Le seul nom de Caligula, dans l’imaginaire collectif, suffit à évoquer le despotisme, l’hybris et la folie.
Le lecteur de Suétone généralement frémit ou se régale des mille-et-une turpitudes que l’historien romain lui prête, empereur dont les vêtements, la chaussure et la tenue « ne furent jamais dignes d’un Romain, ni d’un citoyen, ni même de son sexe, ni, pour tout dire, d’un être humain (Suétone, Caligula, LII), souffrant d’un « désordre mental » et ayant même projeté de faire de son cheval de course un consul.
Nicolas Tran, ancien membre de l’École Française de Rome et de l’Institut Universitaire de France, professeur à l’université de Poitiers, n’entend pas ici réhabiliter ce souverain mais cherche à cerner au mieux la personnalité de celui qui fut « le premier mauvais empereur que les Romains ont pu opposer à leurs bons empereurs (p.10) ».
Après avoir mentionné les différentes sources littéraires relatives au personnage ( Suétone, Dion Cassius, Flavius Josèphe, Sénèque, Pline l’Ancien, Philon d’Alexandrie) ainsi que la documentation numismatique, épigraphique et iconographique, l’auteur organise son propos autour de quatre grands axes : « la jeunesse de Caligula », la « trajectoire d’un prince en monstre », « la monarchie totale selon Caligula » et « la mécanique du tyrannicide ».
La jeunesse de Caligula
Caius Caesar Germanicus est né le 31 août 12 à Anzio. Il est, écrit Nicolas Tran, « un rejeton de la maison d’Auguste (p.22)». Fils de Germanicus et d’Agrippine l’Ancienne, il est également l’arrière-petit-fils d’Auguste.Il passe une partie de son enfance sur les routes de l’Empire et c’est à cette occasion qu’il reçoit son surnom de Caligula, littéralement « petite botte », sa mère l’ayant fait paraître devant les armées du Rhin habillé en légionnaire (costume qui comportait des petites bottes, les caligae).
Son enfance est aussi marquée par les morts violentes de ses parents et de ses deux frères, cet état de fait pouvant expliquer « le basculement vers la brutalité que Suétone attribue à Caligula en tant qu’empereur (p.45)».
Trajectoire d’un prince en monstre
Caligula accède à la Pourpre en 37, après la mort de Tibère. Caius avait pour lui sa jeunesse et son statut de fils de Germanicus. « Les premiers mois du principat de Caligula », écrit l’auteur (p.57), « se placèrent sous le sceau de la détente politique et de la fidélité familiale » : arrêt des poursuites visant des opposants, réhabilitation de condamnés, réhabilitation de sa mère et de ses deux frères et mesures pour célébrer leur souvenir, adoption du petit-fils biologique de Tibère, Tiberius Gemellus.
A partir de l’automne 37, le principat de Caligula s’oriente progressivement vers la violence politique. La question de ce basculement amène celle de la folie supposée de l’empereur.
Nicolas Tran suppose Caligula épileptique (p.66) et mentionne les débats autour d’une possible dépression. L’historien souligne que faire de l’empereur un être purement irrationnel n’est pas satisfaisant avec, pour preuve, la concordance des sources sur la cohérence des discours qui lui sont prêtés. Il n’en demeure pas moins qu’entre la fin 37 et le début de l’année 41, les répressions sont nombreuses : suicide contraint de Tiberius Gemellus (fin de l’année 37), « massacre » des consulaires (début de l’année 39) qui marque une rupture avec la haute aristocratie, conspiration de ses proches (son beau-frère et ses deux sœurs Agrippine la Jeune et Livilla).
Dépeint comme un être « tyrannique », Caligula aurait fait montre d’hybris dans tous les domaines : hommages inconditionnels à sa personne (épisode du temple de Jérusalem), mœurs sexuelles déréglées, goût immodéré pour les spectacles, cruauté et humiliations gratuites.
