Changer le monde, changer sa vie. Enquête sur les militantes et les militants des années 1968 en France, sous la dir. de Olivier Fillieule, Sophie Béroud, Camille Masclet, Isabelle Sommier, avec le collectif Sombrero, Actes sud, 2018, 1120 p.

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Que sont les militants des années 1968 devenus ? Une importante étude scientifique centrée sur « les conséquences biographiques de l’engagement militant » des années contestataires qui va à rebours de bien des représentations médiatiques permet de mieux le percevoir.

Les soixante-huitards « ordinaires » de province méritaient bien un pavé. Lourd de plus de 1100 pages (claires), il est lancé par une équipe interdisciplinaire d’une trentaine de politistes et de sociologues (mais un seul historien) asociés dans un collectif nommé Sombrero (Sociologie du militantisme. Biographies, réseaux, organisation), qui regroupe 2/3 de femmes, et a travaillé sur les parcours de vie de militant-e-s des années 1968 de cinq villes : Lyon, Marseille, Nantes, Rennes et Lille.

Ceux qui dirigent l’ouvrage ont déjà largement arpenté les boulevards de l’analyse  des engagements contestataires. Olivier Fillieule, professeur de sociologie politique à Lausanne, a travaillé sur le mouvement altermondialiste (il a codirigé L’altermondialisme en France. La longue histoire d’une nouvelle cause, Flammarion, 2005), sur la manifestation (seul puis avec Danielle Tartakowsky, La manifestation, Presses de la FNSP, 2008) et est un des rares à avoir réfléchi  au désengagement (Le désengagement militant, Belin, 2005). Sophie Béroud, professeur de science politique à Lyon, spécialiste du mouvement syndical, a notamment publié, avec d’autres, La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Éditions du croquant, 2009. Isabelle Sommier, professeur de sociologie politique à Paris  s’est interrogée sur la violence révolutionnaire (La violence politique et son deuil. L’après 68 en France et en Italie, PUR, 1998) et a aussi publié, Le renouveau des mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation (Flammarion, 2003). Camille Masclet  a soutenu, en 2017, une thèse en science politique et en sociologie, sur les féministes des années 1970.

Ce travail est centré sur des militants et non sur les sympathisants ou ceux qui suivaient le « mouvement » sans être actifs dans une organisation. Il repose sur un dépouillement de sources diverses, privées comme administratives, dont certaines peu explorées jusque-là (rapports des Renseignements généraux), mais ce qui fait son sel, ce sont les récits biographiques (366 dont 285 accompagnés de « calendriers de vie »!) intégrés, de manière fine, dans les analyses. Ce qui, en plus des informations riches et des explications savantes, donne de la chair à ces études et rend la lecture des différents chapitres agréable et vivante. Ces femmes et ces hommes, nés entre 1930 et 1957, ont été affectés de manière différente par l’événement mai-juin 1968 et par les mutations politiques et syndicales de ces années, en fonction de leurs expériences passées et de leur âge. D’où des parcours qui présentent des caractéristiques propres à chaque unité de « génération ». L’étude des vies des soixante-huitards tient, en effet, plus de la reconstitution des mosaïques que de l’analyse de cohortes unifiées et disciplinées.

Trois grandes familles de militant-e-s sont étudiées : les syndicalistes, les gauches alternatives et les féministes. Les auteurs n’ont pas tenté de présenter tous les groupes actifs alors mais ont privilégié ceux qui, à leurs yeux, ont joué un rôle important et leur ont semblé les plus  révélateurs de ces années contestataires. Ainsi, CGT et CFDT ont été au centre du travail sur la famille des syndicalistes et les autres syndicats ont été délaissés. Chacune de ces familles est analysée en une dizaine de chapitres, eux-mêmes divisés, pour la plus grande joie des historiens et la clarté de l’exposition, en trois parties. Le choix des villes peut, bien sûr, donner lieu à critiques, l’absence de Toulouse (ou de Montpellier) chagrinera anciens  militants et historiens de la région Occitanie (et le rédacteur de ces lignes). Néanmoins, les villes retenues permettent de présenter des situations économiques et sociales différentes (plus ou moins forte industrialisation, part des ouvriers dans la population active variable) et des traditions politiques et culturelles diverses (poids du Parti communiste français ou influence du catholicisme social inégaux…). D’où des situations militantes variées, des rapports de forces syndicaux et politiques locaux dissemblables et des relations entre groupes militants et municipalités différenciées.

Ce compte-rendu n’a pas la prétention de résumer ce travail ni d’en épuiser la richesse mais juste de pointer quelques éléments de réflexion sur les militants des années 1968. Tout d’abord, cette étude permet de rappeler les deux matrices de l’engagement de cette époque avec des militants issus du monde communiste mais de nombreux autres venus du catholicisme social. Dans ces années, par ailleurs, nombre de militants ont  pratiqué le multi-engagement (politique, syndical, associatif, féministe…). De plus, beaucoup ont connu des « carrières militantes » fluctuantes, qui ont évolué. Ainsi, certains passent d’un militantisme politique dans une organisation de la gauche alternative qui s’accompagne d’un engagement syndical fort à un militantisme syndical qui devient leur terrain d’action privilégié. Le passage d’un militantisme d’extrême-gauche et féministe à un investissement essentiellement féministe est aussi fréquent… Souvent ces « carrières militantes » ont été interrompues puis ont été reprises. Un nombre significatif reprenant, après les grèves de novembre-décembre 1995, une activité militante, mais à un autre rythme, dans d’autres  organisations et avec une autre vision qu’auparavant. Quant au devenir professionnel de ces militants, il est bien plus divers que cela est souvent affirmé. L’importance de la présence de militants (anciens ou toujours actifs) dans les métiers de l’enseignement, de la santé, du travail social… est confirmée par ce travail. Par ailleurs, la faible part de ceux qui ont fait carrière dans les métiers de l’information, des arts et du spectacle mérite aussi d’être soulignée, à rebours de bien des représentations.

Ce livre offre bien d‘autres pistes de réflexions que chacun pourra découvrir à son rythme en le lisant d’une traite ou en picorant au gré de ses centres d’intérêt.  D’où vient l’appétence de ces femmes et de ces hommes pour la militance ? En quoi leur vie privée a pu être bouleversée par leur engagement ? Les réseaux de sociabilité nés du militantisme ont-ils perduré plusieurs décennies après ? La sortie du militantisme a-t-elle été vécue avec soulagement ou avec douleur ? Reste la question du devenir  des convictions de ces femmes et de ces hommes. Ces anciens militants se sont-ils « rangés » ? Ont-ils rompu avec leurs idéaux et rejoint les rangs de l’extrême-centre et de la droite ? Ont-ils eu après leur jeunesse une carrière professionnelle si ascendante que cela  dévaloriserait leurs engagements passés ?  L’ouvrage permet de dépasser les impressions rapides et les jugements intéressés des adversaires de toute transformation sociale et offre une vision qui repose sur une analyse solide et scientifique même si l’empathie des auteurs pour ces femmes et pour ces hommes est réelle.