Témoin d’une norme civique, religieuse et politique, le cimetière est un espace de conflits de légitimité et de constructions mémorielles. C’est en même temps un territoire administratif, juridique, économique et technique. Tel est le thème central des huit contributions de ce numéro 237 du Mouvement social illustré en couverture par la photographie du cimetière militaire de Chambry (Seine-et-Marne).

La mort comme champ d’intervention de la puissance publique

Après une présentation d’Emmanuel Bélanger et Danielle TartakowskyComité éditorial et de rédaction, respectivement chargé de recherche CNRS au Centre d’histoire sociale du XXe siècle, Paris I ; professeur d‘histoire contemporaine, Paris VIII, « Enterrer les morts et les honorer ».,
Juliette NunezConservatrice en chef du patrimoine, « La gestion publique des espaces confessionnels des cimetières de la Ville de Paris : l’exemple du culte musulman (1857-1957) ». ouvre le dossier avec le cas de la gestion de la mort musulmane par la Ville de Paris depuis le Second Empire. On constate la longue sous-évaluation des besoins devant ce qui était perçu comme relevant de cas isolés appelant le transfert des corps vers la patrie d’origine d’un étranger de passage. La première étape décisive est la création du carré musulman du Père Lachaise, sous le Second Empire, pour quelques Algériens et Ottomans, parallèlement à la protection dont jouissent les chrétiens du Levant. Le cadre législatif est celui de l’autorisation des enclos confessionnels par un décret de l’an XII (juin 1804), dans le contexte du Concordat. Contre l’Église, progressivement dessaisie de la gestion de la mort, la Troisième République cherche à laïciser et égaliser les pratiques en effaçant toute distinction ou regroupement. Or, malgré la loi de 1881, les enclos coreligionnaires perdurent, s’expliquant en partie par l’héritage de rejet de ce qui est non-conforme : suicidés, excommuniés, morts-nés, inconnus, francs-maçons, etc.

Le XIXe voit l’émergence de la mort comme problème public alors que les villes connaissent la croissance de l’ère industrielle. Pascale Trompette et Robert GriffithsDirectrice de recherche au CNRS en sociologie, laboratoire PACTE, Université de Grenoble, professeur émérite d’études anglophones à l’Université de Savoie, « L’économie morale de la mort au XIXe siècle ». expliquent comment, en France et en Angleterre, on invente de nouveaux dispositifs pour gérer la mort en intégrant la question sociale. L’inhumation, devenue sujet politique, est ici analysée dans la perspective comparative fine et nuancée de deux pays confrontés à la fin du XVIIIe à une crise des cimetières. Après la période révolutionnaire, la limite claire définie par Napoléon entre sphères privée et publique s’inscrit dans un cadre égalitaire. La comparaison avec l’Angleterre permet de retrouver les éléments de l’opposition classique entre un modèle français faisant primer l’égalitarisme et un modèle britannique combinant liberté et différentialisme.

Le cimetière témoigne de la poussée d’une culture démocratique. Rappelant le cas du cimetière australien de Fromelles (Nord), inauguré en 2010 et objet d’un numéro de la Fabrique de l’Histoire, Antoine ProstProfesseur émérite, Paris I., s’intéresse aux différents types de cimetières hérités de la Grande guerre. Il montre que ce qui paraît une évidence relève en fait d’une nouveauté : permettre à des hommes d’être inhumés dans des tombes individuelles en vertu d’un nouvel usage démocratique épargnant désormais la fosse commune aux hommes du rang et aux sous-officiers.

