Ce numéro spécial du Mouvement social prolonge un séminaire animé pendant trois ans à l’EHESS par Patrick Fridenson et Larissa Zakharova, prématurément disparue le 2 mars 20191, comme l’explique Patrick Fridenson dans un long éditorial : « Durant trois années, Larissa Zakharova et moi avons animé un séminaire sur l’histoire de la communication à l’Est et à l’Ouest. C’est ce qui nous a inspiré la proposition faite au comité éditorial du Mouvement social, à l’automne 2016, de consacrer un numéro spécial à l’histoire sociale de la communication médiée2 ». Cette proposition a donc été acceptée et se traduit par la publication de ce numéro spécial du Mouvement social centré sur les « acteurs de la communication dans l’audiovisuel et le numérique3 ».

Dans son éditorial, Patrick Fridenson présente d’abord le contexte scientifique dans lequel les recherches sur ce sujet sont menées. Il rappelle que l’histoire des médias a elle-même un passé assez long puisqu’elle s’enracine dans l’histoire de la presse et qu’elle se développe en partie de concert avec l’histoire culturelle. Il montre que l’intérêt croissant des historiens pour ce sujet se traduit notamment par la multiplication des revues spécialisées en France et ailleurs. Il explique que les historiens ont été soutenus dans leur entreprise par des professionnels du secteur ; c’est ainsi, par exemple, que sont créés un comité d’histoire de la télévision puis un comité d’histoire de la radio, respectivement en 1980 et 1981.

Les historiens des médias ont reçu par ailleurs le renfort, et réciproquement, de sociologues ; Georges Friedmann, Edgar Morin et Roland Barthes fondent, par exemple, la revue Communications en 1961. En outre, une nouvelle discipline spécialisée dans l’étude de la « communication médiée » fait son apparition à l’université, les sciences de l’information et de la communication, dont les travaux ne peuvent que nourrir ceux des historiens. Il en va de même des études sonores.

Patrick Fridenson expose ensuite ce qui fait, selon lui, l’intérêt et l’originalité de l’histoire sociale dans les recherches sur la « communication médiée » : « Une approche d’histoire sociale déconstruit la confortable dialectique longtemps partagée par de nombreux responsables de chaînes de par le monde et exprimé dans le rapport mensuel du service des études de la RTF en novembre 1963 : « imposer au public ce qu’il désire obscurément4 ». Elle met l’accent sur le fait qu’une partie des usagers peuvent devenir des acteurs de la communication médiée, qu’ils ont en face d’eux des professionnels aux aspirations et parcours pluriels, et qu’avant même Internet et a fortiori depuis, des mobilisations se déclenchent dans certaines circonstances5 ». Patrick Fridenson esquisse ensuite les apports de l’histoire sociale dans ces trois domaines.

Usagers et créateurs de contenus

Les articles réunis pour réaliser ce numéro spécial du Mouvement social, bien qu’ils ne soient pas tous rédigés par des historiens, sont autant d’exemples et d’études de cas qui permettent de montrer quels peuvent être ces apports. Les trois premiers sont regroupés dans une partie intitulée « Usagers et créateurs de contenus ». Cécile Méadel, professeur de sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, esquisse « Une histoire de l’usager des technologies de l’information et de la communication (TIC) » sur le temps long puisqu’elle prend en compte la diffusion de la radio. Léo Joubert, doctorant en sociologie au Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (Aix-Marseille Université-CNRS), dresse un portrait du « parfait wikipédien » dans un article intitulé « Le parfait wikipédien. Réglementation de l’écriture et engagement des novices dans un commun de la connaissance (2000-2018). » Enfin, Clément Mabi, maître de conférence en sciences de l’information et de la communication à l’Université de technologie de Compiègne, se penche sur la question très actuelle de la « démocratie numérique » dans « La démocratie numérique au défi de la critique sociale ». Les fondements « empiriques » de son étude sont le mouvement des gilets jaunes et le Grand débat organisé par le président et le gouvernement actuels au printemps 2019.

