Jean-Claude Zancarini est professeur des universités émérite à l’ENS de Lyon. Il est l’auteur, avec Jean-Louis Fournel, professeur à l’université Paris-8 Vincennes/ Saint-Denis, de nombreux travaux sur l’histoire de la pensée politique italienne de l’Ancien Régime, dont Les Guerres d’Italie, Les batailles pour l’Europe (1494-1559)La Politique de l’expérience et La Grammaire de la République. Ensemble, ils ont aussi proposé plusieurs éditions françaises commentées des œuvres de Savonarole, Machiavel et Guicciardini.

Cette biographie fait le récit de la vie d’un homme prise dans les guerres quasi permanentes qui ont déchiré et bouleversé l’Italie et Florence. Pour Machiavel, faire de la politique, c’est faire la guerre. Son œuvre toute entière s’inscrit dans ce contexte, elle entremêle écriture, politique et histoire sans que l’on ne puisse vraiment les distinguer. A partir de 1494 (date à laquelle les Médicis sont renversés et chassés de Florence lors de la chevauchée italienne de Charles VIII, pour Machiavel, il convient de faire, dire, et penser la guerre. L’écriture permet d’expliquer ce qui se déroule sous les yeux de ses contemporains, pour agir. C’est pourquoi cette biographie aborde l’ensemble des écrits de Machiavel, en étudiant toutes les sources disponibles, avec une attention particulière portée à la correspondance, amicale et professionnelle du Florentin. Il s’agit ici de lui redonner son épaisseur historique, de dire son existence, de montrer son expérience, faite de savoirs et de pratique politique. Les auteurs nous invitent à voir un Machiavel en situation et en action, pour qui les mots sont une des formes de l’existence.

Le livre propose un découpage chronologique en 4 parties. La première étudie la « naissance » de Machiavel, c’est à dire son entrée à la Chancellerie de Florence à partir de 1498, en analysant notamment ses textes de Secrétaire. La deuxième partie aborde la façon avec laquelle Machiavel, tombé en disgrâce et révoqué par les Médicis en 1512, cherche à retrouver leurs faveurs. C’est dans ce contexte qu’il rédige Le Prince, et qu’écarté du pouvoir, il trouve une nouvelle énergie auprès de jeunes gens qui vont l’inciter dans les jardins des Rucellai à livrer ses réflexions. Il rédige alors deux textes fondamentaux : les Discours sur la première décade de Tite-Live et L’art de la guerre. La 3ème partie, en s’appuyant, entre autres textes, sur les Histoire florentines, montre un Machiavel revenu dans le jeu politique. Enfin, la dernière partie, évoque la place de Machiavel auprès de Francesco Guicciardini, dans la dernière tentative italienne pour faire face à la menace impériale après 1525.

En préambule de la première partie, « Le secrétaire florentin » (1498-1512), les auteurs passent rapidement sur les maigres éléments biographiques connus de la vie de Machiavel pour s’intéresser à ce qui constitue « l’acte de naissance » de sa vie professionnelle et politique, son entrée dans la chancellerie florentine, le 28 mai 1498. Quelques semaines auparavant (7 avril 1498), le moine dominicain Savonarole a été arrêté, puis pendu et brûlé (24 mai 1498) . C’est donc dans ce contexte de guerres incessantes, les guerres d’Italie, que débute la fonction de Machiavel. Écrire sa vie jusqu’en 1512 c’est donc aussi narrer les guerres menées par la République de Florence. Les centaines de lettres de chancellerie rédigées par Machiavel constituent une source de tout premier ordre pour comprendre la vie de Machiavel ; pour faire le récit de la vie d’un homme, qui croise histoire personnelle et Histoire « en lettres de de feu »( p. 39) . Comprendre ses textes, dans toute leur diversité, c’est donc raconter la vie d’un homme acteur et auteur de la vie politique.