La mémoire des martyrs

Mourir pour Dieu ou pour des idées : plusieurs des contributions renvoient directement ou indirectement au concept de martyrs d’une cause dont ils nourrissent la mémoire. Kinda Chaïb Doctorante en histoire à Paris I, rattachée à l’Institut français du Proche-Orient à Beyrouth (IFPO), lauréate du prix Seurat, ancienne boursière Lavoisier, « Les mises en scène des martyrs dans les cimetières du Liban Sud. montre comment, au Liban Sud, le statut de martyr (chahîd) témoigne de l’usage politique de la mort des combattants dans le contexte d’une mémoire en construction. Des mouvements de gauche des années 1970 aux combattants du Hezbollah, les épitaphes libanaises dessinent, avec leurs spécificités, le profil du martyr. On songe par conséquent à la mémoire de martyrs séculiers de la cause du peuple quand Danielle Tartakowsky explore les tombes riveraines du Mur des Fédérés, celles des martyrs ouvriers de Haymarket (Chicago) et le culte rendu à Marx dans son cimetière londonien de Highgate. Au delà des similitudes entre ces lieux de mémoire, il existe une forme de transcendance et de sacré dans une mémoire pourtant réputée sans Dieu.
Dans deux contributions parallèles et complémentaires, Élise Julien, Elsa VolnauMC à l’IEP de Lille, Institut de recherches historiques du Septentrion (IRHiS-UMR 8529, Lille III ; chercheuse associée au Centre Marc Bloch, Berlin ; , « Le cimetière des Friedrichsfelde, construction d’un espace socialiste (des années 1880 aux années 1970 ». et Ariane JossinPost-doctorante en sciences politique, chercheuse au Centre Marc Bloch de Berlin et au Centre de recherches sur l’action politique en Europe (CRAPE-UMR 6051, Rennes 1, « Un siècle d’histoire politique allemande : commémorer Liebknecht et Luxemburg au Zentralfriedhof Friedrichsfelde de Berlin »., les martyrs sont Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, objets sous Weimar d’un culte spontané, comparable à celui qui entoure les communards au Mur des Fédérés.
Jérémy RubensteinDoctorant au Centre de recherche d’histoire de l’Amérique latine et du monde ibérique (CRALMI), Paris I, « « Argentine Soldier know unto God » : le cimetière de Darwin et les conflits de récits de la guerre des Malouines ». explique les tensions de la mémoire argentine autour du « Monumento a los Caídos » inauguré en 2009 à la mémoire des 649 Argentins tombés durant la guerre des Malouines (1982). Pourquoi rapatrier des corps s’ils sont déjà sur un sol réputé être celui de la patrie ? Le lecteur peut poser en ces termes la question du statut des « Caídos » de 1982 : martyrs de la cause nationale ou martyrs de la junte ?

Conflits de mémoire, conflits civiques

Lieu de mémoire, le cimetière est aussi un lieu de conflit entre les vivants. En Argentine, la construction à gauche d’une mémoire du conflit de 1982 s’embarrasse de se retrouver parfois dans la même position que d’anciens militaires partisans de la junte. C’est en partant de la polémique de 2009 autour d’un buste de Rosa Luxembourg qu’Élise Julien et Elsa Volnau retracent le processus de patrimonialisation par les gauches du cimetière de Friedrichsfelde. Partie sous Weimar d’un culte spontané, la fonction mémorielle du lieu d’inhumation des Liebknecht et de Rosa Luxemburg est prise en charge officiellement et figée au temps de la RDA. Ariane Jossin montre qu’il n’en redevient pas moins un lieu d’opposition au SED, où la mémoire de Rosa Luxemburg est disputée en 1990 aux héritiers de Staline.
Juliette Nunez rappelle s’il en était besoin que, parallèlement au débat qu’elle suscite sur la place du religieux dans l’espace public d’un État laïque, la demande sociale de carrés musulmans participe d’une intégration au corps national en constituant une alternative à l’inhumation dans le pays d’origine du défunt ou de ses parents.

Outre les possibilités offertes à des niveaux divers du collège et du lycée, ce numéro du Mouvement social alimentera sans aucun doute la réflexion des enseignants de DNL des terminales européennes en allemand et espagnol. Il fournit par ailleurs aux candidats des concours 2012 CAPES, Agrégation externe voire oraux d’agrégation interne. des informations qu’il n’est jamais inutile de mentionner habilement et à bon escient lors d’un oral. Ainsi, l’exemple de la sépulture de Marx rappelle au passage que les dissenters (protestants non conformistes) n’étaient pas mêlés dans la mort aux membres de l’Église d’Angleterre.

© Clionautes