A l’heure où l’histoire scolaire semble, en France, en plein remousQuoiqu’en disent les légalistes inspecteurs, Laurent Wirth et Laurent Carroué, la récente réforme du lycée a opéré un recul important de l’enseignement de l’histoire et géographie au lycée., l’histoire universitaire, quant à elle, prend la pose, dans cet ouvrage historiographique aux visées institutionnelles, et affiche sa vitalité et son dynamisme au travers de ce tour d’horizon envisagé sous les deux angles de l’histoire, le chronologique et le thématique.
Cet ouvrage aux allures de photographie de famille de l’histoire française constitue la traduction d’un colloque qui s’est tenu en janvier 2010 sous l’égide du Comité français des sciences historiques prenant ainsi le relais du panorama dressé en 1995 par François BédaridaBEDARIDA François (dir.), L’Histoire et le métier d’historien en France 1945-1995, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1995..
En introduction, Jean-François Sirinelli nous met en garde sur l’aspect forcément partiel de ce « bilan » qui opère des choix mais souhaite avant tout refléter les grandes sensibilités ainsi que la pluralité de l’histoire en France, il rend également compte de la difficulté de dresser un tel bilan au regard de la spécialisation poussée de la discipline historique.
L’ouvrage se divise donc en deux parties : lors d’un premier temps relativement classique sont passées en revue les évolutions scientifiques propres à chacune des quatre périodes historiques alors qu’une deuxième partie tente d’embrasser les grandes thématiques à l’œuvre au sein de l’histoire française de la fin du XXème et début du XXIème siècle.
Les sciences de l’Antiquité, la France en terre étrangère
L’histoire de l’Antiquité demande une synergie de plusieurs compétences et les historiens doivent travailler de concert avec les archéologues, épigraphes, papyrologues, numismates. La France entretient depuis longtemps cette association des spécialités et a traditionnellement expatrié son savoir-faire sur les chantiers de fouilles méditerranéens et proche-orientaux, au premier des rangs desquels Saqqarah et Mari. Ces fouilles ont donné lieu à d’importantes publications de sources épigraphiques et de synthèses mais également d’expositions jouant le rôle de médiation entre recherches et vulgarisation.
Quant aux écoles françaises d’Athènes et de Rome, leur dynamisme ne se dément pas puisqu’elles se trouvent souvent à l’origine de projets européens : séminaires, colloques, fouilles.
Enfin, de nouveaux questionnements dans une perspective pluridisciplinaire tendent à faire éclater le carcan chronologique de la période dévolue à l’Antiquité en mordant sur le Haut-Moyen âge, notamment tout ce qui concerne les recherches anthropologiques et juridiques se manifestant plutôt dans le temps long.
Le Moyen âge, entre doutes et renouvellements
Au contraire de l’histoire antique, l’histoire médiévale, en France, affiche une attitude plus septique quant à son objet et ses finalités. Incertitudes chronologiques d’abord avec la remise en cause de la mutation de l’an Mil laissant place à une période aux temporalités plurielles plongeant ses racines dans le monde antique et dont les évolutions se poursuivent bien au-delà de la Renaissance. Incertitudes également quant à l’identité du Moyen âge lui-même : monde rural ou monde urbain ? Monde chrétien ou monde pluri-religieux ? Société de liens personnels ou d’institutions ?
Incertitudes encore sur sources et les méthodes : les sources documentaires doivent déconstruites, séparées de leur gangue subjective (mémoire, représentations et constructions mentales) et confrontées aux sources archéologiques. De plus, le courant postmoderniste initié outre-Atlantique à travers le linguistic turn, par exemple, a fini de plonger les médiévistes dans une période de doutes quant à leur objet historique dont ils avaient ouvert les approches sur les questionnements plus anthropologiques et sociologiquesLes historiens ont par exemple fait appel au modèle maussien du don et contre don..
Face à ces doutes, les médiévistes se sont regroupés et ont renforcé leur travail au sein de laboratoires de recherches. Ils ont également renouvelé leurs thématiques de recherche grâce aux ouvertures sur les autres sciences humaines ou à l’occasion de programmes généraux ou de débats. Parmi ces programmes visant à mieux cerner et identifier l’objet médiéval citons en histoire politique, la genèse de l’Etat moderne ou la relation entre politique et religieux dans els mondes musulman et byzantin. En histoire sociale, les médiévistes pointent leurs projecteurs sur les élites politiques, intellectuelles et religieuses. En histoire économique, longtemps délaissée, on s’interroge sur le thème du patrimoine et de sa transmission, question très fertile car touchant aussi bien aux relations entre les individus que les groupes, règlements de conflits… Et sollicitant ainsi une approche sociologique et anthropologique. Le marché de la terre constitue également un thème de renouveau qui sollicite aussi l’approche sociologique autour du modèle weberien et du concept de valeur symbolique.
