Au moment où la question de l’Ukraine se pose avec une certaine acuité, dans le cadre d’un cessez-le-feu qui risque, au moment où nous écrivons ces lignes, d’échouer, n’est peut-être pas inutile de revenir sur ce numéro de Questions internationales paru il y a quelques mois et qui traite de la Pologne, au cœur de l’Europe. Ce pays que Staline qualifiait de « monstrueux rejeton du traité de Versailles », au moment de la signature du pacte germano-soviétique, le 23 août 1939 est en effet en première ligne face à la menace bien réelle d’une partition de l’Ukraine directement influencée par la Russie. L’histoire de l’Ukraine et de la Pologne sont en effet intimement liées. En 1740 le royaume de Pologne s’étendait jusqu’à Minsk, dans l’actuelle Biélorussie, là où ont été signés les deux accords de cessez-le-feu et jusqu’au Dniepr, à proximité immédiate de la ville de Kiev. Serge Sur, le rédacteur en chef de la revue Questions internationales, présente la Pologne comme le phénix de l’Europe. Son introduction est particulièrement stimulante car elle présente l’histoire de la Pologne comme celle d’un empire avorté qui incorporait jusqu’au XVIe siècle des nationalités, des cultures et des religions différentes de la Baltique jusqu’à proximité immédiate de la mer Noire, et qu’elle pouvait à certains égards constituer un véritable empire. Mais les empires périssent semble-t-il et la Pologne a péri plus vite que ces grands rivaux, l’Autriche et la Russie, sans parler de la Prusse qui ont fini par se la partager. On trouvera dans cette introduction un appareil cartographique extrait du Grand atlas historique publié sous la direction de Georges Duby en 1997 avec les trois partages de la Pologne ainsi que l’extension des royaumes de Pologne-Lituanie au XVe siècle et au milieu du XVIIIe siècle. Lorsque l’on regarde cette carte on se rend bien compte de l’importance de ce royaume et de l’intérêt que la monarchie française, sous le règne de Louis XV notamment, pouvait y trouver. De quoi largement éclairer les rapports de puissance en Europe pendant ce siècle qui suit les traités de Westphalie en 1648.
Ce pays démembré a su renaître en tant que nation en conservant son identité catholique, en suscitant la sympathie en France, surtout après la terrible répression russe de 1830, même si la posture défensive des armées françaises en 1939 l’a laissée seule face à la machine de guerre nazie. La Pologne est membre du traité de l’Atlantique Nord depuis 1999 et de l’Union européenne depuis 2004. Elle forme avec la France et l’Allemagne le triangle de Weimar, et ce pays aspire à prendre toute sa place en Europe s’affirmant comme un pôle de stabilité dans une Europe orientale qui se cherche.
La Pologne constitue clairement la frontière actuelle de l’union européenne à l’est, elle assume clairement le choix de l’atlantisme, notamment pour son équipement militaire, ce qui a d’ailleurs suscité quelques réactions de dépit en France, et elle ne cache pas sa méfiance à l’égard de la Russie, surtout depuis que l’enclave de Kaliningrad a été fortement remilitarisée.
Georges Mink qui a beaucoup travaillé sur l’Europe centrale n’hésite pas à parler d’un retour dans le concert des nations. La Pologne semble avoir réussi son intégration à l’union européenne et la sortie du communisme qui date de septembre 1989 semble déjà bien lointaine. Il n’y a pourtant que 25 ans !
La Pologne a su très rapidement s’adapter aux thérapies de choc que les premiers gouvernements libéraux de la première partie de la décennie 1990 lui ont fait subir. Le coût social a été élevé, le pouvoir d’achat a baissé dans un premier temps de plus de 20 %, mais la démocratie polonaise à résisté et s’est même consolidée. Pour les États-Unis le choix de l’atlantisme effectué par les dirigeants polonais fait de ce pays leur protégé, et on voit bien les perspectives pour les industriels d’outre-Atlantique qu’une modernisation de l’armée polonaise aux standards américains peuvent représenter.
Le passé de la Pologne est évidemment complexe et les commémorations, comme celle de l’insurrection de Varsovie en août 1944, sont chargés d’enjeux politiques. La nation polonaise s’est pourtant construite aussi pendant la période communiste en 56 Comment 68 et en 1970, et enfin à partir de 1980 avec la montée en puissance du syndicat « solidarité ».
Le pays a réussi à s’imposer dans la politique européenne en développant une coopération régionale avec ses voisins de l’ancien pacte de Varsovie, la Hongrie, la République tchèque et la république slovaque, en normalisant les relations polono-allemandes avec les négociations 2+4, réunissant les vainqueurs de 1945, l’Allemagne et la Pologne.
Dès 1989, la double adhésion à l’OTAN et à l’union européenne ont été le fil conducteur de la politique étrangère polonaise.
