Le coup d’Etat militaire du 11 septembre 1973 qui renversa le gouvernement d’Unité populaire dirigé par Salvador Allende et causa la mort de ce dernier a fait couler beaucoup de sang… et d’encre. La commémoration du trentenaire de l’événement a produit une belle moisson d’ouvrages. Celui qu’ont rédigé les journalistes Marc FERNANDEZ et Jean-Christophe RAMPAL revient sur le général Augusto Pinochet, à n’en pas douter le personnage-clé du régime issu du coup d’Etat.

Cet essai consacré au « dictateur modèle » est découpé selon un ordre globalement thématique et décliné en 8 chapitres. L’approche est résolument journalistique, avec ses qualités (un portrait enlevé, servi par une plume alerte) et ses inévitables défauts, l’étude étant souvent plus factuelle que réflexive. Les auteurs s’appuient sur une bibliographie récente en langues anglaise, espagnole et française, mais on pourra regretter, pour en rester à des références accessibles en langue française, l’absence d’Eugenio Tironi, de Marie-Noëlle Sarget ou encore de Jean-Marc Coicaud.

Le 1er chapitre nous projette d’emblée au cœur du 11 septembre 1973 : le coup d’Etat militaire débuta, tôt dans la matinée, par la sécession de la marine chilienne à Valparaiso et par la progressive réduction au silence de la plupart des émetteurs des radios favorables au gouvernement Allende. Le président de la République Allende n’entendit pas céder aux injonctions de se rendre des quatre chefs de la conjuration : le général Augusto Pinochet, le général d’aviation Gustavo Leigh, l’amiral José Merino et l’inspecteur général des carabiniers César Mendoza. Il résista donc vaillamment dans le Palais de la Moneda, pilonné par l’aviation. Tandis que ses partisans finissaient par se rendre, Allende préféra se tirer une balle dans la tête (si les résultats de l’autopsie n’ont été publiés qu’en 2000, il ne fait cependant plus de doute que Salvador Allende s’est suicidé). La junte de gouvernement issue du coup d’Etat était présidée par Pinochet, le plus haut placé dans la hiérarchie militaire en tant que commandant en chef de l’armée de terre. Les chefs de la Junte motivaient leur action par la nécessité de sauver le Chili du communisme, dont le gouvernement d’Unité populaire aurait, selon eux, contribué à faire le lit.

Pinochet fut-il l’inspirateur et principal organisateur du coup d’État? Le deuxième chapitre entend, à la suite de nombreuses études, réfuter cette opinion assez répandue. Les auteurs esquissent auparavant une biographie du général : Augusto Pinochet, né en 1915 dans une famille de la classe moyenne de Valparaiso, ne brilla pas particulièrement au cours de sa scolarité; après des études à l’Ecole militaire et à l’Ecole d’infanterie de San Bernardo, au sud de la capitale chilienne, il fut affecté dans différentes garnisons de province et même appelé, à la fin des années 1940, à diriger des camps de réclusion pour militants communistes; il épousa la fille d’un influent sénateur radical et franc-maçon, Lucia Hiriart, qui a toujours exercé une grande influence sur son mari. Pinochet s’est constamment montré d’une grande loyauté (confinant d’ailleurs à la servilité, comme le montrent nos auteurs), non seulement à l’égard de ses supérieurs militaires, mais aussi des dirigeants politiques chiliens. Au moment de l’Unité populaire (1970-1973), Pinochet était perçu comme un élément fidèle au régime, à tel point que les inspirateurs de la conjuration militaire (à leur tête Leigh et Merino), regroupés au départ dans un « Comité des Quinze » créé en juin 1973, se méfiaient de lui… Comme le coup d’Etat militaire ne pouvait néanmoins pas réussir sans l’active participation de l’armée de terre, les conjurés devaient convaincre Pinochet, nommé commandant en chef de l’armée de terre en août 1973, de marcher avec eux. Pointilleux à l’excès, M. Fernandez et J.-C. Rampal vont jusqu’à affirmer que Pinochet accepta de participer au complot « le 9 septembre 1973 à 19 heures précises » (p. 45)…

