Fabien Lostec, docteur en histoire, chercheur associé au laboratoire Tempora, enseignant et chargé de cours à l’université Rennes 2, nous propose ici une étude particulièrement rigoureuse de l’épuration issue de sa thèse sur « Les femmes condamnées à mort en France à la Libération pour faits de collaboration » (septembre 2020).
Si, depuis les années 1990, l’historiographie à ce sujet peut paraître déjà riche et abondante grâce aux travaux de Marc Bergère (directeur de thèse de l’auteur), Fabrice Virgili, Henry Rousso, Laurent Joly ou encore Marc Olivier Baruch, elle reste lacunaire du fait de l’éparpillement des sources, du poids « mémoriel » de la condamnation à mort d’hommes comme Robert Brasillach, Pierre Laval ou Joseph Darnand ou encore de légendes persistantes à propos d’une grâce qui aurait été accordée à toutes les femmes au moment de la Libération ou des « tondues », des femmes sentimentales sanctionnées pour le seul motif intime. Cet ouvrage s’inscrit dans une forme de continuité historiographique, comme en témoignent la préface de Marc Bergère et les nombreux renvois aux travaux déjà existants, mais il est aussi novateur à de nombreux égards, ce qui en fait tout son intérêt !
Une plongée passionnante dans « l’archipel épuratoire judiciaire ».
Une histoire de l’épuration renouvelée
L’histoire de l’épuration se fait ici au prisme des femmes condamnées à la peine de mort alors qu’elles sont trop souvent invisibles dans les sources et l’historiographie. L’ouvrage de Fabien Lostec vient combler ce « vide mémoriel ». Elles sont 651 à être condamnées à la peine capitale par les tribunaux légaux, 2/3 par contumace contre seulement 1/3 de manière contradictoire. 46 sont finalement exécutées, 121 si l’on prend en compte les tribunaux extralégaux. Jamais, depuis la Révolution française, autant de femmes n’avaient été condamnées et mises à mort !
Il faut souligner aussi l’ampleur des sources mobilisées par Fabien Lostec qui s’appuie sur un corpus inédit et impressionnant issu des archives nationales, du dépôt central de la justice militaire, des dossiers de procédures de plus de 60 dépôts visités à travers la France ou encore des dossiers de recours en grâce consultés à Pierrefitte-sur-Seine ! C’est cette variété documentaire ainsi que ce travail de dépouillement qui permettent de souligner la pluralité des situations, de combiner les échelles nationale et locale, de prendre en compte et de faire saisir au lecteur la complexité des différentes juridictions légales ou extralégales ainsi que la temporalité étirée de l’épuration judiciaire, de l’arrestation jusqu’à la mort ou la libération.
Enfin, de nombreux portraits de femmes viennent incarner les multiples dimensions de l’épuration, en proposer une histoire « au ras du sol » et « apporter de la chair » à des analyses chiffrées qui peuvent, de prime abord, rebuter le lecteur. Ainsi, Fabien Lostec ponctue l’ouvrage de morceaux de vie issus des parcours singuliers de Berthe Castanier, l’antisémite ; de Marguerite Jonlet, la responsable politique ; de Marguerite Magno, la criminelle de guerre ou encore de Louise Pigeon, la fugitive.
Un portait particulièrement complet de l’ « archipel épuratoire judiciaire »
A travers les plus de 350 pages de ce livre très bien structuré et au propos très abordable, s’esquisse le portrait de ces femmes condamnées à mort. Qui sont-elles ? Ces femmes sont souvent jeunes, célibataires, citadines, exogènes au quartier ou à la ville où elles ont collaboré, exercent des métiers qui les mettent en lien avec l’occupant (secrétaires, femmes de ménage, hotellières, débitantes de boissons, etc.) et ont déjà eu affaire avec la justice. L’auteur met en garde contre toute prédestination car le groupe est bien plus varié qu’il n’y paraît. Des femmes femmes mariées, habitant dans leur commune de naissance et au casier judiciaire vierge sont aussi condamnées à mort ! Pourquoi ont-elles collaboré ? Si l’anticommunisme, l’appât du gain, la recherche d’une protection ou parfois l’attachement aux idées autoritaires voire nazies sont présents, ces éléments ne laissent que peu de place aux valeurs d’émancipation féminine.
L’auteur analyse aussi les formes du collaborationnisme féminin trop souvent sous-estimé. Des femmes se sont résolument engagées au service de l’ennemi en tant que délatrices, agentes de renseignement, adhérentes ou militantes de partis collaborationnistes, ont parfois commis des actions violentes et des tortures, ont provoqué des déportations et des assassinats. Leur adhésion et leur activisme politiques sont ainsi démontrés, ce qui nous éloigne de la croyance en des femmes uniquement délatrices et espionnes à la solde d’hommes.
Lors des procès, le poids des stéréotypes de genre reste prégnant, puisqu’elles sont accusées d’être de mauvaises épouses et/ou mères et, plus largement, de mauvaises femmes. De leur côté, les accusées se présentent souvent comme des femmes naïves, dépolitisées et soumises aux hommes. Les cours de justice sont un outil de régulation sociale et un instrument de légitimation de la République. L’auteur distingue les juridictions légales et extralégales mais démontre aussi que la frontière entre les deux est poreuse. Les résistants souhaitent que leurs cours revêtent les apparences de la justice légale, leur référence demeure bien la justice républicaine. Pour les femmes qui sont condamnées à mort, Fabien Lostec souligne que, proportionnellement, les condamnées à mort ont davantage de chances de sauver leur tête en 1945-1946 qu’en 1947-1948. Il tord ainsi le cou à une autre légende qui voudrait que la clémence soit liée au facteur temps.
Enfin, Fabien Lostec analyse le temps de l’incarcération et celui de la sortie de prison pour celles qui bénéficient d’une commutation de peine. Pour beaucoup, coupées de la solidarité familiale, cela correspond à une mort sociale qui leur fait adopter une lecture critique de l’épuration et multiplier les demandes de recours. Si elles sortent de prison, elles ne sortent pas véritablement de l’épuration. « Suspectes à perpétuité », elles sont souvent condamnées à faire silence.
Un ouvrage majeur qui, par sa démarche singulière à partir du genre et sa rigueur scientifique, vient renouveler l’histoire de l’épuration et plus largement de la violence politique.