La collection Illustoria des Editions Maison, déjà présentée dans la Cliothèque à l’occasion de précédents compte-rendus (http://www.clio-cr.clionautes.org/spip.php?article3041 ; http://www.clio-cr.clionautes.org/spip.php?article2927) affiche aujourd’hui un programme de parution à la croissance exponentielle.
Son dernier-né ne dément en rien ce qui en constitue l’un des points forts, l’originalité, en s’attachant à l’étude d’une période charnière de l’histoire de la Rome antique : les quelques années qui la virent d’abord abattre la grande cité étrusque antagoniste de Véiès, avant de connaître l’humiliation de se voir saccagée par les guerriers gaulois du chef sénon Brennus. L’ouvrage est dû à la collaboration de deux enseignants de l’Université de Nantes : Thierry Piel, maître de conférences en histoire ancienne, spécialiste du pouvoir dans le monde étrusco-latin et la Rome archaïque, et Bernard Mineo, professeur de langue et littérature latines, grand connaisseur de Tite-Live auquel il a consacré, en 2006, une étude (Tite-Live et l’histoire de Rome, éd.Klincksieck). Il repose sur un constat de départ : ce n’est que près de deux siècles après les dramatiques événements mentionnés ci-dessus qu’un récit détaillé commença à en être réellement élaboré ; récit forcément édulcoré, avec en particulier une place importante accordée au personnage de Marcus Furius Camillus (notre « Camille »), promu au rang de vainqueur de Véiès, de pourfendeur des Gaulois, de sauveur de Rome. Le propos des auteurs est donc double. Il s’agit dans un premier temps de tenter de rétablir la réalité des faits, en particulier en les replaçant dans le contexte géopolitique de l’époque. Dans un second temps, les auteurs se proposent alors d’étudier comment les récits antiques ayant trait à la lutte de Rome contre Véiès et à sa prise par les Gaulois ont évolué entre les débuts de la littérature latine (milieu du IIIè s. av.J.-C.) et la fixation d’une vulgate à l’époque de Tite-Live, en éclairant ces évolutions à la lumière des enjeux idéologiques et politiques de la période où elles ont été élaborées.
Rome triomphante, Rome humiliée, Rome vengée
Comme les auteurs commencent par le souligner, la réalité historique du personnage de Camille semble attestée ; mais il apparaît pareillement indubitable que son action fut chronologiquement bien plus limitée (de 403 à 381 av.J.-C. environ) que ne le laissent entendre Plutarque et Tite-Live, nos principales sources, et qu’elle s’inscrit dans un faisceau d’événements bien plus complexes qu’il n’y paraît. L’antagonisme de Rome et de sa proche voisine étrusque Véiès (17 km séparent les deux cités), avec pour enjeu le contrôle de la vallée du Tibre, est ancien : dès l’époque de la Royauté éclatent des affrontements intermittents, qui jusque dans les années 470 av.J.-C. ont principalement pour cadre la région de la colline du Janicule. Après quatre décennies de calme relatif, les hostilités reprennent : entre 437 et 426, Rome abat puis annexe la cité latine de Fidènes, située plus en amont, soutenue par Véiès et Faléries. Vingt ans plus tard, elle déclare la guerre à sa rivale étrusque ; selon les auteurs, la présentation par les Anciens du conflit qui s’ensuit comme d’une nouvelle Iliade (Rome ne serait venue à bout de Véiès qu’au prix d’un siège épique d’une décennie) n’est qu’une réécriture d’une histoire dont nous ne connaissons en gros que le dénouement : Véiès tombe en 396 av.J.-C., au terme d’un conflit régional impliquant non seulement Romains et Véiens mais aussi leurs voisins latins, herniques, étrusques, falisques… et d’un siège sans doute beaucoup plus court dont l’heureux dénouement intervient sous la dictature de Camille, qui joue, pour la première fois, un rôle de premier plan. La perspective de l’intervention des autres cités étrusques, maintes fois mise en avant par les auteurs gréco-romains, semble pareillement plutôt relever d’un effet narratif visant à dramatiser la lutte, à la transcender. Dans les années qui suivent, Rome guerroie encore sur ses frontières septentrionales, et réussit à établir durablement sa domination sur l’Etrurie tibérine. C’est à cette époque que les Gaulois, présents en Italie du nord depuis le VIIè s. av.J.-C., s’étendent vers le sud-est. Dans ce cadre, l’attaque lancée contre Rome par les Gaulois de l’hypothétique Brennus (probablement une figure recréée de toutes pièces) s’apparente à un raid de pillage vers le Latium, peut-être plus ou moins détourné vers elle par des cités d’Etrurie. Les Romains sont écrasés sur l’Allia le 18 juillet –390, et la ville est temporairement occupée quelques jours plus tard. Le siège du Capitole, le retour providentiel de Camille et sa victoire relèvent clairement pour les auteurs du parti-pris mythologique. Rome ne fut très vraisemblablement pas la seule à souffrir et à s’opposer aux Gaulois. Revers sérieux, traumatisant, mais finalement de peu de portée politique et militaire, le raid sénon de 390 impliqua probablement tous les acteurs de la région.