En l’espace d’une année, l’ « apprenti dictateur », pour reprendre le titre du troisième chapitre, parvint à confisquer le pouvoir à son seul profit : successivement, en 1974, il devenait « chef suprême de la nation », puis « Président de la République », mettant un terme à la toute théorique présidence tournante de la Junte. Pinochet se révélant d’une grande intransigeance vis-à-vis des opposants, la répression s’abattit rapidement sur le pays : il commandita ainsi la « commission spéciale » (la tristement célèbre Caravane de la mort), qui sillonna le Chili du Nord au Sud, laissant derrière elle, dès le début de la dictature, des dizaines de prisonniers arbitrairement passés par les armes. De Pinochet également dépendait la redoutable agence de renseignements DINA (Direccion de Inteligencia nacional), -bientôt relayée par la CNI (Central nacional de Inteligencia)-, en fait sinistre police politique dirigée par Manuel Contreras, qui ne recevait d’ordres et ne rendait de comptes qu’au dictateur. La DINA/CNI est responsable de centaines d’assassinats et de centaines de disparitions de détenus (sur une partie desquels la justice enquête actuellement). Elle fut concurrencée par le « Comando Conjunto » (Commandement conjoint) créé par Leigh, de plus en plus excédé par l’ascendant de Pinochet au sein de la Junte : le CC s’était « spécialisé » dans l’élimination des militants du PC et des Jeunesses communistes. La répression franchit même les frontières du Chili, avec l’ « Opération Condor ».

Celle-ci, dont les auteurs voient en Pinochet l’instigateur, forme l’objet du chapitre 4. L’existence de cette « Opération » n’a été révélée que récemment, mais une note du FBI américain l’évoquait déjà en 1976 et la présentait comme « un accord de coopération entre toutes les dictatures du Cône Sud » de l’époque, afin de « rechercher et […] rassembler des informations sur les militants de gauche de la région, puis à les repérer et à les éliminer, où qu’ils se trouvent » (cité page 94), en Amérique ou en Europe. « Condor » serait né officieusement à Santiago à la fin de l’année 1975. Malgré ses dénégations ultérieures, il semble que Pinochet fût au courant de l’affaire, dans la mesure où Manuel Contreras, chef de la DINA, en était le chef opérationnel. « Condor » ou pas, la dictature a de toute façon fait assassiner des personnalités (comme Orlando Letelier, ancien ministre de la Défense d’Allende) ou de simples anonymes chiliens réfugiés à l’étranger. De nombreuses pages sont d’ailleurs consacrées à l’un des exécuteurs de ces basses oeuvres : Michael V. Townley, Etats-Unien naturalisé chilien, farouchement anticommuniste et agent redouté de la DINA/CNI.

La si répressive dictature chilienne sut tout de même faire preuve de libéralisme… sur le plan économique. Pinochet, nationaliste pur et dur, et, donc, pas spécialement pro-américain, promut les idées des « Chicago Boys » (chapitre 5) : issus de l’Ecole économique de l’Université catholique du Chili et formés à l’Université de Chicago, ces disciples (comme Sergio de Castro) du théoricien libéral Milton Friedman ont fait du Chili des années 1970 et 1980 un terrain d’expérimentation privilégié des doctrines ultra-libérales. Le Chili de Pinochet a, jusqu’à la crise qui éclata au début des années 1980, connu des taux de croissance flatteurs, mais au bout du compte, l’expérience s’est soldée par une baisse des rémunérations moyennes et du revenu minimum, par une diminution considérable des dépenses d’éducation et de santé. Le système de protection sociale a même été privatisé. Les années 1980 furent donc celles des Protestas (manifestations à caractère social). Quant à l’opposition d’extrême-gauche, elle en profita pour relever la tête : ainsi, le Front patriotique Manuel Rodriguez (FPMR), bras armé du PC, créé fin 1983, manqua de peu d’assassiner Pinochet en 1986, suscitant en retour une nouvelle vague de répression.
Le chapitre 6 aborde un aspect relativement méconnu du « dictateur modèle » : Pinochet a incontestablement profité de sa fonction pour s’enrichir et enrichir sa famille, aujourd’hui très fortunée. Depuis 1973, son patrimoine aurait, selon certaines estimations basses, été multiplié par cinquante! Les armes (pendant les années de dictature, l’industrie d’armement chilienne s’est développée de manière spectaculaire) furent d’ailleurs l’un des moyens que trouva Pinochet pour s’enrichir puisqu’il toucha de larges commissions sur leurs ventes à l’étranger.

