Etudes réunies en l’honneur de Jean Chagniot
Disciple d’André Corvisier, qui retrace son parcours en introduction à cet ouvrage, le professeur Jean Chagniot, directeur d’études à l’EPHE, est l’un des spécialistes de référence de l’Histoire Moderne Française. Il a consacré l’essentiel de ses travaux à l’histoire militaire tant sous l’angle socio-culturel (sa thèse réputée sur Paris et l’armée au XVIIIème siècle) que sous celui de la réflexion sur l’art de la guerre (il est le redécouvreur du chevalier de Folard). Contribuant à nombre de dictionnaires usuels d’histoire Moderne, il a produit une récente synthèse de la collection Nouvelle Clio intitulée « Guerre et Société à l’époque moderne ».

Ce solide (tant par le format que par le contenu) volume de mélanges réunit en son hommage 55 contributions rédigées par des collègues, des amis et des disciples de Jean Chagniot, dont beaucoup de signatures réputées (B.Barbiche, Y-M.Bercé, J.Bérenger, J-P.Bois, P.Contamine, H.Coutau-Bégarie, D.Dessert, C.Michaud, M.Nassiet, R.Sauzet, P.Villiers, etc…).
Universitaires, militaires ou archivistes, pour certains d’entre eux étrangers, ils proposent un panorama pointilliste d’une grande diversité mais à peu d’exceptions près d’un excellent niveau d’ensemble sur les chantiers actuels de l’histoire moderne, même si les marges chronologiques du recueil sont plus extensives, puisque les études proposées vont de la guerre de Cent ans jusqu’à la Restauration.

La couleur dominante est celle de l’histoire militaire dans toute sa diversité : prosopographie (capitaines de gens d’armes au XVIème siècle, cadets-gentilhommes et officiers de la Compagnie française aux Indes au XVIIIème, destinée des officiers d’Ancien Régime du midi Toulousain sous la Révolution et l’Empire), pensée stratégique et tactique (travaux du marquis de Feuquières, du chevalier de Folard, du prince de Ligne, du baron de Mesnil-Durand), aléas de l’évolution technique (le procès des Invalides en 1773 avec pour enjeu caché la modernisation de l’artillerie), spiritualité (les aumôniers de l’armée royale), iconographie, pédagogie (l’école des élèves d’artillerie, l’édition des manuels militaires au XVIème siècle), emploi en opérations (défense de Dunkerque par Jean Bart, rôle de la maréchaussée dans la répression des troubles de subsistances à la fin de l’ancien Régime), guerre civile (les catholiques du Languedoc face aux Camisards), biographie exemplaire (le maréchald de camp Dufay), marginalité (les routiers en Limousin durant la guerre de Cent ans), troupes étrangères (le parcours politico-militaire de l’administrateur des soldats suisses D’Affry en 1792-1793, les PG autrichiens dans le Cantal sous la Révolution), évolution culturelle de la perception de la paix et de la guerre (représentation déréalisante des réalités de la guerre au sujet de la reddition de Bréda), etc…

Pour autant, un nombre significatif d’articles aborde d’autres rivages : biographie politique (à travers le cas de Montecuccoli), modes d’administration de l’état moderne (fonctionnement de la 1ère régence de Catherine de Médicis, secrétaires d’état de Henri II à Henri IV, fichage de la noblesse berrichonne en 1664), sociologie du pouvoir (l’ascension de la dynastie Le Tellier, la lignée d’Estrées), particularismes politiques régionaux (les avatars de la Corse anglaise), histoire sociale (mise au point sur les prêtres habitués), ou encore faits-divers (assassinat de la bergère d’Ivry)…

La variété et la richesse de ce recueil interdisent d’en donner plus en profondeur une vue d’ensemble synthétique. Cependant, l’on peut proposer en guise d’aperçu le fruit de la sélection injustement subjective d’une courte
série d’études, en guise d’invitation à découvrir la richesse des autres.

Ainsi, la pénétrante démonstration de Rafe Blaufarb sur les « Conflits de la représentation dans les Etats de Provence pendant la prérévolution française » propose-t-elle une lecture alternative convaincante des tensions sociales de 1788/1789. Révisant l’interprétation historiographique traditionnelle en plaçant le conflit non entre les pôles de la société d’ordre mais à l’intérieur de ceux-ci, entre participants et exclus du pouvoir régional provençal qui s’unissent transversalement au sein d’alliances défendant ou attaquant le monopole de représentation au sein du
constitutionnalisme local, il conclut en estimant que les français « attendaient de la Révolution une égalité interne aux corps et aux états » et non l’abolition des trois ordres.

L’étude de Hervé Drévillon sur « Courtilz de Sandras et les valeurs militaires de la noblesse à la fin du règne de Louis XIV » souligne avec clarté combien les écrits de ce soldat devenu publiciste, actuellement connu seulement pour avoir rédigé les très apocryphes mémoires du sieur d’Artagnan, sont significatifs de la souffrance identitaire d’une noblesse militaire aux valeurs héroïques individualistes domptées par le culte nouveau de la discipline imposé dans les armées de l’absolutisme. Le conflit entre la soumission à l’ordre monarchique et la révolte intérieure se résout sous sa plume en une dénonciation du machiavélisme ministériel qui délégitime la politique du Roi Soleil. Six années de séjour à la Bastille prennent ainsi tout leur sens…

Dans « Le discours sur la guerre et la réalité de la guerre : un modèle culturel », l’américain John A. Lynn met en oeuvre une véritable modélisation
théorique qui prend la forme d’une interaction circulaire entre réalité et représentation de la guerre par le biais de phénomènes de réforme et de reconnaissance. Présentée comme une ébauche d’étude culturelle de la guerre, sa problématique offre un point de vue structurant riche en perspectives.

Enfin, Lydia Scher-Zembitska évoque dans « La confédération militaire et les partages annoncés » le mécanisme de la décomposition de l’état polonais conduit au démembrement par la perversion du système d’unanimité au sein des diètes. Le monopole du pouvoir de la noblesse polonaise glisse ainsi dans
l’anarchie par le biais de la multiplication des ruptures de diète et des confédérations militaires encourageant les ingérences extérieures. L’impuissance de l’action de la France durant l’ultime confédération, celle de Bar (1768-1772) se conjugue au caractère utopique des remèdes envisagés par la réflexion politique de JJ.Rousseau sur le cas de la Pologne.

Fort du très bon niveau des contributions qui le composent, ce recueil de mélanges d’une lecture soutenue mais jamais austère a donc pour double vertu d’élargir la réflexion et d’enrichir la connaissance d’une période moderne dont la fertilité des chantiers de recherche historique est ainsi à nouveau réaffirmée. Il constitue à l’évidence un ouvrage de référence dont l’on peut encourager la découverte par les lecteurs curieux de la période d’Ancien Régime, en particulier dans ses dimensions militaires.

Guillaume Lévêque © Clionautes.