Enfin, ces incertitudes, ces renouvellements ont donné lieu à des débats comme celui autour de la mutation de l’an mil et de la crise de 1300 qui démontrent que l’histoire médiévale française fait encore preuve de vitalité.
Les défis de l’histoire moderne
Dans une organisation et une clarté plus confuse, Roger Chartier s’est attelé à analyser la santé de l’histoire moderne en France qu’il confond avec l’histoire moderne de la France. Il relève tout d’abord son déclin relatif qu’il explique par l’attention accrue portée à l’histoire contemporaine. Puis, il se pose la question de la délimitation chronologique de cette troisième période, notamment dans sa partie avale, avec la prise en compte ou non de la Révolution et de l’Empire qui concentrent une part non négligeable des travaux recensés.
Ensuite, en termes de thématiques, Chartier relève l’insuffisance de l’histoire politique dans les travaux modernistes au profit de l’histoire sociale et économique relativement vigoureuse pour cette période.
Pour Chartier, l’histoire en générale et moderne en particulier doivent faire face à plusieurs défis : la crise du livre, la concurrence des mémoires, les séductions de la littérature. Face à ces défis Chartier expose deux réponses de l’histoire moderne: d’une part en faisant de l’histoire des mémoires et d’autre part en repensant les relations entre histoire et fiction.
Enfin, pour clore sa présentation, Chartier propose quelques trames qui sous-tendent les recherches actuelles de l’histoire moderne comme les études autour de la notion de « civilisation », des relations entre Etat et société, de la violence, des réformes religieuses et la construction d’une sphère publique politique. Replacer la France moderne dans le cadre d’une histoire plus globale à l’occasion d’études sur l’expansion coloniale ou les traites négrières est également une orientation récente des recherches attachées à cette période. Là aussi, l’heure est au désenclavement entre espaces tout comme entre champs historiques mais également entre disciplines des sciences humaines.
L’histoire contemporaine
L’histoire contemporaine rassemble le plus gros du bataillon des historiens français.
Et au sein de cette histoire contemporaine, et ce malgré quelques renouvellements, c’est la période du XXème siècle qui, au gré des commémorations, suscite le plus de vocations.
Comme le souligne à juste titre Philippe Poirrier, la tâche du contemporanéiste n’est pas aisé, sollicité voire écartelé qu’il est entre « opportunité scientifique, conviction citoyenne et demande sociale ».
Cependant, les contemporanéistes semblent, selon Poirrier, avoir défini un nouveau paradigme dominant commun aux différentes approches historiques. Après le paradigme de l’histoire économique et sociale, l’histoire socioculturelle ou culturelle du social semble, aujourd’hui faire consensus et rassembler le gros des troupes tout en ancrant l’histoire du côté des sciences sociales.
Mais cette communauté contemporanéistes n’est pas pour autant à l’abri de débats.
Philippe Poirrier en retient trois. En premier lieu, l’histoire du communisme initié par des ouvrages polémiques tels ceux de Furet ou de Courtois ont contribué à diviser les historiens sur les thèmes de la pluralité des communismes, de sa comparaison avec les autres totalitarismes et de son aspect criminogène. L’autre chantier en plein renouvellement est celui de l’histoire de la Grande Guerre relue en profondeur à la lumière de la notion de « culture de guerre » et accompagnant ainsi le développement de cette histoire socioculturelle. Cette approche anthropologique de la guerre tend à s’étendre à tous les conflits du XXème siècle ainsi qu’à la recherche historique européenne sous l’impulsion de l’Historial animé par Jean-Jacques Becker. Enfin, l’histoire coloniale a également subit une relecture au prisme du culturel autour de la notion de « culture coloniale ».
D’autres renouvellements ont pu être guidés par des recherches internationales et témoignent de l’ouverture progressive, timide selon Poirrier de l’histoire contemporaine à l’histoire globale et comparée. Les appropriations françaises de l’histoire du genre, et de la microstoria se sont accompagnées d’adaptations encore trop raresCORBIN Alain, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, Paris, Flammarion, 1998..
L’histoire contemporaine tente également de s’inscrire dans une histoire globale favorisée par des programmes européens, les réseaux scientifiques et la mobilité des chercheurs mais cette insertion bute encore, selon Poirrier, sur le déclin de la langue française comme langue scientifique réduisant la réception de certains travaux malgré les traductions de plus en plus systématiques des grandes revues historiques françaises.
Enfin, Philippe Poirrier s’attarde sur le renouveau de l’historiographie devenue une véritable sociologie historique de la profession et des usages de l’histoire, dont l’enseignement en université se généralise. Ce renouveau a débouché sur deux nouveaux champs d’exploration, l’histoire des « guerres de mémoires » et le rôle des historiens dans la Cité.
