Il fallait assurément beaucoup de courage, de témérité et de qualités scientifiques pour s’attaquer à un aussi vaste objet d’étude : la représentation du continent européen par les auteurs du monde arabe entre les IXe et XVe siècles. En effet, plus d’une cinquantaine de « géographes » ont laissé des œuvres écrites en arabe, mais aussi des représentations cartographiques, sur ce qu’ils considéraient comme une périphérie du monde arabo-musulman. De l’astronome Al-Fazari au dernier quart du VIIIe siècle à Al-Sahamawi, auteur d’un manuel de chancellerie au milieu du XVe siècle, ces savants ne cessent de s’intéresser à cet espace géographique qu’ils délimitent progressivement au cours des siècles, allant de la Méditerranée à l’Islande, des Canaries à la Volga.
Il faut donc saluer l’historien et philologue Jean-Charles Ducène, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, de s’être attelé à cette tâche de longue haleine, scandée par la publication d’articles durant une dizaine d’années et fondée sur la maîtrise d’une ample bibliographie nécessitant la maitrise de plusieurs langues européennes. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle le monde musulman aurait prêté peu d’intérêt pour l’Europe (Bernard Lewis allant même jusqu’à parler de myopie), l’attraction des savants arabes s’est portée sur l’Europe orientale et centrale à partir du IXe siècle, avant de considérer aussi sa partie occidentale, notamment grâce à l’ouvrage d’Al-Idrîsî au milieu du XIIe siècle, accompagnée de 70 cartes régionales, que l’on peu considérer comme « la première géographie de l’Occident » (pour reprendre le titre de l’ouvrage de Henri Bresc et Annliese Nef). Des historiens, philologues et cartographes européens se sont depuis penchés sur ce regard arabe vers l’Occident, mais chacun avait porté l’attention sur un territoire circonscrit. L’ouvrage de Ducène est le premier à embrasser le sujet de manière globale.
Comment la « littérature à contenu géographique » arabe a-t-elle appréhendé ce que ces auteurs désignaient de « grande terre » au cours de ces sept siècles ? Il ne s’agit évidemment plus de prendre au pied de la lettre ces textes comme autant de sources primaires sur l’histoire des populations d’Europe, pas plus que d’examiner en détail les conditions de réalisation de ces textes ou leur raison d’être au sein du monde arabo-musulman, pris en compte dans sa diversité politique et dans son évolution séculaire. En 2015, Daniel König (Arabic-Islamic Views of Latin West : Tracing the Emergence of Medieval Europe) avait déjà mis en évidence trois composantes de la représentation de l’Europe latine chez les intellectuels musulmans : l’usage de l’entité collective des Francs (Firang) pour désigner les Latins, le rôle centrale de la papauté et l’expansion des puissances chrétiennes en Méditerranée. Dès lors, l’ambition de l’auteur est autre, à savoir comprendre selon quelles logiques ou quelles filtres idéologiques ces auteurs ont intégré dans leur représentation ce continent périphérique. « L’Europe a-t-elle été perçue d’un point de vue géographique, spatial, sous l’aspect ethnique ou religieux, ou encore comme construction(s) politique(s) ? » (p. 11)
Les réponses apportées par Jean-Charles Ducène peuvent déjà se deviner dans le discret sous-titre de l’ouvrage, « « La grande terre » et ses peuples. Conceptualisation d’un espace ethnique et politique ». Mais avant d’entrer dans le détails de la démonstration de l’auteur, il est nécessaire de présenter les sources d’informations de ces savants et les conceptions de la géographie qui ont présidé à la rédaction de leurs œuvres.
Précisons d’abord que la matière « géographie » n’existe pas en tant que telle dans la hiérarchie des savoirs en islam médiéval (tout comme dans l’Occident médiéval) et que le terme arabe gugrafiya n’apparait qu’au XIIe siècle, dans la dépendance de la pensée astronomique. Les penseurs de l’espace en Islam s’en remettent eux aussi au legs de Ptolémée, une géographie mathématique (dont le but est de calculer les coordonnées des lieux sur terre) et universaliste (avec un découpage de l’œcoumène en sept « climats » selon sept bandes longitudinales). Ils s’alimentent aussi d’informations nécessaires à la bonne gestion du califat, en particulier dans ses contacts avec l’extérieur : relations d’ambassades, témoignages de prisonniers, anecdotes de marchands…, avant que les récits de voyage n’apparaissent au XIIe siècle, tels celui d’Ibn Djubayr. En même temps que se développent ces témoignages de terrain, l’encyclopédisme gagne du terrain et la géographie arabo-musulmane se fait descriptive et énumérative. Quand la littérature s’imprègne du discours géographique, elle intègre les lieux communs attribués aux lieux et aux peuples lointains : c’est ainsi que le roi de France est présenté comme le chef d’un « peuple plein d’orgueil » par Al-Umari dans le premier XIVe siècle. Enfin, cette géographie érudite se met au service de la chancellerie mamelouke au Caire : une approche géopolitique est en train de naître en cette fin du Moyen Age, qui fait la part belle à la comparaison et à la hiérarchisation des États.