Avec la Russie les relations sont plutôt cycliques, et Mikhaïl Gorbatchev et Boris Eltsine ont voulu entamer une « diplomatie du pardon ». Il faut attendre l’arrivée d’une nouvelle majorité autour de Donald Tusk, moins attachés que ses prédécesseurs aux appréhensions historiques dans les relations internationales pour que le processus reparte. Mais le passé conflictuel entre la Russie et la Pologne reste toujours un cadre référentiel contraignant. Lorsque Vladimir Poutine fixe au 4 novembre le jour de l’unité nationale, il rappelle l’expulsion hors de Moscou de l’armée polonaise qui occupait le Kremlin en 1612. Le massacre de Katyn au printemps 1940 marque encore durablement les relations entre les deux pays, sur fond de pacte germano soviétique. Le 10 avril 2010 la catastrophe aérienne de Smolensk dans laquelle périssent le président polonais et de nombreux représentants des élites polonaises a ouvert de nouveaux contentieux entre les deux nations. Cet accident qui a eu lieu près de la ville de Katyn a eu évidemment une portée symbolique et les événements en Ukraine ont réactivé la représentation d’une Russie éternellement impérialiste. Les mesures d’embargo imposé par la Russie sur les importations de produits agricoles polonais sont évidemment très mal vécues tout comme la dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Cela explique d’ailleurs l’intérêt des polonais à une Europe de l’énergie.
Les relations avec l’Allemagne malgré un lourd passé se sont clairement normalisées le triangle de Weimar constitue un pôle de référence pour la perception polonaise des relations internationales. Dans les relations avec l’Ukraine, ce voisin immédiat est une priorité de la politique étrangère polonaise. Il y a pourtant eu un passé difficile pendant et au lendemain de la seconde guerre mondiale ou des crimes de masse ont été commis des deux côtés. Contre les Polonais par les nationalistes ukrainiens en 1943 et par la police politique communiste polonaise après 1945. La Pologne se distingue très clairement par des choix pro-européens même si la population s’est abstenue à plus de 75 % aux élections européennes de 2014. Paradoxalement la dégradation de la situation en Ukraine peut apparaître comme un atout pour la Pologne qui devient la sentinelle avancée du monde occidental en Europe orientale face à une Russie qui devient difficilement prévisible.
Le sommaire de ce numéro
- Dossier… La Pologne au cœur de l’Europe
- Ouverture – La Pologne ou le phénix de l’Europe (Serge Sur)
- Retour dans le concert des nations (Georges Mink)
- La Pologne au sein de l’Union européenne (Ewa Kulesza et Christian Lequesne)
- Les contraintes géopolitiques (David Cadier)
- Sécurité et politique de défense (Stanislaw Parzymies)
- Les recompositions de la scène politique nationale (Cédric Pellen)
- Vingt-cinq ans de transformations économiques (Éric Brunat et Jacques Fontanel)
- Regards sur la culture polonaise :
- – La nouvelle scène artistique (Anna Rochacka-Cherner)
– Vers un renouveau du cinéma (Dorota Szeligowska)
Les principaux encadrés du dossier
– La Pologne : quelques éléments chronologiques (Questions internationales)
– Focus : Quelques personnalités polonaises (Questions internationales)
– Pourquoi l’OTAN ? L’argumentaire polonais en faveur de l’intégration atlantique (Amélie Zima)
– La Baltique : un espace de coopérations (Questions internationales)
– L’adaptation de la politique d’emploi polonaise aux normes européennes (Amélie Bonnet)
– Les États-Unis, garants « par défaut » de la sécurité polonaise ? (Romain Su)
– Les relations germano-polonaises : vingt-cinq ans de nouveau voisinage (Dorota Dakowska)
– Les relations judéo-polonaises à l’aune des enjeux de mémoire (Jean-Charles Szurek)
– Varsovie, une capitale singulière (Lise Bourdeau-Lepage)
– La place de l’Église catholique en Pologne (Anna Rochacka-Cherner)
Chroniques d’actualité
Le sport professionnel, un enjeu politique et économique en « trompe-l’œil » (Jacques Fontanel)
Questions européennes - La présidence grecque de l’Union européenne : entre réhabilitation et singularité (Renaud Dorlhiac)
Regards sur le monde - La recomposition du Moyen-Orient après les printemps arabes (Xavier Hautcourt)
- Les questions internationales à l’écran
- Zero Dark Thirty : polémiques autour du récit de la mort de Ben Laden (Grégory Boutherin)
Documents de référence - De la Pologne martyre à la Pologne messie – Extraits de Adam Mickiewicz (1798-1855), Jules Michelet (1798-1874), Czeslaw Milosz (1911-2004) et Tadeusz Mazowiecki (1927-2013)
- Les questions internationales sur Internet