Poirrier conclut sa présentation par une question dessinant les enjeux de l’histoire contemporaine : « Comment l’historien du contemporain peut-il faire entendre le discours scientifiques dans une société saturée par la tyrannie de la mémoire et le présentisme ? »
Face à ce double défi, l’histoire contemporaine doit, selon Philippe Poirrier, soigner sa transmission et sa diffusion auprès du grand public. L’édition en format de poche accordant une grande place à l’histoire contemporaine illustre cette volonté.
Le dynamisme et l’avant-gardisme de l’archéologie française
Chose qui peut apparaître surprenante, une place a été faite à l’archéologie dans ce recueil. Cependant, passé l’effet de surprise, on se rend vite compte, à la lecture de ce rapport que l’archéologie française connaît les mêmes évolutions que l’histoire, voire les devance même en matière d’interdisciplinarité.
L’archéologie bénéficie en outre de l’appui de la loi créant l’archéologie préventive multipliant ainsi les sites de fouilles hexagonaux. L’archéologie environnementale, branche de cette discipline s’intéressant aux relations entre les premières sociétés et leur environnement en collaboration étroite avec les sciences de la Terre, a peu à peu conquis les différentes périodes : préhistoire, protohistoire, antiquité, Moyen âge.
La France fût pionnière en matière de préhistoireLa science préhistorique fait son apparition en France au XIXème siècle. dont la majorité des vestiges est constituée de reliques d’activités techniques, auxquels il faut cependant accorder un intérêt beaucoup plus important : du comment, il faut passer au pour quoi et ainsi dessiner des motivations culturelles. Ainsi, la période s’étendant entre – 40 000 et – 30 000Période du Paléolithique récent. est actuellement considérée comme une période d’intense bouillonnement culturel, d’innovation technique et, comme par hasard, c’est la période de possible contact, en Europe entre Sapiens et Neandertal, les spéculations sur le degré de compétition et d’acculturation vont bon train… Les types d’habitats, les types de déplacements, les contextes écologiques et les conditions démographiques sont alors les axes de recherches des archéologues de cette période. La période du mésolithique est également perçue comme une phase de changements, dans le couvert végétal comme dans le développement de la sédentarisation et l’apparition des toutes premières pratiques néolithiques.
On parle de protohistoire à partir de la révolution néolithique
L’archéologie de l’Antiquité grecque a également pris le tournant des recherches environnementales, mais aussi technologiques avec l’utilisation de l’informatique, des microscopes électroniques permettant de mettre au jour les couleurs originelles des sculptures ou les produits transportés dans telle ou telle amphores… L’utilisation des SIG ou de la géoarchéologie permet également de reconstituer l’environnement à l’époque antique.
Du côté de l’archéologie de l’Antiquité romaine et des Gaules ont discute de la pertinence du concept de romanisation en auscultant les oppida de Gaule et Germanie. L’archéologie funéraire et de la construction sont aussi des chantiers de discussion tant sur les méthodes que les problématiques et axes d’études.
Enfin, l’archéologie médiévale a permis d’apporter des résultats significatifs dans les domaines urbain, rural, technique et des relations des sociétés à leur milieu. Ainsi, a pu mettre mis au jour, entre la ville antique et la ville médiévale, une ville du premier Moyen âge, chrétienne héritant de l’Antiquité mais apportant de profonds changements sociaux et culturels. La véritable inflexion de l’urbanisme se situant au XIIème siècle avec une ville véritablement structurée et parcellisée en quartiers laïques et ecclésiastiques aux activités différentes. Cette ville médiévale est le fruit d’un lent processus de près de 500 ans. La deuxième césure est observable au XIVème avec la mise en pierre de l’espace urbain médiéval ainsi que la pétrification de la communauté au sein d’une enceinte. Du côté rural, l’archéologie préventive a permis d’établir le dynamisme du monde rural tout au long du premier millénaire, on parle d’expansion agricole avec des territoires organisés exploitant espaces agricoles, friches, landes et espaces boisés. Les fouilles et études concernant les techniques et les matériaux transformés ont permis d’affirmer l’existence d’une véritable « industrie »C’est le terme utilisé par l’auteur, page 123. médiévale au sein d’une production de masse mécaniséeCette mécanisation médiévale est permise par l’énergie hydraulique et la maîtrise des hautes températures. et destinée à un marché dépassant l’espace local dessinant ainsi l’image d’un Moyen âge innovant.
Enfin, le champ des relations sociétés-milieux est celui qui s’est le plus développé au cours de ces quinze dernières années. Il consiste en l’étude des variations climatiques et de leurs conséquences sur le végétal ainsi que les adaptations des sociétés humaines face à ces changements environnementaux.
