« Quand la photographie rencontre l’Histoire.
Quand la bande dessinée raconte la photographie ».

Dans la collection « Aire libre », les éditions Dupuis et l’agence Magnum se sont associés pour publier une nouvelle série originale dont les deux phrases précédentes donnent l’intention. Une bande dessinée (développée ici sur 90 pages) est construite à partir d’une photographie, et un dossier documentaire permet au lecteur d’en savoir davantage, notamment sur le travail du photographe.

Et c’est bien le cas avec ce troisième volume de cette série, consacré à Henri Cartier-BressonLe premier concerne Robert Capa et sa photo prise à Omaha Beach ; le second a trait à Raymond Depardon, et un reportage photographique fait à Carthage, en Colombie, dont on pense tout savoir. Le dessin est en noir et blanc. Il est sobre mais précis, ce qui donne un effet paradoxal de recul et de proximité par rapport au récit que nous donnent les auteurs. On peut surtout ressentir comme une forme de modestie, d’hommage à Cartier-Bresson, mais sans aucune flagornerie ni obsquiosité.

En 1943, après deux tentatives, celui-ci a réussi à s’évader. Il revient en Allemagne en 1945, avec les troupes alliées, pour réaliser un court-métrage documentaire sur le rapatriement des prisonniers et déportés, film produit par l’armée américaine : Le RetourL’album donne immanquablement envie de découvrir le film, qui est fort heureusement visible en ligne. On y retrouvera bon nombre de plans qui ont été utilisés dans d’autres films, notamment d’actualités..
Au cours de la période de tournage, Henri Cartier-Bresson continue à prendre des photographies avec son Leica d’avant-guerre. L’un des clichés, retenu pour la couverture de cet album, est très connue (c’est évidemment le principe de la série). On y voit une femme en uniforme prise à partie par une autre qui semble prête à la gifler ; la première a la tête baissée ; la seconde a l’air très vindicatif. Nous n’avons aucune indication sur les faits qui motivent la scène, mais on sent une très forte tension : il règne comme une atmosphère de règlement de comptes. La victime inspire de la compassion, en regard de la haine qu’exprime l’autre femme. Le plan assez large permet de voir qu’en arrière se trouvent d’autres personnes, calmes, qui suivent la scène avec beaucoup d’attention ; un homme porte un uniforme français d’avant-guerre, un autre porte le « pyjama » rayé des déportés, mais on constate qu’il n’en a pas la maigreur ; on note la présence d’autres femmes. La femme au regard baissé fait face à une table, à quoi est assis un civil à lunettes : peut-être un administrateur du camp. Car on sait que la photographie a été prise en mai-juin au centre provisoire de reclassement et de rapatriement de Dessau (Saxe-Anhalt). Elle a ceci de particulier que la moment saisi par l’appareil de Cartier-Bresson se place dans un fort climat de violence, mais dont on sent qu’il va encore s’amplifier dans la seconde qui va suivre.

L’album s’ouvre sur une conversation entre Cartier-Bresson et Robert Capa, le 5 mai 1946. Une exposition posthume doit se tenir au MoMa sur le Français, qu’on a cru mort en captivité. Le voyage en bateau vers New York est l’occasion de faire un retour sur son activité jusqu’à cette date : ses séjours à l’étranger ; le Front populaire (mais pas l’Espagne : cette partie est développée dans le dossier documentaire) ; la guerre, qu’il effectue au service « Film et photographie » ; son enfermement au Stalag V A (Ludwigsburg, Bade-Wurtemberg), à Münsingen ; ses deux tentatives d’évasion, la troisième réussissant enfin ; son retour en France et à la photographie ; et le tournage du film en Allemagne.
On en sait alors davantage sur les protagonistes de la photographie. La femme virulente est une française ; elle vient de reconnaître une informatrice belge de la Gestapo qui l’a dénoncée, laquelle sera rapidement évacuée par des gardes. Et pourtant, ces renseignements ne réussissent à renverser complètement le sentiment que nous donne la vision de la photographie. Malgré ce que l’on apprend, le statut de victime de la Belge contribue à lui faire garder son statut humain, au-delà des drames qu’elle a peut-être provoqués (sur quoi rien n’est dit). En revanche, la violence de la Française fait se rapprocher celle-ci de ses bourreaux, alors que c’est elle qui devrait inspirer de la compassion. On peut supposer qu’Henri Cartier-Bresson a une sensibilité particulière pour les victimes, quelles qu’elles fussent et qu’elles aient fait : son passé de prisonnier est encore trop frais dans sa mémoire, si tant est qu’il se soit effacé un jour, pour qu’il éprouve de la commisération pour la brutalité.

Thomas Tode, chercheur et cinéaste documentaire, enseignant dans différentes universités germanophones, est l’auteur du dossier qui forme la seconde partie de l’album : « Henri Cartier-Bresson. La liberté, le mouvement et l’instant ». Il nous permet de revenir sur le travail du photographe (dont de nombreux clichés sont parfaitement reproduits sur des pages doubles), dont le style se caractérise par des prises de vue qui cherchent à capturer la mobilité, lui-même s’inscrivant dans cette dynamique, ce qui ne l’empêche pas de nous offrir des photographies pourtant composées. C’est toute la force de Cartier-Bresson d’avoir su tirer le meilleur parti de ses Leica, des appareils qui permettent de travailler discrètement et rapidement : l’expression même que suppose les instantanés.
Il revient également sur le compagnonnage de ses débuts avec le cinéma militant au sein du collectif Nykino (pour « New York Cinema »), animé par Paul Strand (photographe et cinéaste) et Leo Hurwitz. C’est là qu’il comprend ce que la pratique de la photographie et du film peuvent apporter au regard qu’il jette sur ce qui l’entoure. Pendant la guerre d’Espagne, pourtant, il se concentre sur l’image animée et ne photographie pas : il le regrettera, notamment quand il prendra connaissance du travail de Robert Capa, Gerda Taro, Fred Stein, David Seymour et d’autres encore. Pourtant, il filme et il photographie le Front populaire en France, en participant aux films de Renoir comme deuxième assistant (La Règle du jeu ; Partie de campagne). C’est aussi cette posture qu’il conserve désormais, comme on le voit avec Le Retour. Et pourtant, la notoriété du photographe a dépassé celle du cinéaste, dans l’imaginaire collectif. C’est précisément le mérite de Cartier-Bresson, Allemagne 1945 que de permettre de découvrir aussi qu’il avait un domaine d’expression qui ne se limitait pas à la photographie

Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes®