », qui a eux seuls peuvent résumer ce que les déportés ont enduré.

L’essentiel des entrées est néanmoins consacré aux biographies de ceux qui se retrouvèrent dans l’enfer concentrationnaire ; au-delà de l’horreur décrite, tant la volonté d’anéantissement nazie s’était doublée d’un sadisme qui laisse le lecteur sans voix devant l’inventivité du Mal, on est frappé par l’humanité et la qualité littéraire des écrits de ceux qui ont tenté de rendre compte de l’indicible [2].
C’est aussi l’opportunité de (re)découvrir des protagonistes moins connus de ce pan d’histoire tragique, tels Raphaël Elizé, 1er maire noir de métropole (Sablé /s Sarthe en 1929), combattant de 40, résistant à Vichy et déporté, mort lors du bombardement de l’usine Gustloff-Weimar le 6 février 45 et auquel a été consacré un documentaire récent [3]

Les auteurs ont fait également le choix de mettre en valeur les iconographies réalisées par les détenus, notamment le carnet de Thomas Geve, jeune déporté juif allemand de 16 ans, arrivé d’Auschwitz en février 45 et réalisé à la libération du camp pour raconter à son père émigré à Londres en 38 ce qu’il avait vécu ; les Français Auguste Favier et Pierre Mania qui croquèrent au péril de leur vie de précieux dessins sur les conditions de vie des déportés, tout comme Georges Angéli qui réussit à faire puis cacher jusqu’à la libération quelques photos du camp un dimanche de juin 44.

Au-delà de la forme novatrice de cet ouvrage, d’autres pistes plus implicites, sont proposées à la réflexion : la terrible question que pose le choix de Buchenwald à quelques pas de Weimar, la ville de Bach, Goethe et Schiller, de la 1ère république détruite par les nazis (« Arbre de Goethe »), la tension entre la politique d’anéantissement des ennemis du national-socialisme et la nécessité de faire travailler les déportés pour l’effort de guerre, la difficulté pour les survivants de faire entendre leur voix – Le père de Thomas Geve ne put faire publier les carnets de son fils après la guerre, les éditeurs les ayant refusés, le fait lancinant que de nombreux bourreaux aient pu échapper à la justice, ainsi Martin Sommer, surnommé « le Bourreau de Buchenwald », qui mourut en ayant échappé à la justice en RFA – on pensera également à la récente loi dite « de dernière chance » [4] sur les derniers bourreaux très tardivement recherchés en Allemagne – la solidarité extraordinaire (cf. le bel article « Solidarité », un des plus longs de l’ouvrage) malgré la volonté délibérée des SS de briser toute relation entre les détenus, et le fait que certains aient pu être sauvés d’une mort certaine par l’organisation clandestine du camp. La question de la substitution de déportés organisée par l’organisation clandestine du camp est brièvement évoquée à la biographie de Forest Yeo-Thomas. Stéphane Hessel ou Jorge Semprún qui en furent entre autres les bénéficiaires, l’ont évoqué dans leurs mémoires respectives [5].
Le rôle réel des kapos « rouges » comme Ernst Busse, devenu l’un des principaux dirigeants communistes de la RDA, puis la victime d’un procès stalinien autour de règlements de compte entre les communistes détenus à Buchenwald et ceux émigrés en Urss est également brièvement évoqué. Le livre de Sonia Combe : « Une vie contre une autre, échange de victime et modalités de survie dans le camp de Buchenwald », Fayard, 2014 apporte un éclairage novateur sur une « zone grise » selon le mot de Primo Levi de l’histoire du camp qui a rebondi avec l’ouverture des archives de l’Est après la chute du Mur. [6]

Nous avions eu l’opportunité d’assister à la présentation de leurs ouvrages à Blois lors d’une table ronde intitulée : « Les camps nazis, approches récentes et novatrices » et d’en faire une recension http://tinyurl.com/oqocr32. Que soient remerciés ici Dominique Orlowski, directrice de l’ouvrage et Daniel Simon, président de l’Amicale de Mauthausen, qui nous avaient réservé un accueil chaleureux.

Jean-Michel Crosnier