Les thématiques en vogue au sein l’historiographie française
1. La violence, les travaux inspirateurs de l’Historial de Péronne
Stéphane Audoin-Rouzeau s’attèle à exposer les travaux ayant trait à la thématique de la violence dans l’histoire, thématique périlleuse tant au point de vue méthodologique qu’épistémologique. Il souligne tout d’abord, à la suite de Jean-Clément Martin, la difficulté de définir ce terme fluctuant selon les contextes, c’est-à-dire selon les perceptions, seuils de tolérance des contemporains. C’est ici que l’histoire affiche son ouverture et emprunte beaucoup à l’anthropologie pour tenter de circonscrire le thème de la violence et le réinsérer dans le jeu social du moment étudié.
De plus, Audoin-Rouzeau souligne l’influence du présent sur l’étude de la violence historique et les questionnements soumis aux interrogations et sollicitations du présent immédiat.
Les travaux historiques sur la violence sont à l’origine des initiatives anglo-saxonnes qui ont bénéficié d’une bonne réception en France et suscités un fort intérêt. Les années 1990 se signalent donc par l’érection, en objet d’étude de la violence de guerre avec notamment Denis Crouzet sur les guerres de ReligionCROUZET Denis, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des guerres de Religion, Paris, Champ Vallon, 1990..
Spécialiste de la Première Guerre mondiale, Audoin-Rouzeau souligne comment l’étude de la violence dans le Premier Conflit mondial a pu servir d’inspirateur à la recherche historique française en général. L’Historial de la Grande Guerre de Péronne fondé en 1989 et présidé par Jean-Jacques Becker a mis la violence de guerre au centre de ses préoccupations, de ses questionnements historiques.
La violence est ici envisagée dans une perspective plurielle et pas seulement guerrière : elle peut être collective, individuelle, psychologique ou physique, en temps de guerre ou de paix, refusée ou intégrée, violence des discours, des images, des représentations, de la perte et du deuil, de la violence politique et des sorties de la violence. Pour lui, ces études sur la violence de 1914-1918, ont joué un rôle matriciel dans la redécouverte de l’objet violence pour les autres périodes historiques. Ces études ont essaimé en aval grâce à l’IHTP, puis en amont autour de la notion dérivée de massacre au moment colonial ou des conquêtes.
Ce que souligne enfin Stéphane Audoin-Rouzeau, c’est les bénéfices de cette thématique de la violence qui a poussé l’histoire au décloisonnement ainsi qu’à l’interdisciplinarité.
2. L’histoire du religieux et du sacré au carrefour des sciences humaines
Comme pour le thème de la violence, celui du religieux et du sacré est plein renouvellement. Un renouvellement qui doit autant à la sociologie qu’à l’anthropologie et dont l’histoire a su faire son miel.
Longtemps, et ce malgré les travaux pionniers de Marc Bloch et le programme d’histoire sociale totale des Annales, le social et le religieux sont restés séparés dans les études historiques, laïcité oblige… La date clé est 1988 avec la parution de l’Histoire religieuse de la France sous la direction de Jacques Le Goff et René Rémond, dans le contexte d’essor de l’histoire des mentalités, sonnant ainsi le développement de l’anthropologie du religieux.
La demande sociale ainsi que l’Etat ont œuvré au développement des études sur le religieux. L’Institut européen en science des religions (IESR) est né de ces préoccupations. Le nombre de thèses sur des sujets religieux connaît alors un fulgurant essor, tout comme l’offre des livres sur ce thème destinés au grand public. Aussi, l’actualité laissant entrevoir un « retour du religieux » a poussé les historiens a participer au débat ainsi qu’à l’éclairer.
L’émergence de la notion de « sacré » est, elle, symptomatique d’une interrogation de l’histoire sur ses concepts heuristiques et de ses relations avec les autres sciences humaines et sociales. Le sacré est alors entendu comme l’essence du social, c’est-à-dire ce qui fait sens collectivement pour rassembler les hommes en société.
Cette association religieux-sacré, outre le fait d’encourager le dialogue de l’histoire avec les autres sciences humaines, bouscule la conception moderne et laïcisée de notre société, républicaine, en revalorisant le religieux dans la construction du social, c’est-à-dire dans le pacte républicain. En un mot, l’auteur s’interroge : « l’étude du religieux dans les sociétés anciennes n’est-elle pas une clé d’entrée dans la totalité du social ? »
3. L’histoire politique, un champ complexe au carrefour
L’histoire politique, celle des Grands comme disait Le Goff restera toujours utile. L’auteur prend ici l’exemple du Moyen âge pour évoquer la rénovation du champ politique. Cette rénovation s’est d’abord opérée au travers de la biographie qui a, accompagné du linguistic turn, contribué à fondre le politique dans le social au travers d’une individualité, « d’un sujet globalisant ».