A peine entré en fonction, le chancelier Machiavel est confronté au soulèvement de Pise en 1494, qu’il évoque dans son Discorso sopra Pisa (1499). Après avoir analysé la situation, Machiavel préconise l’usage de la force contre la cité pisane. Les entreprises guerrières des florentins contre Pise échouent à plusieurs reprises, malgré l’aide de leur allié traditionnel, le Roi de France. Cet échec provoque une crise diplomatique entre la France et Florence. Machiavel est chargé d’accompagner Francesco della Casa en légation auprès de Louis XII pour la résoudre. C’est la première des nombreuses missions et voyages diplomatiques du florentin, qu‘il est impossible de résumer ici en quelques lignes. Dans sa correspondance avec Florence, Machiavel recommande aux institutions de la République de payer ce que réclame le Roi de France au risque de s’en faire un ennemi. Cette première légation permet à Niccolò Machiavel de comprendre beaucoup de choses et d’inciter au passage les Français à se méfier du Pape Alexandre VI et de son fils César Borgia. C’est d’ailleurs lors de deux missions de ce dernier que Machiavel prend conscience de la faiblesse militaire de Florence. Menacée par le Valentinois, la ville doit céder à ses demandes et accepter de modifier ses institutions en créant un Gonfalonier à vie, fonction pour laquelle Piero Soderini est choisi en le 22 septembre 1502. Lors d’une deuxième légation à Imola, auprès de César Borgia, Machiavel estime, avec raison, que ce dernier l’emportera dans les luttes qui l’opposent à ses anciens lieutenants, car il dispose d’une vision à long terme (« vedere discoto »). Machiavel peut ensuite analyser dans ses écrits les erreurs qui ont conduit plus tard le Valentinois à sa perte, avoir consenti à l’élection de Giuliano della Rovere, le futur Jules II. De sa connaissance et de ses réflexions sur César Borgia, le florentin acquiert surtout la ferme conviction que la sécurité de Florence, ou de tout autre régime, doit reposer sur ses « armes propres », et non pas sur l’usage de troupes étrangères ou de mercenaires.

Machiavel va donc s’employer à convaincre le gouvernement de Florence que la République a besoin des ses « armes propres » . Dans les Décennales, des vers écrits de sa main, incitent d’ailleurs Florence à « rouvrir le temple de Mars ». Un nouvel échec devant Pise, véritable honte pour les Florentins, relance le projet, en germe depuis 1504, de lever des troupes sur le territoire de la cité. Machiavel se lance avec toute son énergie dans la création de l’Ordinanza. Il supervise la levée des troupes (choisies dans la campagne de Florence, le contado), se préoccupe des questions de discipline et du règlement, de l’armement, de l’équipement, des uniformes…et de la chaîne de commandement. Il considère comme indispensable que le politique contrôle le militaire. En plus de cette mise en oeuvre pratique et technique de l’Ordinanza, Machiavel travaille aussi à la rédaction d’un cadre législatif de cette l’Ordinanza, la Provisione, votée par le Grand conseil en 1506, et la création d’une magistrature ad hoc, les neuf officiers de l’Ordinanza. On est bien loin de l’image du lettré trop éloigné des réalités de la guerre et l’on mesure mieux combien ses connaissances sont fondées sur l’expérience. La « longue expérience des choses modernes » restera toujours un des piliers de sa méthode et la matrice de ses réflexions futures.

Machiavel est ensuite envoyé entre 1507 et 1508 auprès de l’empereur Maximilien II d’Autriche, élu roi des romains, et qui entend venir se faire couronner empereur à Rome par le Pape ,en exigeant au passage le soutien financier de Florence .Les revendications et projets italiens de Maximilien II sont au final un fiasco et la montagne accouche d’une souris, mais Machiavel apprend encore beaucoup à cette occasion, notamment sur l’incapacité de Maximilien II à s’en tenir à ses décisions. C’est ce qu’il reproche aussi à Florence dans le Portrait des choses d’Allemagne, quand il évoque l’incapacité des « républiques faibles » à se déterminer.

C’est ensuite sur le front, contre Pise, que l’on retrouve Machiavel en 1508-1509, où il prend en main l’organisation des fantassins et contribue à la victoire de Florence, non sans susciter au passage des jalousies, par sa capacité à se faire estimer et aimer de ses hommes. On est encore, une nouvelle fois, assez loin de l’image de l’homme de cabinet sans expérience de la chose militaire.