Les Grecs et Auguste, la construction de l’histoire
Clair, nuancé, réaliste, appuyé sur le croisement des sources de toute nature, le tableau des événements se voit ensuite complété par l’analyse de son approche par les historiens romains. Dès l’origine, l’historiographie romaine se veut très influencée par la culture grecque, élevée au rang de modèle. En découle l’élaboration d’analogies, de parallèles, entre Rome et les autres cités du monde hellénistique. Les auteurs relèvent les plus frappants dans les récits de la lutte opposant Rome à Véiès, divers indices permettant d’estimer qu’ils furent élaborés dès le IIIè s.av.J.-C. L’épisode de l’attaque gauloise contre la ville fut probablement réécrit sous les mêmes influences, et enrichi (particulièrement pour les péripéties concernant le Capitole) par des motifs étiologiques. C’est Tite-Live qui donne, à l’époque d’Auguste, la version définitive des récits des guerres contre Véiès et de la prise de Rome. Sa philosophie de l’histoire romaine repose sur une conception cyclique du temps, alternance de périodes d’essor et de déclin. Il trace ainsi des analogies entre les épisodes difficiles des années 400-390 et les turpitudes des guerres civiles du 1er s.av.J.-C., avant de poser Camille comme sauveur et restaurateur de la concorde et de la prospérité, au même titre qu’Auguste. Sa version est donc profondément influencée par une préoccupation contemporaine de rénovation morale, religieuse et politique qui rejoint celle du nouveau maître de Rome.
Très convaincante, cette analyse historiographique vient donc brillamment éclairer l’approche historique des faits, en une dualité que les auteurs espèrent voir suivie… ce à quoi on ne peut que souscrire : beaucoup de nos connaissances sur l’Antiquité gréco-romaine viennent en effet des textes littéraires, nés d’une historiographie encore balbutiante et donc sujets à de multiples interprétations.
Comme tous les autres titres de la collection, l’ouvrage présente en outre de remarquables compléments et qualités formelles (qui font aisément oublier une ponctuation parfois hasardeuse) : lexique, chronologie, sources et bibliographie, liste détaillée des lieux à visiter en rapport avec le sujet… Ceux-ci sont d’ailleurs très largement représentés dans le livret d’illustrations en couleurs, fort convenablement légendées, qui comprend, avec quelques utiles cartes, de belles photographies dues à Thierry Piel. Un esprit pointilleux pourrait y déplorer l’absence de représentation, de quelque nature qu’elle soit, des protagonistes de l’époque, toujours utile pour visualiser les choses et véritable « marque de fabrique » des productions Osprey dont Illustoria s’inspira naguère. C’est peut-être signe, justement, que la collection est maintenant arrivée à maturité. La qualité du travail, concis (comme le veut le format de la collection) mais passionnant et original, réalisé par Thierry Piel et Bernard Mineo incite en tout cas à le croire.
© Stéphane Moronval