Cet ouvrage opportunément réédité l’été dernier en collection de poche en raison probablement de l’intitulé de la question de concours en histoire contemporaine avait été publié la première fois en 1989 sous le titre de Wartime, Understanding and Behaviour in the Second World War et sa première publication en France date de 1992. Il est intéressant tout d’abord par la nature des exemples qu’il fournit, souvent très inhabituels comme certains aspects peu glorieux des événements de la seconde guerre mondiale (massacre d’une tribune d’officiels en Grande Bretagne par un pilote de Spitfire trop zélé au cours d’une démonstration,, irruption de vedettes rapides allemandes parmi des bâtiments et des troupes en train de répéter le débarquement, bombardement de leurs propres troupes par les navires américains en Sicile) Sans doute cette lecture donne-t-elle une impression très éloignée des descriptions de l’exécution parfaite de plans tels qu’on peut les trouver par exemple dans les mémoires des chefs militaires, mais ce qui importe ici c’est la façon dont les événements (ou en tout cas certains événements) ont été perçus par le soldat de base. C’est donc à propos de la mentalité du combattant, du combattant américain mais aussi plus généralement de l’Anglo-Saxon en guerre, car les deux s’entre-mêlent, que ce livre est précieux, à la fois par la double qualité de son auteur, ancien combattant lui-même sur le front européen et longtemps professeur de littérature anglaise en Pennsylvanie.
L’ancien combattant affirme que « depuis cinquante ans la guerre côté alliés a été aseptisée et poétisée, à en devenir presque méconnaissable par les sentimentaux, les patriotes à tout crin, les ignorants et les amateurs de chair frâiche. J’ai tenté d’équilibrer la balance » et annonce donc clairement son objectif. Il regroupe son propos en chapitre thématiques et il utilise des titres de chapitres très significatifs et souvent révélateurs de l’esprit de dérision qui avait permis souvent de tenir face à la cruauté de la guerre et qui lui permet, renforcé par l’ironie glacée de leur contenu,, de souligner ce qu’il veut développer : « du service léger a de lourds sacrifices » démontre ainsi le décalage entre ce qu’on imaginait comme guerre à mener et ce qu’elle fut, depuis les illusions des militaires jusqu’à l’ignorance des civils, « le bombardement de précision va gagner la guerre » qui reprend un slogan resté célèbre regroupe quelques épisodes de totale inefficacité de l’aviation de bombardement, et pire de sa dangerosité pour ses propres troupes au sol, « quelqu’un a fait une gaffe » (voir plus haut), « l’école du soldat », « des livres que personne n’a lu », « chikenshit (=chiure de poussin) : une anatomie » chapitre au cours duquel Fussell dissèque le sens de cette expression qui s’applique à toutes les humiliations dérisoires et inutiles que la vie militaire peut réserver, « Alcool : beaucoup trop. Sexe : pas assez » chapitre opposant abondance et frustrations, « stéréotypes », « le vide idéologique », « accentuez le positif », « hauteur morale », « d’une seule voix », « privations », « compensations », « lire en temps de guerre », « langue fraîche » et « la vraie guerre ne sera jamais dans les livres ». Ce dernier chapitre, par les exemples utilisés par Fussell, et dont on ne sait pour certains si ce ne sont pas des exemples vécus (car presque tous les exemples fournis sont dûment référencés sauf précisèment quelques scènes particulièrement crues de la vie du combattant de première ligne) montre l’horreur telle que peut la vivre le combattant et certaines des expériences qu’il rapporte à propos des soldats d’infanterie du deuxième conflit mondial font irrésistiblement penser à ce qu’ont vécu les soldats du premier conflit mondial, dans l’enfer de Verdun notamment. Le retour à la sauvagerie la plus brutale, la folie sont des comportements qu’il souligne, tout comme l’usure des combattants (d’où le terme pudique de soldat « remplaçant » dans l’armée américaine). Le sentiment d’absurdité, d’inutilité de certaines opérations dans laquelle les soldats étaient engagés tout comme l’incapacité implicite ou soulignée du commandement sont souvent présents mais on peut se demander si en mêlant des témoignages qui datent de périodes différentes, la plupart d’après la guerre et avec le recul du temps, ces sentiments et ces opinions ne sont pas fort logiquement sur-représentés. Ce que Fussell veut aussi mettre en avant dans le cours de plusieurs chapitres c’est que le sens même de la guerre finit par échapper aux combattants : « nous battre parce que c’est tuer ou être tué et non parce qu’on rend le monde plus sûr pour la démocratie et qu’on détruit le nazisme » comme l’écrivit un des soldats anglais conscient de ce glissement (p.225).
