Que reste-il de Carthage, cette grande cité qui a tenu tête à Rome ? Depuis la Colline Byrsa, du côté du quartier Hannibal, le promeneur rencontre les vestiges de Carthage qui fut l’une des plus grandes cités de la Méditerranée antique. Aujourd’hui, l’archéologie nous aide à mieux comprendre l’histoire mouvementée de cette cité, et c’est ce qu’a voulu nous présenter Samir Aounallah avec cet ouvrage Carthage, Archéologie et histoire d’une métropole méditerranéenne, 814 avant J.-C. – 1270 après J.-C., publié aux éditions CNRS en 2020, au sein de la collection L’Esprit des Lieux, dirigée par Jean-Claude Golvin. L’auteur, épigraphiste, archéologue et directeur de recherches à l’Institut national du patrimoine de Tunis, consacre son travail à restituer une histoire de l’Afrique romaine, ce qui l’a amené à diriger des campagnes de fouilles à Carthage.

Comme le sous-titre de l’ouvrage l’annonce, l’auteur nous livre une synthèse historique et archéologique de la cité de Carthage, depuis 814 av. J.-C. à 1270 de notre ère. Les quatre chapitres qui composent le livre sont organisés chronologiquement en distinguant différentes périodes historiques : la Carthage punique, la ville après la chute de 146 av. J.-C., la Carthage romaine, l’histoire de la ville de l’Antiquité tardive à la huitième croisade.

Une colonie phénicienne

Le problème des sources

Pour raconter l’histoire de Carthage de la période punique, l’historien se trouve face à deux difficultés importantes. Tout d’abord, l’archéologie livre peu d’éléments tant le site a été détérioré à la fois par la destruction de la ville par les armées de Scipion Émilien et son abandon, mais également par la transformation du lieu en colonie romaine à partir de 44 avant notre ère. Les sources écrites font également défaut. À l’exception de quelques documents, comme l’œuvre de l’agronome Magon, les archives de la cité punique ont entièrement disparu. Les historiens modernes doivent alors se tourner vers les sources gréco-latines, même si elles sont largement défavorables à la cité carthaginoise. Malgré tout, les découvertes archéologiques réalisées depuis la fin du XIXe siècle et les progrès réalisés dans la discipline permettent une meilleure compréhension des vestiges et comblent ainsi certaines lacunes.

La fondation de la cité

La fondation de Carthage est à replacer dans le contexte de l’expansion phénicienne en Méditerranée. Bien que la cité de Tyr débute son mouvement de colonisation vers 1200 av. J.-C., ce n’est qu’au IXe siècle que la cité carthaginoise est fondée, au sein d’un réseau de comptoirs  commerciaux s’étendant depuis la Sicile jusqu’aux Colonnes d’Héraklès en passant par la Sardaigne. Selon la tradition littéraire, Carthage aurait été fondée par la princesse Élissa, fuyant le roi de Tyr, Pygmalion. Les historiens d’aujourd’hui s’accordent pour établir une fondation entre 814 et 813 av. J.-C., comme dans le récit légendaire. Toutefois, il est peu vraisemblable que la cité ait été fondée par des fugitifs, car Carthage est restée très unie à sa métropole.

La ville archaïque s’est développée sur la colline de Byrsa sur un territoire d’une superficie estimée à 55 hectares et protégée d’une enceinte de 3 à 4 kilomètres de long. À l’intérieur de la ville, les espaces dédiés aux vivants, aux morts et à l’artisanat ne sont pas séparés, ce qui en fait sa principale particularité.

Carthage, une puissance méditerranéenne

Ce n’est qu’à la fin du Ve siècle av. J.-C. que la cité connaît un grand développement. Une deuxième enceinte est alors construite pour défendre une agglomération qui s’étend dans la plaine, depuis les pentes de la colline jusqu’au rivage. Cependant, c’est la troisième enceinte, celle de la Grande Carthage, qui est la mieux connue grâce à la description faite à l’occasion de la troisième guerre punique. Toutefois, on ignore les raisons et la date de sa construction. À l’intérieur de l’enceinte, la ville abrite une population nombreuse, car la cité punique attire beaucoup de monde et atteint alors rapidement les dimensions d’une mégapole. Un habitat vertical s’y développe allant parfois jusqu’à six étages.

La montée en puissance de Carthage en Méditerranée correspond au déclin de Tyr qui subit les assauts assyriens, babyloniens et perses. Il est possible que certaines familles de Tyr aient décidé de rejoindre Carthage au moment des crises de la cité phénicienne. L’affranchissement de Carthage vis-à-vis de sa métropole débute avec les premières conquêtes militaires en Sicile, en Sardaigne et en Corse à partir du VIe siècle. Au début du Ve siècle, Carthage est devenue la première puissance maritime et commerciale de la Méditerranée occidentale. Cela repose sur sa capacité à maîtriser la mer, pour cela la cité dispose d’une flotte importante et d’une infrastructure pour l’abriter. S. Aounallah rappelle également la volonté des Carthaginois à exercer une influence en Méditerranée occidentale et les relations qui en ont découlé avec les Grecs, notamment en Sicile, avec les voisins africains et surtout avec Rome au cours des guerres puniques.