En 1512, Machiavel retourne en France auprès de Louis XII pour l’avertir des projets du Pape Jules II, qui menacent les intérêts français et Florence. Machiavel, dans ses lettres à Florence, pense que le rapport de force est favorable aux Français et que la cité doit continuer à prendre leur parti, pour obtenir des gains territoriaux. La manœuvre de Louis XII qui consiste à organiser un concile à Pise (auquel assiste Machiavel), en espérant déposer Jules II est un échec. Jules II le déclare schismatique et organise la Sainte Ligue avec les Espagnols et les Vénitiens. En 1512, les Français sont vaincus et chassés d’Italie. Florence est directement menacée.

Les troupes espagnoles mettent Prato à sac à la fin août 1512 et à Florence, les partisans des Médicis en profitent pour chasser Piero Soderini. Les Florentins acceptent de payer les 140000 ducats réclamées par le vice-roi Ramon de Cardona. Les Médicis rétablissent la forme de gouvernement antérieure à leur départ en 1494 et suppriment le Grand Conseil. Machiavel espère un temps convaincre les Médicis de le maintenir dans ses fonctions. Dans ses Lettres aux Palleschi (surnom des partisans des Médicis), il leur conseille même de faire en sorte « d’avoir le peuple pour ami ». Le 7 novembre 1512, Machiavel est démis de ses fonctions…

C’est ainsi que se terminent « ses années d’apprentissage du métier de l’État «  au cours desquelles il n’a « ni dormi ni joué », mais où il acquis une expérience considérable, matière précieuse pour ses textes futurs. Pour Machiavel, écrire c’est continuer à agir. Dans ses Capitoli, textes hybrides, mélanges de lettres et de poésie, rédigés en « Terza rima » et consacré à la Fortune, l’Ingratitude et à l’Ambition, il ne se contente pas de dialoguer avec les poètes anciens. Il convoque « la lecture des choses antiques » et « l’expérience des choses modernes » au service de textes très cohérents dans lesquels la réflexion politique et les questionnements, cruciaux pour l’action, sont toujours présents.

La deuxième partie de l’ouvrage, « Ecrire après, à l’écart, ensemble «  (1512-1519) se concentre sur les textes les plus connus et importants de Machiavel. Il est bien difficile de résumer ici les dizaines de pages de cet ouvrage consacrées à ces textes majeurs. On peut, tout au plus, tenter d’en souligner quelques traits saillants.

Le 7 novembre 1512 Machiavel est donc chassé de la Chancellerie. Il s’agit d’une relégation et non d’un exil, il peut continuer à se rendre en ville, même si les locaux de la Seigneurie lui sont interdits. Au début de l’année 1513, Machiavel est impliqué dans une tentative de conjuration contre les Médicis. Il est torturé puis emprisonné avant d’être relâché en mars faute de preuves. En partisan convaincu des institutions républicaines de Florence, Machiavel se montre soucieux de conserver des relations avec les gouvernants et de se rapprocher des Médicis. Les deux auteurs réfutent l’idée d’un ralliement ou d’une trahison de sa part, mais ils voient plutôt dans cette attitude une forme de continuité de l’État florentin. Machiavel partage alors son temps entre la cité et sa petite propriété de Sant’Andrea in Percussina, près de San Casciano. Il écrit en mars son ami Francesco Vettori, alors à Rome, qui a soutenu sa libération, afin de chercher avec lui un moyen de revenir aux affaires. Plusieurs de ses lettres sont notamment l’occasion pour Machiavel de réaffirmer ses convictions sur « les armes propres ». C’est dans la lettre datée du 13 décembre qu’est mentionné pour la première fois son « opuscule » De Principatibus  (« Des principats »), texte dédié à Julien de Médicis. Son but est alors de montrer aux Médicis de Rome ce qu’il peut leur apporter par son expérience professionnelle, qu’il évoque alors (et il s’agit d’une mention unique) en parlant de « l’arte dello Stato », qui renvoie ici au sens de métier (comme les Arts, ou corporations de la laine ou de la soie).