Par la simple présentation de ces conceptions géographiques, se devinent quelques évolutions dans la représentation de l’Europe et de ses habitants. Pourtant, bien que chronologique, le plan suivi ne donne pas clairement à voir les grandes césures épistémologiques de cette géographie arabe, la faute à un découpage spatial qui donne la part belle aux deux grandes métropoles de Rome et Constantinople (3 chapitre sur 10), puis se consacre longuement à une géographie régionale de l’Occident, entre VIIIe et XIe siècle (pages 95 à 162), puis au XIIe siècle (pages 203 à 239), enfin aux XIIIe-XVe siècles (pages 271 à 345), en usant ou abusant d’extraits plus ou moins longs de textes des ces géographes.
A travers cette analyse érudite (et un peu longue, faut-il le dire) d’une géographie européenne région par région, l’auteur fait finalement émerger trois périodes, marquées chacune par un paradigme spatial. D’abord, une conception ethnique de l’œcoumène s’applique à l’Europe des VIIIe-XIe siècles, par opposition au « dar al-islam » uniformisé par la religion musulmane et conçu comme une « communauté supérieure » (page 348). A partir du XIIe siècle, à cette organisation ethnique de l’Europe, entraînant un manque de repères géographiques dans les œuvres arabes, se superpose un nouvel ordonnancement de l’espace européen, suite à l’expansion des villes qui polarisent l’espace occidental et retiennent à juste titre l’attention des géographes arabes, à commencer par Al-Idrîsî, ou comme dans Les chemins des regards perçant dans les royaumes des métropoles (sic) d’Al-Umari. Enfin, les États monarchiques européens deviennent les « collectivités identitaires structurantes » (p. 26) dans les œuvres arabes des trois derniers siècles, quand bien même « le parangon de cette nouvelle conceptualisation est Al-Idrîsî» (p. 351) : dès lors, les ouvrages géographiques deviennent des instruments diplomatiques au service du pouvoir mamelouk, privilégiant désormais les interlocuteurs directs du Caire au sein de l’espace méditerranéen.
Cet ouvrage savant démontre que l’Europe a attiré tout au long du Moyen Age la curiosité des savants arabo-musulmans, sans pour autant susciter de projection dans l’univers du merveilleux, alors même que les auteurs arabes n’ont jamais été des voyageurs au sein de l’espace européen. En outre, cet espace marginal n’a jamais été perçu ou conçu selon un modèle identitaire globalisant, comme il l’a été chez les intellectuels de l’Occident médiéval autour du concept de Chrétienté. Mais il s’agit d’une Chrétienté dynamique, dont l’identité se cristallise dans la lutte contre l’ennemi musulman. Est-ce un hasard si la première mention d’Européens (Europenses) se trouve dans la Chronique mozarabe écrite en 754, alors qu’elle décrit les contingents militaires ayant combattu avec Charles Martel à Poitiers en 732 ?
On terminera cette recension en remarquant la grande qualité et l’ampleur de l’appareil critique (140 pages), comprenant notamment cinq index et des planches couleurs qui susciteront chez le lecteur l’envie d’en (sa)voir plus sur la cartographie arabe médiévale. La curiosité des lecteurs sera en partie comblée grâce à l’article du même Jean-Charles Ducène, intitulé « L’Europe dans la cartographie arabe médiévale », paru dans la revue belge de géographie Belgeo (2008, 3-4, p. 251-268). Il ne reste qu’à espérer que la parution d’un atlas de la cartographie arabe au Moyen Age soit envisagé et vienne compléter cet ouvrage qui fait désormais autorité sur le sujet.
Mappemonde d’al-Ma’mûn, calife du IXe siècle (Istanbul, Topkapi Sarayi, Ms. A. 2797, fols. 292-v-293r)
Al-Idrîsî, Carte du nord de la France et de la Belgique actuels (Paris, BnF, ms. 2221, ff. 307v-308r).
La carte est orientée au sud dans le manuscrit mais, tel quel, le nord se trouve à la droite de l’image. La côte méridionale de l’Angleterre apparaît à la droite de l’image. Dans la partie inférieure de la carte, le long de la côte depuis la pliure, nous avons : Saint-Nicolas puis Utrecht. En remontant les deux rivières, nous avons Bruges, Gand et Tournai. Nous arrivons finalement à une île : Liège.