Un compte-rendu de l’album qui sera publié le 17 juin prochain vient d’être fait, qui concerne Henri Cartier-Bresson. Le premier volume de la série, publiée avec le concours de l’agence Magnum, avait été consacré à un autre photographe de la même maison : Robert CapaPseudonyme de Endre Erne Friedmann, d’origine hongroise.. Commencer par lui ne doit pas au hasard : il est le fondateur de Magnum, conçue comme une coopérative, avec Cartier-Bresson et d’autres.
On en rappelle le principe de la série : l’une des photographies de l’artiste retenu figure en couverture, et sert de fil conducteur à la bande dessinée. Un dossier documentaire vient apporter des compléments d’information : comme pour les autres albums de la série, celui-ci est à la fois très riche et très bien informé.

Pour Robert Capa, les éditions Dupuis et Magnum pouvait retenir son spectaculaire cliché du milicien espagnol, Federico Borel Garcia, saisi par la photographie dans la fraction de seconde où il vient d’être percuté par une balle en plein tête, à Carro Muriano, sur le front de Cordoue, le 5 septembre 1936. Le cliché avait paru dans la magazine Vu, le 23 septembre suivant, sous le titre « Comment ils sont tombés ».
Il aurait tout autant pu s’agir de la colonne de « Réfugiés espagnols [des Brigades internationales] conduits vers un camp entre Argelès-sur-Mer et Le Barcarès », en mars 1939, emmenés par un brigadier de gendarmerie.
Le choix aurait encore pu se porter sur son ultime prise de vue. Robert Capa accompagnait alors un peloton français « dans le delta du Mékong, sur le route de Nam Dinh à Thaï Binh, le 25 mai 1954, peu avant 15 h. » (la photographie figure en fin de dossier documentaire). Quelques minutes plus tard, à 15 h. 10 (selon le communiqué de presse) le photographe saute sur une mine.
C’est un autre cliché qui a été retenu, tout aussi célèbre, qui appartient à une série qui a été réalisée sur la plage d’Omaha Beach, le 6 juin 1944 (« The Face In The Surf »), qui vient témoigner de l’importance du travail de Robert Capa, considéré comme l’un des « pères » du photo-journalisme moderne.

Par petits sauts chronologiques, on parvient assez rapidement aux alentours du D-Day, que Robert Capa attend à Londres. Le 29 mai 1944, « quelques douzaines » de correspondants de guerre sont choisies pour accompagner les troupes, dont quatre photographes. À Omaha Beach, ce sont treize de ces correspondants qui débarqueront avec Robert Capa, représentant les principaux titres de la presse américaine. On sait que son travail connaîtra des déboires : si ses quatre pellicules parviennent bien au laboratoire photographique du bureau londonien du magazine Life, le 7 juin au soir, une erreur de manipulation en détruit trois. Ne restent que onze clichés Il aurait pris entre 72 et 106 photographies., et même dix, reproduits dans le dossier documentaire. Ce concours de circonstances rend les photographies de Robert Capa exceptionnelles. Mais à la rareté, il faut ajouter la qualité des prises de vue et les conditions dans lesquelles elles ont été réalisées : l’eau de mer qui abîme le matériel, et surtout les risques encourus durant les six heures de présence du photographe sur la plage, face à Saint-Laurent-sur-Mer. Capa en fera le récit un peu plus tard, dans un récit autobiographique publié en 1947 aux États-Unis : Slightly Out Of Focus.

L’un des clichés a connu une grande notoriété, qui représente un G.I. couché dans l’eau, poussant son matériel devant lui, comme une protection dérisoire. On a longtemps cru qu’il s’agissait d’Edward K. Regan, mais il semblerait qu’il s’agisse plutôt de Huston S. Riley qui, blessé, a été secouru par deux hommes dont Capa. On retrouve l’un des traits qui caractérisent le style de Robert Capa, à savoir une proximité importante avec son sujetSur la plage, on sait qu’il avait travaillé avec ses deux Contax II dotés respectivement d’un objectif de 50 et d’un 35 mm., ce qui rappelle l’un de ses adages : « si tes photos ne sont pas bonnes, c’est que tu n’es pas assez près ». Mais surtout, ce principe de travail, allié à un cadrage précis alors qu’il a été fait presque spontanément, permet au spectateur de se mettre à la place du photographe et d’éprouver la proximité dont il vient d’être question. Le léger flou, volontaire ou non – mais dont on apprend que Capa le recommande –, vient accentuer l’intensité dramatique de la situation photographiée.

Les dessins sont réalisés en noir, avec des teintes bleutées, dans un style qui m’a rappelé celui d’Emmanuel Guibert, l’auteur de la série « La Guerre d’Alan »footnote]Voir le site des éditions L’Association.[/footnote]. Cela contribue à inscrire le récit dans le passé, et pourrait être interprété comme une volonté de mettre le lecteur à distance. On a parfois des plans très larges (le port de Weymouth, dans le Dorset ; la plage du débarquement, etc.) que permet le format « paysage », un choix plutôt inhabituel en bande dessinée. Leur sont superposées des vignettes, qui offrent des vues beaucoup plus rapprochées : on a ainsi une multiplication des angles de vue qui permet d’avoir un regard plus étendu sur la situation qui nous est donnée à voir. Cela donne une idée du travail de composition qui a été fait, d’autant plus intéressant que le lecteur n’est jamais perdu. L’effet de mise à distance qui a été suggéré plus haut ne tient donc pas.
Il tient d’autant moins que le récit est fait à la première personne du singulier, ce qui permet de le vivre en se mettant à la place du narrateur : Capa nous accompagne, et c’est aussi parfois avec ses yeux que l’on voit les scènes relatées. L’histoire est donc composée de manière rétrospective : il s’agit d’une conversation téléphonique avec un interlocuteur dont on ignore les paroles. Capa lui répond, installé dans une baignoire, à Tokyo, le 28 avril 1954, un mois environ avant sa mort. On finit par apprendre qu’il a accepté de remplacer au pied levé un photographe de Life, Howard Sochurek, pour un reportage en Indochine.

Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes®