Dans cet ouvrage très dense, l’auteur s’appuie sur d’innombrables rapports statistiques afin de comprendre comment le principe du « donner et recevoir » a formé la base sur laquelle s’est érigée la dictature nazie. La difficulté première a été de pouvoir consulter les archives comme celles de la Reichsbank ou celles des intendants de la Wehrmacht, car nombre d’entre elles ont disparu, n’ont pas été classées ou encore ont été sciemment détruites.
« Comment cela a-t-il pu arriver ? »
Si aucun « Sonderweg »[1] allemand ne peut expliquer Auschwitz, comme le résume Götz Aly dès l’introduction, le rôle de l’économie et de la redistribution est ici crucial. Ce régime qui met tout en oeuvre pour redistribuer les vivres « de façon que leur répartition fût ressentie comme juste, surtout pour les plus modestes », la stabilité (même apparente) du Reichsmark, la rétribution des familles des soldats mobilisés, un impact à minima de l’imposition sur les petits salaires, le financement de la guerre par le pillage des pays occupés et la spoliation des populations juives dont autant d’éléments d’un socialisme national en majorité accepté par les Allemands (et dont le manque de sentiment de culpabilité ultérieur est une conséquence directe).
Des démagogues en action
La première partie revient sur l’avènement du Troisième Reich comme rupture historique et idéologique par rapport aux régimes antérieurs. La promesse renouvelée d’une plus grande égalité des chances donnée aux Allemands (et ce même aux dépens d’autres populations) est nouvelle par rapport au Kaiserreich ou à la République de Weimar. Une nouvelle génération arrive au pouvoir (les cadres nazis ont en majorité moins de 40 ans) et la modernisation s’effectue à un rythme effréné (par exemple la suppression de l’écriture gothique, déjà réclamée par l’un des frères Grimm en 1854). Le processus décisionnel vertical cède la place à l’initiative personnelle, l’administration bat des records d’efficacité. A titre d’exemple, la Gestapo compte à peine 7000 agents pour 60 millions d’habitants. Les familles allemandes en sont les premières bénéficiaires (avantages fiscaux, allocations familiales, protection des locataires) et plus généralement, la société allemande voit le développement de la voiture individuelle, des vacances et du tourisme, ce qui rend le régime extrêmement populaire.
Les Allemands n’ont pas oublié le triple traumatisme de la Première Guerre mondiale : la famine (causée par le blocus britannique) a fait 400 000 morts, la dévaluation de la monnaie et l’inflation ont rendu la vie quotidienne particulièrement difficile (le niveau de vie entre 1914 et 1918 a baissé de 65%) dans un contexte de guerre civile. Le sentiment de déclin national et la haine des profiteurs de guerre (assimilés aux Juifs et aux Bolchéviques) sont habilement exploités par le nouveau régime, qui affiche sa volonté de réunir les Allemands dans une « Volksgemeinschaft » où l’égalité serait plus marquée.
Mais l’essor n’est qu’apparent et cette politique est extrêmement coûteuse : le Reich risque l’insolvabilité en 1938 (2 milliards de RM[2] de déficit). L’aryanisation massive des biens juifs permet de trouver des liquidités (8 milliards pour les biens des Juifs allemands et autrichiens à l’été 1938). La Wehrmacht verse des acomptes moins importants et règle ses factures en retard. Les impôts pèsent plus lourd sur les salaires les plus élevés, les gains boursiers ainsi que sur les propriétaires immobiliers, les taxes augmentent sur le tabac et l’alcool. Les loyers sont épargnés car il faut à tout prix conserver l’adhésion populaire. Les familles des soldats mobilisés sont particulièrement favorisées car l’Etat leur verse le double de ce que reçoivent les familles de soldats anglais ou américains ! Quand la situation économique du Reich devient catastrophique en 1943, le ministre de l’économie Funk veut supprimer l’exonération fiscale des allocations familiales mais il se heurte au refus catégorique d’Hitler, Göring et Goebbels. « La politique de corruption sociale permanente est le ciment de la cohésion interne de l’Etat populaire hitlérien », souligne Götz Aly.
Soumettre et exploiter
Paradoxalement, si le développement économique et le plein emploi profitent aux entreprises, l’offre de biens pour la population civile ne cesse de décroître et aboutit à une économie de pénurie et au marché noir, ce qui mécontente la population. La réponse est la volonté politique de faire peser l’inflation sur les pays occupés : la Wehrmacht fait payer à la Pologne des frais d’occupation correspondant à une armée de 400 000 hommes quand il n’y en a en réalité que 80 000 stationnés dans le pays. Les attaques aériennes sur la Grande-Bretagne depuis la France et la construction des infrastructures militaires sur la côte sont financées avec de l’argent français. Les taux de change sont manipulés et le franc dévalué de 25% par rapport au RM. Afin de faire diminuer la pression inflationniste en Allemagne, les soldats sont incités à dépenser leur solde sur place (la solde est versée dans la monnaie du pays où ils sont stationnés). L’Europe est littéralement dévalisée, les soldats envoient des millions de colis à leurs familles (liqueurs et café de France, tabac de Grèce, miel et lard de Russie…)[3]. Le registre statistique de la poste aux armées a été détruit volontairement afin d’effacer les traces de ces mouvements colossaux de colis. Avec l’aval de Göring (décret « Paquetage » de 1940), ces « doryphores » ravagent le continent et font exploser l’inflation dans les pays occupés. Les intendants de la Wehrmacht demandent en vain la limitation de ces transports devenus très encombrants !
La spoliation des biens juifs de la « Mobel Aktion » génère des sommes colossales en Allemagne comme dans les pays occupés (en France, la valeur des biens volés rapporte 100 millions de RM la première année de l’opération « M », soit 1 milliard d’euros actuels). Les valises des déportés sont souvent « oubliées » à dessein par les autorités sur les quais et les effets personnels redistribués (à la croix rouge allemande) ou vendus aux enchères. Malgré les problèmes de transport, les trains de marchandises et les barges de mobilier volé partent toujours en priorité !
L’énumération des pays où le pillage est systématisé donne le tournis, les frais d’occupation à payer par les pays occupés sont gigantesques (120 millions de RM par mois pour la Belgique, 1 milliard pour la France !). La masse monétaire en circulation explose ! Les travailleurs étrangers employés en Allemagne sont payés par leur pays d’origine (alors occupé). Cette captation avide des ressources et richesses des pays d’Europe entraîne des famines dramatiques, qui sont parfois utilisées comme arme de guerre, notamment lors des sièges des villes soviétiques (4000 morts par jour en janvier 1942 à Leningrad, les autorités ouvrent des fosses communes à l’explosif dans la terre gelée). De même, au 1er février 1942, sur les 3,3 millions de soldats soviétiques faits prisonniers, 2 millions étaient déjà morts dans les camps allemands et pendant les transports, soit 60% d’entre eux (à comparer avec les 5,4% de décès parmi le 1,4 million de prisonniers russes de la Première Guerre mondiale). La volonté politique d’affamer les populations de l’Ostraum[4] pour en accaparer les richesses est ici centrale.
La spoliation des Juifs
Déjà évoquée dans les chapitres précédents, la systématisation de l’aryanisation effectuée par l’Etat est ici développée à grands renforts de chiffres, selon les différents pays où elle s’est effectuée. Il s’agit bien de ce que l’auteur nomme “un pillage d’Etat” et non comme on l’a parfois affirmé l’action de profiteurs uniquement composés de grands industriels et banquiers. L’expropriation puis la liquidation des biens juifs représente un blanchiment d’argent à grande échelle, mis en œuvre dans l’Europe entière, au seul profit de l’Allemagne, avec pour but central le financement de la guerre. Aucun bien n’échappe à cette entreprise systématique et rationalisée : entreprises, biens immobiliers et objets de valeurs sont les premiers visés. Mais le sinistre décompte répertorie aussi bien les vêtements que l’or dentaire, les métaux précieux, les perles, les couteaux de poches ou encore les portefeuilles. Cette liquidation vise également à freiner l’inflation de guerre dans l’Europe occupée ou alliée au Reich.
Retrouver les traces de ces opérations reste difficile car elles étaient confidentielles et les écrits sont d’autant plus rares qu’il fallait camoufler ces transferts massifs. En 1942, le président de la Reichsbank Funk et Himmler signent un accord selon lequel l’or, les bijoux et liquidités des Juifs assassinés d’Europe doivent être remis à la Reichsbank, celle-ci en versant la contre-valeur sur un compte spécial de la Caisse centrale du Reich. Dès 1939, Göring a obligé les Juifs à “proposer” à l’Etat d’acheter leurs biens précieux (or, bijoux) à un prix très bas.