Nicolas Tran conclut (p.86) à ce propos que « Caligula a dirigé l’Empire romain pendant quatre ans, en bien ou mal et avec sa personnalité. Il s’est malgré tout investi dans sa fonction de dirigeant suprême, si bien que derrière les condamnations d’ordre moral qui sont adressées, on peut se demander si ce n’est pas un mode de gouvernement ouvertement monarchique qui lui est reproché ».
La monarchie totale selon Caligula
Le style de gouvernement imposé par l’empereur, une monarchie pleinement assumée, rompait avec les équilibres créés par Auguste et déplaisait profondément à l’aristocratie.
Nombre d’éléments liés à son règne peuvent ainsi être interprétés à l’aune de cette conception du pouvoir : son attitude religieuse, le développement de la cour, la construction d’un gigantesque pont de bateaux long de cinq kilomètres ou encore ses conflits avec les sénateurs. La séquence avec le cheval Incitatus peut, si elle n’est pas apocryphe, se comprendre dans cette logique d’opposition à l’aristocratie, Caligula rappelant de la sorte qu’il contrôlait l’accès au consulat.
Le bilan de sa gestion de l’Empire n’est, par ailleurs, en rien incohérent : organisation de plusieurs royaumes orientaux, volonté de faire de la Maurétanie une province romaine après l’assassinat du fils de Juba, objectif d’étendre l’Empire.
L’action édilitaire et les évergésies de l’empereur sont également à prendre en considération : distributions publiques, lancement de la construction de deux nouveaux aqueducs, restauration du temple d’Apollon de Didyme. Nicolas Tran indique encore que Caligula a restauré les prérogatives électorales des assemblées populaires (p.119).
L’historien estime ainsi qu’on « peut raisonnablement penser que Caligula prenait son métier d’empereur au sérieux (p.123) » et qu’« il faut (…) reconnaître à Caligula une conception du régime impérial beaucoup plus ouvertement monarchique que celle d’Auguste. Là réside la rationalité de son action, et aussi en grande partie l’origine du portrait à charge qu’en ont dressé les auteurs antiques (p.124) ».
La mécanique du tyrannicide
Premier empereur romain à être assassiné, Caligula a été la victime d’un complot organisé au sein de l’armée, les assassins appartenant à la garde prétorienne. Deux tribuns du prétoire , Cassius Chaerea et Cornelius Sabinus, ont été les « bras armés » du meurtre. Nicolas Tran écrit « que les auteurs antiques présentent Chaerea et Sabinus comme des héros romains à l’ancienne, les archétypes de bons et valeureux soldats de l’Empire venus au secours de la patrie en débarrassant Rome de la tyrannie pour restaurer la liberté (p.133) ».
Caligula est tué le 24 janvier 41 à l’occasion de jeux théâtraux en mémoire d’Auguste à Rome. L’assassinat de cet empereur eut des conséquences politiques assez limitées. Le 25 janvier, Claude revêt la Pourpre et le 26, les meurtriers du défunt empereur sont éliminés.
Nicolas Tran écrit que (p.158) « c’est bien le style de gouvernement de Caligula qui causa sa perte. Son gouvernement monarchique et brutal suffisait à le condamner comme tyrannique. Ce style s’opposait au modèle instauré par Auguste et, en cela, Caligula pouvait apparaître en rupture avec le principat augustéen. C’est pourquoi les quatre années du pouvoir de Caligula furent une brève période que les Romains voulurent clore au plus vite, pour retrouver un style de gouvernement plus conforme à la voie tracée par Auguste ».
La petite monographie de Nicolas Tran est un ouvrage concis, qui permet d’esquisser une toute autre figure de Caligula, loin de celle d’un empereur uniquement habité d’une « folie » et d’une « cruauté » sans pareille.
L’autre vertu de cet ouvrage est qu’il est très didactique et peut ainsi permettre au lecteur néophyte de plonger dans les réalités de la Rome impériale du premier siècle de notre ère.
On regrettera cependant l’absence totale de notes infrapaginales (même si c’est là, a priori, un choix délibéré de l’auteur), leur présence permettant d’aller puiser à la source de certaines affirmations, tout comme d’ailleurs l’absence de reproductions iconographiques pouvant venir en appui de certains propos.
Grégoire Masson