Voici une imposante biographie de Constantin (275-337), le premier empereur chrétien, rédigée par Pierre Maraval, enseignant à la Sorbonne, et spécialiste du christianisme à la période du bas-empire. On lui doit entre autres une biographie de Théodose (Fayard 2009) et plusieurs ouvrages sur les martyres et persécutions chrétiennes.

UN PLAIDOYER ARGUMENTE EN FAVEUR DE CONSTANTIN

L’ouvrage est objectivement favorable à Constantin, loin des diatribes pro-païennes ou athées qui lui sont consacrées (on peut lire en contrepoint le Traité d’Athéologie de Michel Onfray et les passages consacrés à l’Empereur). Toutefois, on est loin de l’hagiographie. La force de l’ouvrage de Pierre Maraval, c’est de privilégier la source, en historien consciencieux : « sans négliger les innombrables études modernes (…) ce volume a pour intention première de retracer, en se référant d’abord à des sources, le parcours et l’action de l’empereur, d’être une biographie ». Et non un jugement, CQFD.
A partir de cette approche, Pierre Maraval utilise l’épigraphie, l’art statuaire, l’architecture et la numismatique. Dans un monde où l’image est primordiale par rapport à l’écrit, on ressent notamment l’importance donnée à la symbolique, telles ces figures d’empereurs, d’augustes et de césars représentées sur les pièces de monnaie. J’ai repensé en lisant les pages de Pierre Maraval à cette photo connue, où on voit Lénine entouré de Staline et Trotsky. Retouchée deux ans plus tard, Trotsky a disparu. Un peu comme Licinius ou Maxence, pour ainsi dire rayés de la mémoire publique. On verra un peu plus loin que l’époque de Constantin est riche de comparaisons avec le monde contemporain.
Pour les sources, Pierre Maraval puise dans l’historiographie philochrétienne : Eusèbe de Césarée, bien sûr, Lactance et tous les panégyristes contemporains de Constantin. Mais il fait aussi appel aux auteurs critiques, pour qui Constantin est à l’origine de la décadence de l’Empire : Eunape de Sardes, Philostorge et surtout Zosime, même si ce dernier écrit vers 498 et 518. Il en résulte une impression d’honnêteté dans le traitement des sources, qualité ô combien primordiale dans le travail de l’historien.

UNE GÉOGRAPHIE IMPÉRIALE QUI PRIVILÉGIE L’ORIENT

Si aujourd’hui Constantin est toujours mentionné dans les manuels d’histoire ou les livres de vulgarisation historique, c’est souvent de façon assez brève : on se limite à l’Édit de Milan (cosigné par Galien et Licinius dans le cadre de la tétrarchie mise en place par Dioclétien) et à la fondation de Constantinople comme nouvelle capitale de l’Empire. Avec Pierre Maraval, on plonge dans l’épaisseur d’un règne de trente-trois ans, un des plus longs de l’Empire. Mort à 62 ans (estimés), on se rend compte que la trace qu’il a laissée chez ses contemporains est colossale. Il y a de l’épaisseur aussi quand il s’agit de géographie : l’espace vécu de Constantin est assez particulier pour un européen contemporain, mais il l’aurait été pour un citoyen romain du premier siècle. A travers les voyages de Constantin se dessine une sorte de ligne directrice qui structure l’Empire, un peu comme la dorsale européenne de nos jours : du nord au sud-est, on a d’abord Eboracum (York) où il est proclamé auguste par ses soldats, puis Boulogne, Trèves, Arles, Milan, Aquilée. On entre ensuite au cœur des territoires constantiniens : Sirmium (Mitrovitze), Sardique (Sofia) et enfin Byzantium et Nicomédie (Izmit), qui deviendront le cœur du nouvel empire chrétien. La Gaule, l’Espagne et l’Italie sub-padane sont largement négligées, et toutes les routes, on le sent bien, ne mènent plus à Rome. Pannonien de naissance (dans l’actuelle Nis, en Serbie), Constantin a donné à son empire une dimension balkanique et orientale nette.