Ensuite, la notion de pouvoir dissociée de celle d’Etat avant le XIIIème siècle et centrale dans le champ politique a été abordée par des chemins détournés sollicitant les apports de la sociologie et de l’anthropologie au travers de l’étude des élites et de la constitution des espaces de pouvoirs féodaux.
Aussi, la notion d’Etat moderne, critiquée, n’est usitée que pour les périodes postérieures au XIIIème siècle et les études se sont adonnées à la comparaison européenne. Des travaux portant sur la théorie politique puis les finances publiques ainsi que le droit et la justice font partie des grands chantiers actuels.
Cependant, l’auteur n’hésite pas à pointer quelques insuffisances dans les réflexions d’ensemble sur la monarchie et la place du roi, l’espace public et l’opinion publiquePeut-on ainsi transférer la notion d’espace public de la période des Lumières à celle du Moyen âge ? C’est le chantier lancé par Nicolas Offenstadt et Patrick Boucheron. .
4. L’histoire politique contemporaine au risque des mémoires et des idéologies
Les historiens du politique contemporains ont dû, au cours du XXème et de ce début de XXIème siècle, faire face à plusieurs défis. Ceux de la mémoire d’abord de plus en prégnants dans l’espace public, tout comme ceux des idéologies révolutionnaires après 1989 et l’ouverture des archives soviétiques, mais également des défis d’ordre professionnels concernant l’évolution des outils (le développement d’internet) et des méthodes de travail (internationalisation, comparatisme), mais également d’ordre institutionnels aux vues des menaces pesant sur les postes, les recrutement d’enseignement laissant ainsi planer sur le renouvellement générationnel. Il n’en fut rien, la vitalité de l’histoire contemporaine fut au rendez-vous, ces quinze dernières années.
En effet, la chute du modèle soviétique ainsi que le réveil des mémoires ont contribué à exercer de fortes tensions sur le métier de l’historien du politique contemporain. Les débats ont d’abord porté sur le concept de totalitarisme emprunté aux sciences politiques et remis au goût du jour, entre autre, par François Furet. L’emploi de ce concept par les historiens a engagé un processus comparatiste entre les régimes nazi et soviétique provoquant alors un débat houleux et concurrentiel des mémoires, fondé sur une comptabilité macabre. Ainsi, de nombreuses périodes de tensions et de violence politiques ont été scrutées au prisme de ce concept de totalitarisme comme la Révolution française.
Le concept de transition démocratique, également emprunté aux sciences politiques fût utilisé pour réinterroger des périodes aux mémoires sensibles comme le régime de Vichy en France, l’Espagne franquiste par exemple ou encore l’époque coloniale.
Après avoir interrogé les périodes douloureuses des sociétés occidentales du XXème siècle, les historiens se sont déportés, dans le sillage de Pierre Rosanvallon sur le champ de la démocratie et par extension de l’Etat, de son administration, de ses politiques et des mécanismes et logiques de décisions, se rapprochant ainsi des travaux des économistes, politologues ou sociologues. L’ouverture des archives de la Vème République a alors permis l’essor des biographies et les plongées dans les machineries des parties et des ministères.
Enfin, la notion de culture politique, dans le sillage de Claude Nicolet, a ouvert aux historiens un vaste champ de prospection en réunissant acteurs, valeurs, institutions, symboles, rites et représentations autour de la démocratie.
Dernier changement enfin, l’apprivoisement par l’histoire politique, du temps long, à côté de recherches centrée plus sur des évènements brefs ré-auscultés au gré des anniversaires et commémorations. Dilation du temps, mais également dilatation de l’espace des historiens français du politique qui s’ouvrent peu à peu aux travaux étrangers et au comparatisme.
5. L’essor du genre, champ historique pluriel
S’il est un des champs de l’Histoire qui a considérablement évolué en France, c’est bien celui du genre, vogue venue timidement d’abord des chercheurs anglo-saxons, elle s’est véritablement imposée en France dans les années 1990La revue Clio. Histoire, femmes et sociétés voit le jour en 1995. avec les publications de grandes synthèses déclinant les femmes à toutes les époques. François Thébaud et Michel Perrot sont ainsi les initiatrices en France, de ce domaine en plein essor, aux vues du nombre de thèses et de publications destinées au grand public qui voient le jour depuis quinze ans.