Les auteurs abordent un aspect important, sujet à débats,celui de la datation de la rédaction du Prince . On retrouve les premières traces de lecture du manuscrit du texte à partir de 1516, voire de 1515. Il est aujourd’hui admis que ce dernier a été rédigé entre l’été 1513 et le printemps 1514. La première édition de l’oeuvre De Principatibus date de 1532. A propos de ce texte, les auteurs commencent par analyser la lettre de dédicace, lue en premier, mais écrite en dernier. Elle annonce la méthode de Machiavel, qui s’appuie sur des savoirs spécifiques, l’action des « Hommes grands », sur une écriture immédiate, qui ne cherche par les artifices rhétoriques et sur la légitimité de son propos, en raison de son expérience à la chancellerie. Machiavel offre « plus qu’un livre, un service » (p.222). Il est conscient de construire une œuvre singulière sur la guerre et la politique, dans laquelle sa pensée est en permanence en mouvement. Le sujet en est la conquête du pouvoir et la sauvegarde de la domination. Elle est construite autour de l’étude de trois figures majeures : le roi de France Louis XII, le pape Jules II et César Borgia , qui sont tous trois des sources de l’argumentation. Ce sont des illustrations efficaces de l’articulation entre « fortune » et « vertu » (« virtù »), entre la « qualité des temps » et la « qualité des hommes ». Ces trois princes ne sont pas des modèles, mais des exemples, tous trois tendus vers la conservation du pouvoir grâce au « veder discoto » (« voir loin »). Pour Machiavel, l’écriture est donc la continuation de la politique par d’autres moyens, ce qui explique le dynamisme de celle-ci, qui s’écarte souvent du plan originel et annoncé, et où chaque bloc textuel vient répondre au précédent.

Après avoir analysé comment prendre le principat par la fortune ou la vertu, Machiavel examine deux notions essentielles dans la réflexion machiavélienne : les « humeurs » et les « cruautés » . Les humeurs sont les forces sociales en présence : le peuple , les Grands…Il soutient la supériorité historique de l’alliance entre le peuple et le « Prince nouveau », en abordant au passage la notion de « prince civil », c’est à dire lié aux lois. Cette figure, bien trop fragile, est rapidement abandonnée. Il pose la question de l’éthique et des valeurs en politique et défend une éthique de l’efficacité et de la responsabilité au service des « ordres bons ». Il fait ici une distinction fondamentale entre les « cruautés bien employées » et les « cruautés mal employées », dont César Borgia offre une illustration indépassable. Il emploie également l’expression « suivre la vérité effective des choses », en mettant en parallèle la vérité des effets et celle des images. Le Prince nouveau s’inscrit en effet dans une Histoire et une temporalité conflictuelles, qui impliquent de comprendre une vérité en situation, en mouvement, en actes. Pour Machiavel, il n’est de vérité qu’historique, d’où l’importance de la notion de « riscontro », cette rencontre entre les qualités d’un acteur et les circonstances. Il faut donc savoir « culbuter la fortune ». C’est en cela que comprend mieux l’exhortation finale à « libérer l’Italie des barbares », qui donne au texte un sens et un horizon radicalement politiques. Les « armes propres » permettent de ne plus dépendre des mercenaires étrangers et de redonner sa place à l’infanterie tout en limitant le recours aux prêts des grandes familles florentines. Pour Machiavel, plus la situation semble mauvaise, plus il est nécessaire et possible d’agir. Sauver l’Italie, c’est aussi sauver l’État. Dans le Prince, la guerre est passée du statut de contrainte, à celui de nécessité, puis d’occasion.

Machiavel comprend rapidement qu’il ne peut compter sur son œuvre ou sur son ami Vettori pour retrouver les grâces des Médicis. Les temps sont contraires et il se sent « devenu inutile à lui-même », mais ne se laisse pas abattre par les désillusions. Il choisit au contraire de forcer le destin et de se tenir prêt à agir, y compris en travaillant à d’autres formes d’écriture : une poésie satirique (L’Asino), la rédaction d‘une fable, Belfagor, et la poursuite du chantier des Discours.