L’ensemble veut exprimer de façon forte ce que devaient éprouver les combattants et d’une façon plus générale les mobilisés face à l’impitoyable machine de guerre, à montrer l’envers du décor tel que l’a perçu un d’entre eux et on sent bien à la lecture de pages terribles que Fussell, lorsqu’il les a écrites était bien dans la peau d’un de ceux qui avaient vécu ces horreurs.
Le professeur de littérature, déjà auteur d’ouvrages sur le XVIIIe siècle, d’études de métrique et de versification et qui s’était déjà intéressé à la littérature de temps de guerre a exploité, à la fin de sa carrière une documentation diverse et de registres très variés . Cette exploitation nous est d’autant plus précieuse qu’elle repose sur des textes anglais et américains que nous n’avons que rarement l’occasion de connaître et d’utiliser même si l’historien peut regretter que les exemples choisis ne soient pas, de plus, ordonnés selon une logique chronologique qui apporterait un niveau d’approche complémentaire..
La variété de cette exploitation déroute parfois car par moments les analyses relèvent du plus pur style de l’histoire littéraire (« lire en temps de guerre ») alors que la recherche des déformations d’expression successives dans la langue des soldats, ou du jeu sur les abréviations et les sigles relève d’une toute autre démarche (« chickenshit : une anatomie » et « une langue fraîche », chapitre dans lequel l’apparition de mots nouveaux, d’expressions nouvelles et surtout de la déformation de mots et d’expressions couramment utilisés et du jeu qui a pu en être fait sont disséquées). Cette exploitation est elle-même servie par un style qu’on peut qualifier d’ironie d’une noirceur parfois désespérée, à la hauteur probable de l’expérience de Fussell. Même si d’autres media sont cités (films, affiches) l’exploitation de cette documentation s’est faite en privilégiant très nettement la chose écrite, la littérature de guerre ou la poésie de guerre, voire la transcription de chansons.
Le travail sur les couplets des chansons est également pour nous peu courant, car les chansons dont il s’agit étaient souvent des adaptations d’airs à la mode des années 40 (qui « parlent » moins à un public francophone qui n’a pas les mêmes références) ou de chansons de marche adaptées. Ces adaptations confirment, mais ce n’est pas une surprise, la grossièreté du langage militaire et par exemple l’universalité d’usage dans les armées du mot « fucking » que le traducteur n’a pas toujours inclus dans son travail (mais les textes originaux figurent souvent en notes). D’une façon générale en effet, le traducteur n’a pas dû avoir la tâche facile à propos d’un ouvrage qui comporte autant de fragments de poésies, de chansons, de jeux de mots qui appartiennent à une autre culture : la façon de préciser le sens officiel des sigles et surtout ce qu’en font les soldats est par exemple un exercice de style particulièrement complexe.
Ce livre, foisonnant à la manière anglaise ou américaine, dans lequel la forte armature des chapitres permet quand même une lecture cumulative est donc à la fois difficile d’utilisation par moments et irremplaçable aussi bien par l’envers du décor qu’il souligne que par des références qui sont inhabituelles aux lecteurs français.
Alain Ruggiero
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