Salariés et syndicats

La deuxième partie, intitulée « Salariés et syndicats », compte deux articles. Samuel Zarka, ATER en sociologie au Conservatoire national des arts et métiers et membre du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise), montre en quoi le conflit qui éclate en 1981 au sein du syndicat CGT de la production cinématographique et de télévision entraîne « une recomposition syndicale dans l’audiovisuel et le cinéma » en France. Françoise Daucé, directrice d’études à l’EHESS et membre du Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen, s’intéresse à une autre champ géographique dans « Épreuves professionnelles et engagement collectif dans la presse en ligne à Moscou (2012-2019) ».

Programmes audiovisuels

Timothy Stoneman, lecturer d’histoire à la Georgia Tech Lorraine, fait le récit de la success story de l’implantation des radios évangéliques étatsuniennes en Europe après la Deuxième Guerre mondiale dans un article intitulé « La Voix protestante de l’Europe. Les évangélisateurs américains à la conquête des ondes européennes (1945-1965). » Théo Briont, présenté comme un « professionnel de l’audiovisuel français », dans « Musique et télévision en France, d’hier à aujourd’hui », s’interroge sur les effets de la « rencontre » de la musique et de la télévision à partir des années 1950 : « Que fait la musique à la télévision ? Cette question soulève un problème plus général : les possibilités, les modalités et les effets de l’extension d’un domaine préexistant de la culture à un nouveau média. Comment, en France, la musique telle qu’elle était communiquée auparavant – dans les salles, par le disque, à la radio et par le cinéma – s’est adaptée ou transformée pour gagner à la fois un second espace de communication fondé sur l’image et le son et des publics plus larges que par le passé ? Y a-t-il eu en retour des effets de la télévision sur le champ musical ? »6

Un nouveau territoire pour l’historien7

Comme le souligne Patrick Fridenson dans son éditorial, « les historiennes et historiens sociaux sont eux-mêmes un des types d’acteurs de la communication médiée. » Un numéro spécial de revue consacré à cette question ne pouvait pas ignorer cet aspect de la question, à savoir le « nouveau territoire de l’historien » que constituent Internet, les médias sociaux ainsi que l’usage du courrier électronique et son cortège de listes de diffusion. C’est un article de Philippe Rygiel, intitulé « Un parcours historien en des temps numériques », qui permet d’aborder ce sujet comme l’explique Patrick Fridenson : « Notre choix a été de demander à un historien du social et de l’économie précocement investie dans les TIC, Philippe Rygiel, de présenter un bilan personnel de sa présence d’historien français engagé aux plans national et international dans le numérique et d’évoquer les perspectives qui s’offrent à l’histoire sur Internet en termes de sources et de ressources8. »

Ce numéro spécial du Mouvement social s’avère donc très riche. Il pourra rendre bien des services aux enseignants du secondaire, notamment à ceux qui sont chargés de l’enseignement de spécialité de première générale.

1 https://www.cercec.fr/actualite/disparition-de-larissa-zakharova/

2 p. 3.

3 p. 4.

4 Patrick Fridenson emprunte cette citation à Isabelle Gaillard, La télévision. Histoire d’un objet de consommation, 1945-1985, Paris-Bry-sur-Marne, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques-INA Editions, 2012, p. 159, qui l’emprunte elle-même aux travaux de Jérôme Bourdon. Le livre d’Isabelle Gaillard a fait l’objet d’un compte-rendu dans la cliothèque : https://clio-cr.clionautes.org/la-television-histoire-dun-objet-de-consommation.html

5 p. 12.

6 p. 139.

7 Cette expression, utilisée par Patrick Fridenson dans éditorial, renvoie naturellement au titre d’un livre marquant d’Emmanuel Le Roy Ladurie : Le territoire de l’historien.

8 p. 27.