La datation des Discours sur la première décade de Tite-Live est elle aussi problématique. Comme pour l’Art de la guerre, il s’agit d’un tournant dans l’oeuvre et la vie de Machiavel. Il choisit de partir de l’histoire de Rome pour pouvoir comprendre Florence. Les Discours s’adressent alors aux jeunes gens que Machiavel fréquente dans les jardins des Rucellai, les Orti Oricellari, ils ont sans doute été rédigés vers 1515-1517. Dans les Discours, ce n’est évidemment pas la matière qui est nouvelle mais son traitement. L’oeuvre de Tite-Live est en effet la référence absolue en matière d’histoire romaine mais Machiavel innove en pratiquant des sélections dans ce matériau, en convoquant ce qui lui est nécessaire pour se saisir de l’Histoire romaine afin de comprendre Florence. Le terme de « Discours » est d’ailleurs totalement nouveau à l’époque . L’objectif est de former ceux qui l’écoutent,qui entendent ses conseils et ses réflexions. Les deux sources de son savoir sont ses lectures et son expérience pratique. L’écriture devient un combat, le discours est son arme. Machiavel insiste sur ce qui fit la grandeur de la République romaine, la force de la vertu, pour aborder de nombreux problèmes contemporains cruciaux pour Florence. Il étudie ainsi, à travers l’exemple des Gracques, le caractère potentiellement positif des conflits sociaux. Avec la figure de Romulus, et surtout celle de Numa, il aborde l’importance de la religion civique dans la vie de la cité et prend la Rome des Papes comme contre-exemple.

L’art de la guerre est publié en 1521 à Florence, le dédicataire en est Lorenzo Strozzi. Machiavel utilise ici le genre du dialogue, en faisant de Fabrizio Colonna, grand connétable du royaume de Naples depuis 1515, le narrateur principal. L’art de la guerre comprend lui aussi un volet strictement politique  puisque les fondements de l’État sont pour Machiavel la justice et les armes. Ces dialogues sont l’occasion de faire, à travers les paroles de Colonna, un éloge de l’Ordinanza à la florentine, que Machiavel a contribué à créer. Pour ce dernier, la guerre est un exercice qui nécessite de s’y préparer et de s’entraîner en temps de paix. Elle n’est en aucun cas un « arte », un métier. Elle doit toujours se faire sous la direction et l’initiative du « public », c’est à dire de la cité et doit être menée par des hommes bons et valeureux. L’histoire romaine lui offre ici entre les exemples à suivre ( Cincinnatus, Paul Emile) et les contre-exemples ( Pompée, César). Machiavel défend l’infanterie comme fondement de l’armée, mais il analyse la place et le rôle, tout sauf secondaires, que doivent jouer selon lui la cavalerie et l’artillerie dans les guerres modernes. Le florentin mobilise de nouveau sa connaissance des auteurs antiques mais pour les introduire dans les affaires militaires des temps présents, pour lesquelles il se montre un partisan résolu de l’offensive. L’art de la guerre est donc un programme politico-militaire, ancré dans le temps présent, un projet résolument contemporain.

A côté de ces textes majeurs, Machiavel, dans le contexte de ses échanges avec ses amis dans les jardins des Rucellai, rédige aussi des textes plus légers (déjà évoqués plus haut). Il est sans doute aussi l’auteur d’un Discours sur notre langue, consacré à la langue vulgaire, le Toscan, et à sa diffusion, dans lequel il se construit une figure d’auteur et n’hésite pas à dialoguer avec Dante.

