Certains d’entre nous connaissent bien Claude Gauvard, voire se sont familiarisés avec son visage, même sans avoir suivi ses cours à Rennes puis à Paris I. Qui n’a pas eu entre ses mains le manuel La France au Moyen Âge du Ve au XVe siècle, qui, dans ses premières éditions, présentait l’auteure par une photographie en couverture ? Elle a dirigé le très utile Dictionnaire du Moyen Âge et s’est spécialisée dans l’étude de la justice au Moyen Âge. Son dernier ouvrage s’inspire en partie de sa thèse pour aborder le thème de la peine de mort au Moyen Age; Condamner à mort au Moyen Âge. Pratiques de la peine capitale en France XIIIe-XVe siècle est paru en 2018 aux PUF.
L’objectif est double avec cet ouvrage : montrer à la fois, que la peine de mort est plus rare contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, et expliquer comment la peine de mort est devenue une sanction reconnue et approuvée par la justice royale au cours du XIIIe–XVe, période de centralisation étatique et de construction du pouvoir judiciaire par le roi de France. Pour ce faire, elle a utilisé comme sources les registres du parlement (série X), les lettres de rémission du roi, les registres des juridictions de certaines villes ainsi que de nombreuses sources imprimées (chroniques, ordonnances royales, récits de supplices, textes de l’Église, …). Les difficultés de ces sources résident dans le fait que, hormis les archives du parlement de Paris, les archives judiciaires royales sont mal conservées et il n’y a pas de séries en continu. Quand bien même les sources se sont multipliées à partir du XVe, il est difficile d’obtenir des données chiffrées, ce qui nécessite un sérieux travail de « décodage » et une grille d’analyse fine pour étudier les condamnations.
Claude Gauvard commence par expliquer que le Moyen Âge n’est pas une période si barbare et si cruelle. La condamnation à mort est une peine fantasmée car souvent décrite dans les récits de supplices. Il faut donc faire attention à la différence entre le récit et la réalité. En fait, la peur de la « malemort » fait de la condamnation à mort, une mort redoutée car elle entraîne la confiscation des biens du condamné et interdit à ce dernier d’être enterré en terre chrétienne. Dans le même temps, les légistes sont confrontés aux préceptes religieux qui encouragent la miséricorde. C’est pourquoi, ne pas être enterré au cimetière, le lieu qui unit les morts, constitue une véritable situation de honte. Pour répondre à la demande de miséricorde de l’Église tout en punissant le condamné, on apprend qu’il y a eu des parodies de pendaison. Ainsi, la parodie de la pendaison suffit parfois à satisfaire la justice et la partie lésée. Le condamné est ainsi exhibé jusqu’au gibet, aux yeux de tous, mais n’est pas exécuté, la honte constituant en fait la sanction de la justice.
Puis, Claude Gauvard souligne que le nombre de peines de mort effectives n’est pas à relier uniquement à la centralisation de l’état et à l’affirmation de l’état. Il faut également prendre en compte le fait que Saint Louis confie à des légistes le droit d’exercer la justice en prenant appui sur le droit romain. La justice s’appuie sur des juristes qui condamnent et forgent en même temps la justice. Pendant la période étudiée, non seulement le droit romain et les coutumes sont source d’inspiration pour justifier la peine de mort mais également, les premiers traités de droit pénal apparaissent et tentent de classer les délits et les peines et de dire qui peut être condamné à mort. Dans ce travail de réflexion pénale, les juristes ont été aidés par l’Église dans sa lutte contre les hérétiques (particulièrement avec Innocent III). La condamnation devient peu à peu une mort pour l’exemple, ce qui permet au souverain d’imposer son pouvoir. Ces éléments, auxquels on peut ajouter la légitimité que gagnent peu à peu les juges, font que la peine de mort devient de plus en plus une peine acceptée par tous, qu’il convient alors d’encadrer. La procédure doit être suivie avec précaution, tout comme la sentence ne peut pas être décidée s’il n’y a pas eu d’aveu. Enfin, la condamnation elle-même demande la présence du public. Puisque la peine capitale est codée, elle devient un rituel qui doit se dérouler en public. Les mêmes rues, les mêmes carrefours sont empruntés par le condamné jusqu’au gibet où le peuple, loin d’être terrorisé, participe à la condamnation en étant témoin. Tous les éléments sont donc réunis pour que le peuple intériorise la peine capitale.
Cette normalisation de la peine encourage le roi à étendre peu à peu son monopole de la condamnation face aux officialités, aux justices seigneuriales et aux tribunaux des villes (à la faveur des entrées royales et de la guerre de Cent-Ans). A partir du XVe, la justice royale s’empare, non sans résistance de la part des évêques, des crimes jusque-là jugés par les officialités (sorcellerie, hérésie, bestialité). Au fur et à mesure, les crimes politiques sont jugés uniquement par le roi. Le pouvoir de condamner et de gracier s’affirment.
Une fois la peine capitale définie, encadrée, Claude Gauvard termine en s’intéressant aux condamnés : qui sont-ils ? L’argent, les solidarités (un bon réseau) et la bonne « fama » permettent d’esquiver la peine de mort.
Les clercs ne peuvent être condamnés par la justice laïque (sauf si demande de la part de l’Église). Les nobles, avec qui le roi gouverne, obtiennent plus de lettre de rémission. De manière générale, les personnes « honorables » échappent à la peine. Cela ne concerne pas uniquement les nobles, mais également les bourgeois, qui ont une renommée supérieure à leurs valets ou les laboureurs qui sont mieux vus que les journaliers. Les condamnés sont ceux dont la renommée est fragile : les vagabonds, les gens sans biens, les personnes vivant en concubinage, les gens sans métier, les récidivistes ; bref, la pauvreté accompagne la mauvaise « fama ». D’ailleurs, les sources mentionnent des condamnations à mort non pas pour vol mais parce que la personne est un « grand larron ». La procédure s’intéresse davantage à l’identité de la personne qu’à son acte. Pour autant, cette situation est à nuancer : les pauvres gens peuvent également être bannis et ainsi échapper à la peine de mort (dans les villes du Nord). Les condamnés à mort sont pauvres et instables et ne peuvent pas s’appuyer sur leur entourage pour faire appel ou négocier la peine. En effet, bien que cela soit interdit par le droit pénal depuis 1270, les transactions continuent à être utilisées entre les parties. D’ailleurs, le parlement cherche plus à maintenir la paix qu’à chercher la vérité et n’interdit pas ces transactions, tout comme les justices du Nord qui continuent à pratiquer une justice négociée.
Retenons de cet ouvrage très riche (de nombreux cas présentés) que la condamnation à mort a été une affaire d’État, d’Église et de peuple. Le roi, empereur en son royaume, est maître du corps de ses sujets par la coercition et par la grâce. Alors que tout homme est rachetable, s’il se repent et alors que le commandement de Moise enjoint les chrétiens à ne pas tuer, l’Église a finalement accompagné et encouragé la justice royale. Quant à la société, elle a apprivoisé la peine capitale car elle a permis d’exclure ceux que la société souhaitait expulser.