L’entreprise de blanchiment d’argent au profit de la Wehrmacht connaît des applications et des résultats différents selon les pays. Quand la Norvège se montre particulièrement zélée dans la spoliation de la petite population juive vivant sur son territoire (2000 personnes environ), la Belgique se montre beaucoup plus réticente et les secrétaires généraux des ministères ainsi que les tribunaux sont à dessein “peu efficaces” dans la “déjudaïsation”. Dans le cas de la France, l’aryanisation consiste à convertir les biens juifs vendus en bons du Trésor de l’Etat français et ainsi en argent liquide au profit du budget des frais allemands d’occupation. Les “biens ennemis” représentent en France 2,5 milliards de RM. Colonies et protectorats français sont également concernés, notamment au moment où les Alliés débarquent au Maroc et en Algérie à l’automne 1942, ce qui entraîne de facto l’invasion de la Tunisie par l’Allemagne et l’Italie. L’implication du gouvernement de Vichy fait partie intégrante de la conception politique allemande d’aryanisation, indispensable pour “séparer la France du monde juif” selon les mots de l’ambassadeur d’Allemagne en France Otto Abetz. Les lois antijuives promulguées par Vichy (mise en place du “statut juif”, création du Commissariat Général aux Questions Juives[5]) ainsi que la loi du 29 novembre 1941 créant l’Union générale des Israélites (à laquelle tous les Juifs avaient obligation d’adhérer) permettent aux Allemands de surveiller la spoliation des Juifs tout en mobilisant un minimum de moyens. Aux yeux de la plupart des Juifs persécutés (sur les 330 000 vivant alors en France), c’était donc bien les Français qui étaient responsables de l’aryanisation quotidienne. La liquidation des biens juifs de France atteint son point culminant en 1942 et diminue de moitié l’année suivante. Tout un chapitre est enfin consacré à l’exploitation germano-grecque des 12 tonnes d’or des Juifs de Salonique, sur laquelle un silence total a longtemps plané (fabrication de fausses pistes, destruction des preuves).
Des crimes pour le bien-être du peuple
La mise sur le marché des biens confisqués aux commerçants juifs a permis de limiter les pénuries d’approvisionnement dues à la guerre et au pillage organisé par les Allemands et de conserver une certaine stabilité des prix (au moins un temps). L’expropriation totale des Juifs a fait croître l’offre de biens de consommation, tandis que la déportation d’une partie des habitants (notamment dans les villes) faisait baisser sensiblement le nombre d’acheteurs. Le marché noir (imputé par les Allemands aux Juifs) est bien l’œuvre des soldats allemands et des acquéreurs mandatés par les services militaires et civils allemands. La déportation des personnes spoliées depuis les pays occupés a été organisée par les responsables militaires non seulement par antisémitisme actif mais par intérêt pratique. L’idée d’une « cinquième colonne » – composée entre autres de Juifs – puissamment propagée par la propagande et la volonté de mener la guerre « en évitant que des goulots d’étranglement financier nuisent aux plans stratégiques et au moral des troupes » (G. Aly) sont autant d’éléments accélérant le processus de « solution finale ». Si l’argent issu de la « déjudéisation » ne représente « que » 5% de l’ensemble des prélèvements alimentant les caisses du Reich durant la Seconde Guerre mondiale, l’effet produit est cependant important (permet un crédit plus étendu, sans augmenter les taxes sur l’alcool ou les soldes versées aux combattants), particulièrement durant la période critique de 1942-1943. D’après les calculs de l’auteur, la spoliation des Juifs d’Europe aurait représenté entre 15 et 20 milliards de RM. Elle devait être présentée comme une question purement idéologique et non comme « un gigantesque meurtre prédateur ». Selon Götz Aly, 95% des Allemands ont reçu une part de biens volés sous forme d’argent ou de denrées alimentaires (importées des pays occupés, payées avec de l’argent ou de l’or pillé…), ont été relogés après les bombardements dans des logements spoliés, ont porté les vêtements des Juifs assassinés. L’historien conclut : « la Shoah restera incomprise tant qu’elle ne sera pas analysée comme le plus terrible meurtre prédateur de masse de l’histoire moderne ».
Cet ouvrage d’une grande richesse s’appuie sur un corpus statistique d’une importante précision et apporte un éclairage scientifique d’une grande clarté sur le thème de la spoliation des biens juifs mise en place par le Troisième Reich en Allemagne et dans l’Europe occupée. Si l’aspect idéologique est ici volontairement mis de côté, l’aspect financier primordial de la politique nazie est brillamment expliqué. Un livre incontournable.
[1] Itinéraire spécifique à l’Allemagne, au sens de destinée
[3] Note personnelle : Bertolt Brecht s’en inspire vraisemblablement quand il écrit le poème « Und was bekam des Soldaten Weib? » entre 1941 et 1942, dans lequel il énumère les cadeaux reçus par les épouses des soldats (escarpins de Prague, col de fourrure d’Oslo ou robe de soie parisienne). De Russie en revanche, l’épouse reçoit un voile de veuve, Brecht annonçant avec un peu d’avance l’échec de l’opération Barbarossa. Le poème a été mis en musique par Kurt Weill (également en exil aux Etats-Unis) et chanté pour la première fois par Lotte Lenya (épouse de Weill) en avril 1942.
[4] Ostraum : territoire de l’Est dont doivent être expulsées les populations, afin d’agrandir le territoire du Reich.
[5] Situé au n°1 de la place des Petits-Pères, juste à côté de la Banque de France, pour des considérations pratiques.