La troisième partie, «  Espoirs de réforme et écriture de l’Histoire », fait de l’année 1520 une année charnière, au cours de laquelle Machiavel reprend langue, grâce à Lorenzo Strozzi, avec le cardinal Jules de Médicis. Celui-ci dirige, dans les faits, Florence après la mort de Laurent le Jeune en 1519. La « compagnie » des jardins des Rucellai entretient d’assez bons rapport avec les Médicis et Della Palla annonce même à Machiavel qu’il a parlé au Pape de sa pièce La Mandragore. Cette amélioration de la situation pour Machiavel se concrétise d’abord par une mission, certes secondaire, à Lucques. Machiavel recommence alors à travailler pour Florence et les Médicis, en recevant la commission de l’écriture d’une histoire de Florence. Cette fonction, sans être très bien rémunérée n’en est pas moins prestigieuse. Profitant d’une conjoncture politique nouvelle, il rédige d’abord un Discursus florentinarum rerum, destiné au Pape Léon X, dans lequel il conseille aux Médicis de tenir compte « de la qualité des temps », c’est à dire de ne pas gouverner comme avant 1494. Il cherche à convaincre les Médicis de rétablir le Grand conseil et rappelle que pour lui, seule la forme républicaine des institutions est adaptée pour Florence. Il faut donc que les Médicis « réordonnent » Florence en rétablissant l’alliance avec l’universale des citoyens. Ils en obtiendraient gloire et profit, dans le cas contraire, ils risqueraient « mille désagréments insupportables » et « mille dangers ». Cette tentative de rétablir les institutions républicaines est un « pari », fondé sur une éthique de l’agir d’un homme qui garde espoir et incite à ne jamais renoncer (« sperando non si abbandonare »).

Machiavel accomplit ensuite une mission au chapitre général des frères mineurs à Carpi, en 1521, au cours de laquelle il correspond avec Francesco Guicciardini. C’est là le début d’une indéfectible amitié entre ces deux grands esprits. Leur correspondance mélange réflexions politico -militaires, plaisanteries, et échanges sur leurs amours respectifs…Leur compagnonnage ne cessera plus.

Les Histoires florentines sont présentées en 1525 à Jules de Médicis, devenu le Pape Clément VI. Elles débutent par un préambule dans lequel Machiavel met l’accent sur les conflits internes, les « humeurs » des Grands et du peuple. A ses yeux, la complexité de la vie historique et politique de Florence tient à ses divisions complexes et incessantes. A leurs propos, il évoque les « guerres du dedans », et ne cache d’ailleurs pas la responsabilité des Médicis dans le système de partis et de sectes qui ont tant divisé la cité. Il exprime clairement un désir de réformes en faisant une lecture toute politique de l’histoire de Florence. Il suit ainsi une nouvelle fois ici le fil rouge de sa vie et de ses œuvres majeures : il s’agit de sauver la République et de l’ordonner.

Dans la dernière partie « Agir sans jamais abandonner », nous retrouvons Machiavel aux affaires après la lourde défaite française à Pavie en 1525. Celui-ci est alors à Rome,chargé par le souverain Pontife d’aller constituer une ordinanza en Romagne, composée de sujets du Pape. Ce dernier se montrant trop peu investi et engagé dans le projet, celle-ci ne voit pas le jour. Les échanges épistoliers réguliers se poursuivent avec Guicciardini, Machiavel s’épenchant parfois sur son amour pour la chanteuse Barbara Saluti, bien plus jeune que lui. Le florentin est assez proche de Guicciardini pour s’occuper de plusieurs affaires pour le compte de son ami, notamment la question de la dot de ses filles. Machiavel est ensuite envoyé à Venise pour y régler des problèmes juridiques et commerciaux de marchands florentins escroqués par des Vénitiens.

A cette époque, sa correspondance le montre très intéressé par la possibilité de voir sa pièce la Mandragore représentée à Faenza. Celle-ci a déjà été à jouée à plusieurs reprises à Florence, Rome et Venise. Il s’agit d’un chef d’oeuvre de la comédie italienne du XVIè siècle. L’intrigue implique un certain Callimaco, qui se fait passer pour un médecin capable de donner un enfant à couple stérile, celui composé d’un riche docteur florentin, Nicia Calfucci et de son épouse ,la jeune et belle Lucrezia. Bien entendu, par divers stratagèmes, Callimaco arrive ses fins, c’est à dire séduire Lucrezia. Par son intrigue, cette pièce comique remporte un franc succès. On y retrouve encore de nombreux thèmes qui font écho aux idées politiques de Machiavel : la tromperie (la beffa), l’impétuosité, la circonspection…Autant d’aspects qui renvoient au duo central dans la pensée de Machiavel, la fortune et la vertu.