Les chapitres 7 et 8 sont consacrés aux démêlés de Pinochet avec les justices européennes et chilienne. Le 16 octobre 1998, alors qu’il se trouvait en convalescence dans une clinique londonienne, Pinochet fut mis en arrestation préventive (à la demande de la justice espagnole, qui enquêtait alors sur les assassinats de citoyens espagnols au Chili entre 1973 et 1983). Pendant plus de 500 jours s’est déroulée une bataille juridique et diplomatique que nos auteurs décrivent quasiment par le menu. Pinochet n’a finalement pas été extradé vers l’Espagne, en raison d’un état de santé jugé précaire… ; il a regagné Santiago le 3 mars 2000. Pinochet allait-il toutefois être jugé dans son pays? Un juge chilien l’a bien inculpé en 2001 en tant que commanditaire de l’enlèvement de 18 personnes et de 57 assassinats. Mais Pinochet a multiplié les recours… et l’affaire s’est enlisée, jusqu’à ce que le juge, visiblement découragé, abandonne toutes les poursuites contre l’ancien dictateur. Il est désormais évident que Pinochet ne sera jamais jugé!

Si le livre est clairement écrit, il présente toutefois quelques faiblesses. Sur le plan formel, il n’est pas certain que le traitement globalement thématique des années Pinochet soit toujours approprié pour parler de la dictature. La dictature de Pinochet ne fut en effet pas d’un seul bloc : en termes de fonctionnement du régime, il est possible de lire des inflexions, des rythmes, qu’un traitement thématique gomme relativement, surtout pour des lecteurs peu avertis. En outre, un déséquilibre évident apparaît dans l’économie globale de l’ouvrage, car les deux derniers chapitres constituent à eux seuls 1/5 du volume, hors annexes et bibliographie : l’évocation substantielle des démêlés judiciaires du « sénateur à vie » (démissionnaire en 2002) se fait donc au détriment de thèmes qu’on aurait aimé voir davantage développés, même si cette évocation n’est pas dénuée d’intérêt dans la mesure où elle éclaire les ambiguïtés du rapport de la société chilienne à son ancien président-dictateur et la difficulté du Chili à s’émanciper de la tutelle relative de l’institution militaire.

Sur le fond, en quoi Pinochet peut-il être qualifié de « dictateur modèle »? Une analyse comparée des dictatures du Cône Sud (argentine, uruguayenne et chilienne) aurait pu être esquissée afin de déterminer l’éventuelle spécificité de la dictature de Pinochet, en termes de popularité, de personnalisation du pouvoir ou de rapports entre dictature militaire et société civile. L’ouvrage ne franchit pas le seuil du classique essai biographique et demeure souvent assez superficiel dans l’analyse des thèmes retenus. Pour ce qui concerne par exemple « le rôle joué par les Etats-Unis -mais aussi par des réseaux européens- dans l’ascension et le maintien au pouvoir d’Augusto Pinochet » (quatrième de couverture), il est davantage évoqué que sérieusement creusé. S’agissant des Etats-Unis, leur rôle dans la préparation du coup d’Etat ou leur soutien à la dictature, dans les premiers temps, est connu depuis bien longtemps : et les auteurs ont beau arguer des documents « déclassifiés » (depuis 1998) du département d’Etat et de la CIA, rien de bien neuf n’émerge dans la compréhension du rôle des Etats-Unis. De ce point de vue, les 40 pages d’annexes présentent un intérêt bien limité, dans la mesure où elles ne sont pas soumises à une critique serrée : les brefs extraits mentionnés servent seulement à étayer les hypothèses avancées par les auteurs. Il est d’ailleurs regrettable qu’ils tendent parfois à confondre hypothèse et preuve : ainsi est-il gênant d’intituler le chapitre 4 « [Pinochet] L’instigateur de l’Opération Condor », alors qu’on n’a que des présomptions… S’agissant « des réseaux européens », les éléments de preuve sont pour le moins fragiles : faut-il ainsi s’en tenir à l’activisme brouillon d’un néo-fasciste italien comme Stefano Delle (et non Della) Chiaie pour donner quelque consistance à ces réseaux? Quant au « mythique » Spaggiari, son apparition aux confins du Paraguay, en compagnie d’agents de la DINA/CNI, suffit-elle, comme cela semble suggéré, à en faire un collaborateur du régime…?

Malgré tout, si l’on fait la part des écarts « sensationnalistes » auxquels les auteurs cèdent parfois, cet ouvrage constitue une utile et commode introduction à l’histoire de la dictature chilienne, qui gagnera bien entendu à être complétée par des lectures plus approfondies et plus scientifiques.

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