UN AMBITIEUX MODÉRÉ

Fils d’une maîtresse de son père Constance Chlore, Constantin se révèle être un « animal politique » extrêmement ambitieux, intelligent, apte au combat rapproché et qui ose prendre des risques. Un homme qui semble, de tout temps, soutenu par la foi.
D’abord en lui-même, puis en Sol Invictus et enfin en Dieu après la bataille du pont de Milvius, aux portes de Rome, contre Maxence. Sur ce bouleversement (Eusèbe de Césarée raconte que Constantin aurait vu un signe chrétien dans le ciel), Pierre Maraval privilégie l’approche de Ramsay Mc Mullen qui penche pour un « événement purement psychologique ». Inscrire le P et le X grec sur les boucliers de ses hommes aurait été une façon de se distinguer de son adversaire Maxence, qui observait le polythéisme traditionnel. Après la victoire, convaincu intimement du christianisme ou pas, Constantin ne changera pas de voie. C’est ainsi qu’il peut s’opposer à son dernier adversaire, Licinius, qui avait ravivé les persécutions chrétiennes à l’Est de l’empire. Sur ce dernier point, Constantin joue de façon très habile : il se méfie des exaltés religieux chrétiens, et se réjouit que ceux-ci aient majoritairement péri en allant au martyre sous Licinius, ce qui lui permet ensuite de faire triompher un christianisme modéré.
Modéré, il le fut. Autant que puisse l’être un empereur romain. Constantin, c’est l’ennemi de l’excès et le partisan de la concorde et de l’ordre public. Et c’est dans sa politique religieuse qu’on le ressent. Il est extrêmement hostile aux hérétiques chrétiens, aux illuminés religieux, bien plus qu’aux païens. Il est présent au concile de Nicée, en 324, mais ne joue pas de rôle majeur. En revanche, une fois les décisions de Nicée adoptées, qui admettent l’existence du père, du fils et du saint-esprit, il suivra ce credo à la lettre. Constantin se voit en fait comme le bras séculier de l’Église, une idée qui se développera au Moyen-Age. Un des passages les plus intéressants du livre concerne la querelle entre les chrétiens modérés de Carthage et les Donatistes en 313, alors que Constantin n’est encore qu’empereur d’Occident. Les Donatistes, ayant subi les persécutions, s’estiment les seuls a représenter l’Église réelle du Christ, à l’opposé des autres chrétiens qui avaient eu une attitude pragmatique. On pourrait aujourd’hui les qualifier d’intégristes : intransigeance, recherche du martyre, exaltation, refus des décisions de l’État. Il faut que Constantin intervienne plusieurs fois pour que les Donatistes soient condamnés officiellement en 317 et que leur chef Donat soit exilé sur une île. .
En ce qui concerne les païens, nombreux en Occident et au Sénat de Rome, Constantin reste prudent. Il continue à être grand pontife, mais il prend ses distances après 312, avec les polythéistes. Il leur interdit les sacrifices sanglants, ce qui empêche de sceller une invocation, confisque les biens des temples et laisse la situation se dégrader peu à peu. Sans s’opposer directement au païens, il leur reproche leur crédulité, leur superstition, et laisse se paganisme mourir de sa belle mort. Son neveu Julien, dit « l’Apostat » aura du mal plus tard à trouver en Orient des temples encore en activité pour y procéder à des sacrifices. La voie est donc ouverte pour que Théodose, en 381, interdise la religion païenne.