En plus de ses qualités d’auteur comique, Machiavel est à l’aise dans d’autres genres littéraires, en écrivant plusieurs chansons ou en se montrant tout aussi virtuose en musique mais surtout en poésie, talent plus rarement souligné.

Depuis la défaite et la capture de François Ier, Machiavel sait que la guerre devient inévitable et il pousse Florence à s’y préparer en comptant d’abord sur ses propres forces. La République ne peut attendre la libération du Roi de France ou la décision de ce dernier de respecter ou non les clauses du traité de Madrid, dans lequel il a abandonné ses prétentions sur l’Italie. Machiavel est alors chargé de fortifier les murailles de Florence et de créer une magistrature dédiée à cette mission. Entre juin et décembre 1526, il est présent sur le champ de bataille dans l’armée de la ligue de Cognac aux côtés de Francesco Guicciardini, pour l’aider à « riordinare » (réordonner) l’armée italienne. Machiavel est alors persuadé que les troupes de la Ligue peuvent gagner la guerre. Il ne peut cependant empêcher les défaites de se succéder, jusqu’à la catastrophe finale qui voit les troupes impériales rentrer dans Rome et se livrer au sac de la ville à la fin du mois d’avril 1527. Guicciardini, approuvé dans ce choix par Machiavel, a tout fait pour sauver Florence à tout prix en ramenant ses troupes au plus vite dans la ville, avant l’arrivée des troupes impériales. Ces dernières, comprenant que la prise de la ville serait longue, ont alors jeté leur dévolu sur Rome. Machiavel quitte le Latium en bateau et rentre à Florence à la fin du mois de mai. Il meurt le 21 juin 1527 à 58 ans, il est enterré en l’église de Santa Croce le lendemain. Dans une de ses dernières lettres, adressée à son fils Guido, Machiavel prend le soin de lui donner des conseils, de prendre des nouvelles de tous ses enfants et de son épouse, leur témoignant tout son amour, et nous dévoile une facette moins connue de sa personnalité. Pendant des mois,Florence résiste seule aux troupes impériales, mais finit par capituler en 1530. La République s’efface, les Médicis reviennent au pouvoir et ne le lâchent plus. C’est le début de l’histoire du Grand duché de Toscane, une histoire que ce Machiavel, ce républicain, ne verra pas.

En refermant ce fort volume, le lecteur a le sentiment de mieux connaître Machiavel, personnage bien loin des lieux communs ou caricatures dont il a trop souvent fait l’objet depuis...des siècles. L’ouvrage de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini est une réussite. Leur pari, de porter une attention toute particulière aux mots, c’est à dire à l’ensemble des textes disponibles, replacés dans leur contexte historique, pour nous faire parvenir et entendre la voix de Machiavel, est gagné. Cette très belle biographie est bien celle d’une oeuvre-vie. On ne peut être qu’impressionné par l’érudition des deux auteurs et leur connaissance intime de l’oeuvre et de la langue de Machiavel, langue qu’ils connaissent si bien pour l’avoir traduite. Le lecteur curieux d’approfondir ses connaissances sur les textes de Machiavel, sur les guerres d’Italie ou de découvrir une partie de la liste infinie des ouvrages d’études critiques consacrés au florentin, pourra se plonger avec profit dans l’importante bibliographie disponible à la fin du volume. On ne peut s’empêcher de se demander en quittant la figure de Machiavel, si à rebours des images qui lui sont traditionnellement accolées, celui qui a été tant lu, et si souvent mal lu, ne pourrait pas constituer une sorte de modèle ? Celui d’un homme de lettres, qui réfléchit, pense, écrit, en situation  et en action.