L’archéologie nous offre assez peu d’informations sur la politique et la religion de la cité pour la période punique, ce qui obligent les historiens à recourir aux sources gréco-latines. Le gouvernement de Carthage s’appuie sur une « constitution mixte » qui, selon Aristote, imbrique les meilleurs éléments des trois systèmes politiques connus (monarchique, oligarchique et démocratique). En effet, Carthage était gouverné par des rois issus des grandes familles (Magonides, Hannonides puis Barcides). Aux côtés de ces rois, on trouvait des magistrats (les suffectes), un Conseil des Anciens, un tribunal et une assemblée du peuple.

La religion des Carthaginois reste assez obscure tant les lacunes des sources sont importantes. L’auteur revient toutefois sur la question des sacrifices d’enfants, dont il expose les différentes hypothèses sans écarter la possibilité qu’ils aient existé.

Histoire de la colonie romaine

La renaissance de Carthage

Après la destruction de Carthage faisant suite à sa défaite lors de la troisième guerre punique, les terres de l’ancienne cité sont déclarées maudites par Rome et rendues inhabitables. Caïus Gracchus est le premier à tenter d’en faire une colonie, mais il échoue dans cette entreprise. Il faut attendre César et Octavien pour voir la résurrection de Carthage. Cependant, la renaissance de la cité ne doit pas se faire n’importe comment : les premiers travaux consistent à rendre invisibles tous les éléments qui pouvaient rappeler l’ancienne puissance de la ville. Cela passe par la transformation de la colline Byrsa en une immense esplanade sur laquelle sont aménagés un forum, un temple augmenté d’une bibliothèque et une basilique judiciaire.

Les premiers habitants de la jeune colonie ont dans un premier temps été les vétérans de César et d’Octavien. La cité a reçu rapidement le privilège d’être une colonie libre permettant à la ville d’accorder la citoyenneté à des pérégrins et ainsi d’accélérer son enrichissement. Comme le souligne l’auteur, Carthage était destinée à devenir la capitale de l’Africa en remplacement d’Utique. Cependant, le transfert prend du temps à cause de la destruction de la ville en 146 avant notre ère. En tant que capitale, Carthage héberge le gouverneur. Toutefois, son rôle dans la ville était réduit car son mandat était annuel. Ce sont les empereurs notamment Auguste ou Hadrien qui, semble-t-il, jouent un rôle de premier plan, mais tous n’éprouvent pas la même sympathie envers la colonie, Tibère étant méfiant à l’égard de la ville.

Une ville restaurée à l’image de Rome avec quelques particularités

À Carthage, un sénat appelé l’ordre des décurions choisissait les magistrats à élire chaque année et votait les décrets que ces derniers devaient faire appliquer. La colonie était placée sous l’autorité de deux duumvires et deux édiles. C’est aux premiers que revenaient les grandes décisions sur la politique municipale. Les seconds avaient la charge des intérêts mineurs et matériels de la cité. Une fois tous les cinq ans, les duumvires portaient le titre envié de quinquennaux pour réaliser le recensement des citoyens.

Sur le plan religieux, le panthéon est très similaire à ce que l’on rencontre dans les autres cités d’Afrique, alors même que la population carthaginoise est exclusivement composée de citoyens romains. Une place importante est accordée à la Concorde et aux divinités de l’abondance comme Cérès. Les principaux temples étaient édifiés sur la colline Byrsa près du forum. Après des débuts difficiles et de nombreuses persécutions, le christianisme triomphe à Carthage au point d’en faire le centre et le principal foyer de l’Église romaine d’Afrique.

Carthage apparaît comme la deuxième ville de l’Occident romain. Vers 440, Salvien de Marseille en parle comme d’une Rome en Afrique. Ainsi la ville développe un réseau d’aqueducs pour alimenter les réservoirs de la ville et les thermes d’Antonin. Des infrastructures sont également aménagées pour distraire le peuple comme l’amphithéâtre pouvant accueillir 40 000 personnes au IIe siècle, le cirque d’une capacité de 60 000 à 70 000 spectateurs, le théâtre et l’odéon.

Le lent déclin de Carthage

La ville continue de jouer un rôle de première importance dans l’Empire romain, principalement pour l’approvisionnement en blé jusqu’à sa prise par les Vandales en 439. Même si les nouveaux maîtres de la ville ne la négligent pas, elle commence un long déclin. La ville connaît toutefois un sursaut à l’époque byzantine après la conquête du royaume vandale par Bélisaire en 533. Comme l’explique l’auteur, il y a beaucoup d’incertitudes archéologiques sur les transformations de l’urbanisme des périodes vandale et byzantine. Lors de la prise de la ville par les musulmans en 698, Carthage n’était déjà plus que l’ombre d’elle-même.

Pour conclure, l’ouvrage que nous propose Samir Aounallah est d’une très grande richesse. Le texte y est claire, facile à lire et accompagné d’une iconographie abondante. Cette synthèse fait la part belle aux deux périodes punique et romaine qui ont fait de Carthage une grande métropole en Méditerranée. Alors que le sous-titre annonce une étude allant de 814 av. J.-C. à 1270 de notre ère, on peut regretter le peu de place laissé à l’histoire médiévale de la ville dans l’ouvrage (19 pages dont 4 seulement pour la période 698-1270). Enfin une coquille s’est insérée dans le titre du troisième chapitre qui annonce une borne chronologique de fin en 698 au lieu de 439.