Le concept de genre tend à remplacer peu à peu le mot « femmes » perçu comme trop militant ou subversif ; tout en dissociant sexe biologique et social, il désigne avant tout des rapports de pouvoir qui forgent les identités sexuées. En ce sens, étant donné que les formes de domination et de pouvoir sont multiples, l’histoire du genre se fait plurielle et ouverte sur les autres champs historiques constituant ainsi autant de portes d’entrée à cette histoire du genre : histoire sociale, culturelle, religieuse, politique, de l’éducation, de la famille… Mais elle fait également appel aux autres sciences humaines comme l’anthropologie, la sociologie, la philosophie, la psychologie ou la littérature. Reflet de ce succès, l’histoire du genre et des femmes s’ouvrent depuis peu à l’histoire de la masculinitéDont Pierre Bourdieu a pu inspirer le développement avec son ouvrage, La Domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998. … Parité oblige… Il en va de même pour le développement de l’histoire du corps et des sexualités qui traduisent également cet essor. Cependant, l’histoire des genres n’a pas encore colonisé toutes les périodes et l’époque médiévale reste encore largement imperméable à ce domaine de l’Histoire. De plus, son vocabulaire n’est pas encore stabilisé. Malgré ces difficultés, l’histoire du genre tente d’imposer son projet : historiciser ce qui fut longtemps donné et perçu comme naturel et immuable.
L’auteure du rapport, Christine Bard souligne enfin que les études du genre restent peu polémistes mais également peu visibles en France et conclut par cette définition inattendue mais de circonstance du « faire de l’histoire » : « […] faire de l’histoire est une expérience transgenre. C’est l’effort de se mettre dans la peau de… »
6. L’Histoire culturelle, une histoire omniprésente ?
L’histoire culturelle a fait son chemin dans la galaxie historienne française. Est-elle venue l’heure de la consécration de l’histoire culturelle ou celle de son déclin ?
L’histoire culturelle consisterait en une histoire des objets construits mais également comme l’usage d’un regard ou d’un point de vue.
Cependant, l’histoire culturelle semble avant tout avoir colonisé l’histoire contemporaine en délaissant notamment l’histoire médiévale. Et, dans cette histoire contemporaine, s’être immiscée dans l’histoire politique traquant les symboles, les représentations, les concepts de la politique au sein des ouvrages de Sirinelli, Rosanvallon, Becker ou Serna s’inscrivant plutôt dans une histoire sociales des représentations ; ici aussi, l’histoire se fait plurielle et transversale oscillant entre le culturel, le politique et le social.
Un des axes fort de cette histoire culturelle est la remise en cause de la dichotomie nature/culture en tentant de dessiner l’évolution des représentations des objets en apparence naturels. Cette déconstruction du naturel en objet construit offre au chercheur un vaste territoire des paysages aux catastrophes naturelles en passant par l’agriculture ou le corps humain. L’histoire culturelle s’assigne également pour objectif de dresser l’acte de décès de l’instinct et de l’inné dans les comportements humains, à l’instar des travaux pionniers de l’historien du sensible, Alain Corbin qui s’est patiemment attelé à la déconstruction des sons, des odeurs et des sentiments. L’influence des travaux des anthropologues ne sont ainsi jamais très loin de ceux des historiens du culturels… Ouverture encore ici de l’Histoire où les champs des sciences humaines ne cessent de se croiser et de s’entremêler… Enfin, les actions de lire, écrire, voir ou regarder ont constitué les champs pionniers de l’histoire culturelles défrichés par de grands noms comme Chartier, Ginzburg, Darnton ou Pastoureau, Veray et Gerverau pour les couleurs, images et le cinéma d’actualité de la Grande Guerre.
Ainsi l’histoire culturelle semble avoir colonisé de nombreux territoires de l’historien français et s’être dessiné de vastes horizons aux contours flous, au risque de la dilution de son objet ? L’auteur conclut habilement que l’histoire culturelle peut constituer un tremplin pour les historiens d’aujourd’hui comme l’avait été en son temps l’histoire économique et sociale, pour un Corbin, par exemple…
7. Les relations internationales, approfondissement, renouvellements et décloisonnement
Ce sont Lucien Bély et Georges-Henri Soutou qui se partagent la tâche de rapporter les évolutions historiographiques de l’étude des relations internationales à l’époque moderne et contemporaine.