BILAN DE RÈGNE ET ZONES D’OMBRES

Constructeur, réformateur, organisateur, Constantin rétablit aussi un empire unifié. Il le fait avec la mentalité d’un commissaire européen contemporain. Constructions pour le prestige, réformes pour une meilleure efficacité de l’État, organisation administrative structurée donnée essentiellement à des préfets dans les provinces, refonte de l’armée après la dissolution de la garde prétorienne restée fidèle à Maxence, élaboration du solidus, monnaie d’or qui va devenir un étalon de valeur. Tout ceci n’est pas exempt de contradictions :le solidus d’or aggrave les inégalités de richesse entre les classes populaires et les potentes. Mais en même temps, Constantin permet une ascension sociale aux personnes de naissance populaire via la voie bureaucratique.

Il reste quand même quelques zones d’ombres dans la biographie de Constantin. On pourrait lui reprocher quelques « péchés véniels » consubstantiels à sa confition d’empereur romain.
Il fait, par exemple, tout pour effacer Maxence de la mémoire populaire, brise ses effigies, martèle ses inscriptions, annule ses lois et reprend à son compte les constructions qu’il a faites à Rome. Il fait aussi exécuter Licinius, empereur d’Orient battu à Nicomédie, alors qu’il lui avait promis la vie sauve. Pratiques « classiques » des empereurs de l’époque, pourra-t-on dire. On y rajoute l’exécution plus ou moins directe de son fils aîné, Crispus, en 326, conjointement à celle de sa propre épouse, Fausta, ébouillantée vive selon plusieurs sources, une anecdote qui fera la joie des détracteurs de Constantin.
Pierre Maraval retient comme explication de ces exécution domestiques celle de David Woods : Crispus, issu d’un premier lit, et la jeune Fausta, du même âge, auraient « fauté ». Envoyé en exil, Crispus se serait suicidé et Fausta aurait tenté d’avorter en utilisant la technique dangereuse du bain bouillant, qui lui aurait été fatale. Mais au fond, peu importe la véritable explication. Il semble quand même que la conversion au christianisme de Constantin sur son lit de mort fut en grande partie due à la volonté d’effacer quelques fautes. Beaucoup plus conséquente est la politique de Constantin envers les Juifs. Pierre Maraval en parle peu, mais il n’y a pas non plus beaucoup à dire. Suivant à la lettre l’esprit de la tradition paléochrétienne qui tient les Juifs comme responsables de la crucifixion de Jésus de Nazareth, Constantin a des mots très durs pour eux : « tourbe odieuse des Juifs » « secte impie », « turpitude ». Les mariages mixtes sont interdits, les biens des chrétiens ne peuvent leur être donnés en gestion, et ils n’ont pas le droit de faire du commerce autrement qu’entre eux. A Jérusalem, il tente de délimiter leurs lieux d’influence et leur prosélytisme en général. Pierre Maraval affirme que ce sont sans doute plus des clercs inspirés par l’ antisémitisme théologique chrétien qui ont été à l’origine de ces lois que l’empereur lui même. Il n’en reste pas moins que le règne de Constantin, qui accorde beaucoup de privilèges et de faveurs à l’Église chrétienne, est un moment important de l’histoire de l’ antisémitisme européen.

Le bilan que fait Pierre Maraval en fin d’ouvrage est impressionnant : chef de guerre (imperator) contenant la menace barbare (je n’ai pu m’empêcher de penser à la « forteresse Europe » contemporaine), législateur prolixe dont les lois seront reprises par d’autres empereurs, grand pontife amenant l’Église chrétienne à la lumière, philosophe, bâtisseur….on peut sourire de tant d’éloges, mais reconnaître aussi que Constantin fut un des plus grands empereurs romains, à l’image d’Auguste, d’Hadrien ou de Trajan. Son règne est crucial pour expliquer le passage de l’antiquité tardive au haut moyen-âge, à tel point que sa mort, en 337, pourrait être une date aussi symbolique de 476 . Constantin le grand est un ouvrage qui se lit aisément, et qu’on pourra donc conseiller aux collègues de sixième ou de seconde, mais aussi à tous ceux que la période qui s’étend de 300 à 700 après JC passionne.

Mathieu Souyris
Collège de Plum, Mont-Dore, Nouvelle-Calédonie.