Dans un premier temps, Lucien Bély nous expose la spécificité de l’époque moderne qui invente les relations internationales et les outils de la diplomatieLa notion même de « diplomatie » apparaît au XVIIIème siècle. (ambassades, congrès, volonté des Etats d’avoir des réseaux à l’étranger) tout en prenant soin d’en déterrer les racines enfouies dans le Moyen âge. Là encore, Bély souligne le nécessaire dialogue de l’Histoire avec les sciences humaines voisines telles l’anthropologie ou la sociologie. L’histoire des relations internationales à l’époque moderne s’est cristallisée autour de trois axes. Celui de la représentation du souverain, d’abord, a permis d’enrichir la notion de souveraineté en décortiquant les liens entre le souverain et les princes mais aussi entre le roi et la société qu’il représente. S’il n’existe pas encore de carrière de diplomate, l’Etat a déjà séparé les affaires intérieures des affaires étrangères, mais les hommes de la diplomatie constituent un mode bigarré où se côtoient aussi bien le courtisan que l’officier, le juriste, le clerc ou même le marchand et l’artiste. Ainsi se dessine les contours d’une société cosmopolite européenne de la diplomatie qui se croise sur les routes et dont les femmes, princesses ou non, ne sont point absentes. Le deuxième axe est celui de l’information rassemblée par l’intermédiaire de réseaux, mais également la manière dont cette information est écrite et circule. Ainsi, la diplomatie débouche sur la culture des négociateurs façonnés par la culture de cour, mais ce monde socio-culturellement restreint tend à s’ouvrir au fil des contacts d’avec les mondes lointains. Enfin, le dernier axe de recherche concerne celui de la négociation, de ses codes, de ses symboles, de sa technique ou de son art faisant ainsi de la diplomatie une langue à part entière. Désormais, la technique de la négociation importe plus que ses conséquences géopolitiques déjà bien connues.
Dans un second temps, Georges-Henri Soutou s’attèle à dresser le panorama de l’histoire des relations internationales contemporaines en soulignant le faible nombre de chaires mais en insistant sur les récentes coopérations interdisciplinaires et interinstitutionnelles avec le CNRS ou le CEHDCentre d’Etudes d’Histoire de la Défense crée à Vincennes en 2005 par le Ministère de la Défense. . Soutou insiste également sur la poursuite des axes de recherches initiés par les pionniers du genre, Renouvin et Duroselle qui a en particulier élargi le champ d’étude des relations internationales engagé par son maître, en relations transnationales et en s’intéressant aux processus de décision et en s’aventurant dans les contrées de l’opinion publique, de la culture et de l’immigration. Ces traces ont ensuite été suivies et prolongées en opérant un rapprochement entre les relations internationales, l’histoire politique et intellectuelle. Ainsi, parmi les voies les plus empruntées aujourd’hui de cette histoire des relations internationales est celle des rapports politico-stratégiques mais également celle du poids de l’idéologie dans les relations internationales. Renouvellement touchant également le XIXème à la faveur des recherches sur le système européen et revenant sur les travaux de Duroselle en développant les études biographiques et prosopographiques des décideurs diplomatiques.
Enfin, Soutou termine, et ce n’est pas un hasard, par l’essor des recherches en France sur un domaine longtemps délaissé, la guerre froide, dans ses dimensions internes aux Etats, mais également dans une perspective culturelle SIRINELLI Jean-François et SOUTOU Georges-Henri (dir.), Cultures et guerre froide, actes du colloque Sciences Po / IRICE, Paris, PUPS Paris IV, 2008. (histoire des représentations) : la sécurité en Europe, la politique de l’URSS envers l’Europe, le rôle des pays européens dans la guerre froide et la propagande durant cette période.
Cependant, la conclusion de Soutou reste morose, les vocations de chercheurs naissent souvent de prestations de professeurs lors de cours…Or les chaires d’histoire des relations internationales se font encore rares en France…
8. L’histoire des mondialisations décloisonne les champs historiques
En matière de renouvellement et de dynamisme de l’historiographie française, le rapport d’Olivier Petré-Grenouilleau est très révélateur. En effet, le spécialiste français des traites négrières s’attèle à exposer un champ nouveau de l’histoire, mais un champ de grande ampleur décloisonnant toutes les spécialités historiques. Selon lui, le phénomène de mondialisation correspond à un processus d’interconnexions très ancien aux phases multiples, parfois enchevêtrées et aux rythmes décalés, d’où le pluriel accolé au concept.
Champ récent malgré les orientations pionnières d’un Henri Berr, Fernand Braudel ou Pierre Chaunu, l’histoire des mondialisations est sortie de sa léthargie à al faveur de l’actualité économique et sociale, la crise, mais également des controverses très franco-centrées autour de l’esclavage, de la colonisation et décolonisation.
Ainsi, s’est développée une histoire des mondialisations centrée autour de quelques notions clés comme « échanges », culturels surtout, « transferts techniques et culturels », « réseaux de sociabilité » et « migration », destiné ainsi à nourrir le paradigme de métissage.
Faible visibilité institutionnelle de cette histoire des mondialisations n’est pas forcément synonyme de recherche amorphe. Et si la période contemporaine reste encore délaissée malgré les travaux de Pierre Grosser ou Jean-François Bayart, les périodes plus anciennes ont suscité plus de vocations, Gruzinski, Boucheron accompagnés du géographe Xavier de Planhol et du géohistorien Christian Grataloup. L’étude d’objet à travers l’histoire empruntant à la sociologie historique ou à la philosophie d’histoire comme le climat par Emmanuel Leroy-Ladurie ou le ressentiment par Marc Ferro
9. Les habits neufs de l’histoire économique
Baisse du nombre de thèses, non remplacement des chaires, recul massif des publications, sont-ils des signes que l’histoire économique est entrée en déshérence après une période de gloire où elle fût placée au cœur du projet d’histoire totale des Annales ? Pourtant, l’actualité ne nous rappelle-t-elle pas, sans cesse la prégnance de l’économie sur notre quotidien ?
Ce recul, nous explique le rapporteur, provient en grande partie d’une désaffection des historiens eux-mêmes et spécifique aux historiens français de surcroît. Cependant l’auteur ne plaide pas le recul de l’histoire économique en France mais plutôt sa transformation qui s’incarne avant tout dans un renoncement, celui d’une histoire qui se voudrait totale. Cette transformation se réalise également dans une ouverture de l’histoire économique aux autres sciences sociales comme l’économie ou la sociologie qui convoquent eux aussi la durée, le temps.
Ainsi pour l’auteur, l’effacement de ce type d’histoire n’est qu’apparent et s’explique par un éclatement voire une dissémination au sein des autres champs historique (politique, culturel, sociale…) et justifie alors le titre de son rapport : « production, consommation, échange ». Si les objets restent les mêmes, ce triptyque souhaite montrer que les interrogations et les analyses ont évolué, l’étude des pratiques, des usages et des normes des acteurs ont remplacé celle des structures et des cycles. C’est ainsi que ce changement de focale a nécessité le concours des sciences sociales voisines. Cette ouverture enfin se traduit également dans l’étude des flux longue distance et des marchés internationaux, à l’époque médiévale, notamment.
10. Histoire des savoirs, sciences et techniques
Le dernier rapport présente enfin un champ de la recherche historique à la fois marginal et insaisissable. En effet, cette histoire des savoirs, des sciences et des techniques paraît balkanisée entre d’innombrables sous-spécialités (histoire de la médecine, des mathématiques, de la physique….) et divisibles encore (histoire de la chirurgie, histoire de l’algèbre, histoire de la physique nucléaire…). Insaisissable, elle est aussi par ses capacités à occuper d’autres champs de l’histoire comme l’histoire culturelle, histoire de la production, des représentations…
Ainsi, le risque, selon l’auteur, est que cette constellation de spécialités ne se transforment en autant d’histoires commémoratives des progrès des sciences et du génie de savants passés et ne se coupent alors des contextes dessinés par l’histoire générale. Au-delà du risque téléologique, l’auteur pointe le risque de l’approximation due à l’insuffisance de culture scientifique des historiens et affirme ainsi l’indispensable besoin d’interdisciplinarité dans ce champ historique.
Le rôle de l’historien est de contextualiser ces savoirs, ces techniques, et de faire émerger leurs évolutions dans les différentes temporalités. Trois axes de recherche se sont ainsi dessinés : l’histoire des méthodes et des outils de travail, l’histoire des institutions scientifiques et techniques et l’histoire de ces homes de savoirs et de ces techniciens.
Enfin, l’ultime objectif pour l’historien des sciences, savoirs et techniques consisterait, selon l’auteur, à atteindre le langage scientifique ou technique de l’époque dans lequel les innovations ou inventions scientifiques ont vu le jour. Ce qui amène le rapporteur a poser la question de la novation scientifique : comment a-t-elle émergée ? Comment a-t-elle été perçue ? Comment s’est-elle diffusée ? Quelle en est la part d’héritage et de nouveauté ?
Conclusion, une histoire française innovante et ouverte aux autres sciences humaines
Indéniablement, ce qui ressort de la lecture de ce bilan historiographique de ces quinze dernières années de recherches historiques françaises réside dans le renouvellement que cette histoire a su provoquer en s’appuyant notamment sur une nouvelle génération d’historiens mais également sur les apports des autres sciences humaines en général.
Ce qui domine tout au long de ces rapports relativement clairs et précis, c’est le brouillage progressif des champs historiques qui se croisent et s’entremêlent rendant ainsi de plus en plus floues les frontières de chaque secteur. Ce phénomène de brouillage intervient également dans l’ordre chronologique où les quatre sacro-saintes périodes ont tendance à s’interpénétrer lorsque l’historien chevauche à la recherche des racines profondes ou des conséquences sur le temps long de tel ou tel phénomène.
Entre les lignes de ce bilan historiographique qui fera date, on peut y lire le défi des prochaines décennies pour les historiens français, celui de l’interdisciplinarité, défi d’autant plus ardu que l’université française est finalement peu rompue à cet exercice bousculant les cases des spécialités scientifiques et historiennes en particulier.
© Sébastien Coupez