Premier volume de la correspondance du Cardinal d’Armagnac (1530-1560)
Alain Hugon, maître de conférences en histoire moderne à l’université de Caen, auteur de Rivalités européennes et hégémonie mondiale 16e-18e siècles, Paris, 2002

Né aux environs de l’année 1500, Georges d’Armagnac est issu d’un des lignages du Sud-Ouest qui joua un rôle essentiel dans l’histoire de France au début du XVe siècle – on se souvient de l’opposition entre Armagnac et Bourguignon (Bernard VII fut assassiné en 1418). Le père de Georges, Pierre, est le fils naturel du comte Charles d’Armagnac, en un temps où les naissances hors mariage n’avaient pas la gravité qu’on leur accorda plus tard : c’est ainsi que, devenu évêque de Rodez, Georges eut aussi un enfant naturel. En plus de la prestigieuse ascendance avec les comtes d’Armagnac, il est parent avec le roi de Navarre et il bénéficie de sa protection, en particulier de celle de Marguerite d’Angoulême, sœur du roi François Ier, devenue reine de Navarre. A proximité de cette illustre princesse, Georges d’Armagnac s’instruit et s’éduque. Il suit son droit, obtient la prêtrise et participe au cénacle réformateur du célèbre directeur de conscience de Marguerite, Guillaume Briçonnet, évêque de Meaux.Par sa personnalité et sa carrière, Georges d’Armagnac appartient à la dizaine de grands cardinaux français du XVIe siècle qui jouèrent un rôle majeur dans la vie politique et culturelle française et qui favorisèrent la diffusion d’un humanisme religieux. On connaît déjà les cardinaux d’Amboise (Georges I et Georges II), du Bellay, de Guise, de Tournon, de Noailles… Ces princes de l’Eglise se différencient de leurs successeurs de l’âge baroque car ils font encore figure dans de nombreux domaines de passeurs. Chronologiquement, ils se situent à la charnière de la transformation du monde médiéval et du monde moderne. Ils contribuent à l’introduction de la Renaissance italienne en France par leurs étroites relations avec les souverains français, dont ils sont souvent les conseillers et les commis. Culturellement, ils se trouvent fréquemment à l’origine de la propagation du goût italien pour l’art, en particulier celui qu’on qualifie « d’antique ». La plupart de ces prélats exercent un authentique mécénat. Ils protègent des savants et des artistes et fréquentent les intellectuels de leur temps. Par exemple, on connaît le portrait de Georges d’Armagnac que réalisa le Titien, alors que le prélat occupait l’ambassade de France à Venise ; il y est dépeint avec son secrétaire à ses côtés, l’érudit Guillaume Philandrier. Ces cardinaux adoptent les innovations cisalpines et suivent les modes italiennes, non seulement artistiques, mais aussi intellectuelles. Pour rechercher des manuscrits gréco-romains, par exemple, et correspondre avec des érudits. Cependant, la génération de Georges d’Armagnac, à la différence de celle de Georges d’Amboise, connaît le contre-coup français face à cette mode qui consiste en un repli sur des valeurs « nationales » – on pense à Défense et illustration de la langue francaise de Du Bellay (1549) ou à la Franciade de Ronsard (1572) : dès lors l’italianisme se transforme en un handicap, en partie à cause du rejet de l’entourage de Catherine de Médicis.

Dans ce volume de correspondances, la présentation d’Armagnac par Charles Samaran date de 1970. Elle souligne l’intérêt ancien qui avait entouré ce personnage, dont Tamizey de Larroque avait déjà témoigné au cours du XIXe siècle. Toutefois, à la différence des autres « grands » cardinaux français du XVIe siècle, cette correspondance était difficile à réunir du fait de sa dispersion dans toute l’Europe. Prolongeant ce travail, Nicole Lemaitre a réussi le tour de force de rassembler quelque quatre cents lettres de Georges d’Armagnac, ou qui lui étaient adressées. Grâce à un important réseau d’historiens et d’archivistes que l’éditrice a su mobiliser en France et à l’étranger, on trouve reproduites ici des lettres provenant aussi bien de la BNF à Paris, des archives de Parme, de Modène, de Naples que de Rome, de Moscou ou des archives départementales de la Charente et de l’Aveyron. Leur présentation est remarquable à plus d’un titre. Classées chronologiquement, comme la table des matières le précise, ces lettres sont systématiquement identifiées par leur destinataire, par leur localisation et par leur spécification d’archives. Un court chapeau d’une à dix lignes résume leur contenu. Lorsque certaines ont déjà été publiées, l’éditrice ne les reproduit pas mais elle note les références et en donne la teneur en une courte synthèse. C’est dans ce riche appareil critique que s’insèrent au début du volume la présentation biographique de Charles Samaran et l’étude contextualisée de Nicole Lemaitre, l’ensemble est parachevé par une bibliographie actualisée. Deux index très utiles identifient les noms de lieux et de personnes, puis les principales matières. Ce dernier comprend des noms d’œuvres, d’institutions (« chancelleries ») ainsi que des entrées originales, comme à B pour « Baiser – les pieds du pape ». Un dictionnaire biographique des principaux personnages cités dans les lettres complète ce dispositif pour permettre de situer rapidement les destinataires et les protagonistes qui interviennent dans l’activité de Georges d’Armagnac. Enfin, l’édition de cette correspondance offre de nombreuses notes infrapaginales qui donnent des repères aux lecteurs plongés dans le dédale des détails événementiels auxquels font allusion les dépêches.

Ce premier volume de la correspondance d’Armagnac inaugure une trilogie qui rassemblera l’ensemble des lettres inédites du cardinal, épousant les trois grandes périodes de la vie du prélat : le temps des ambassades en Italie (1530-1560), le temps des Guerres de religion et de la lieutenance du Sud-Ouest (1560-1572), et le temps de sa légation pontificale en Avignon (1572-1585). Ce premier volume des années 1530-1560 souligne les infléchissements des dernières décennies d’un humanisme qui survit aux conséquences du sac de Rome (1527), cela jusqu’à la veille des Guerres de religion françaises, quand l’iconoclasme et sa répression frappent violemment le Languedoc du cardinal d’Armagnac.

Des traces de cet humanisme sont présentes dans les dépêches, en particulier dans les lettres échangées avec le connétable Anne de Montmorency, protecteur d’Armagnac après qu’il ait bénéficié de l’appui de Marguerite de Navarre – Montmorency est aussi célèbre, rappelons-le, par le château d’Ecouen (actuel musée national de la Renaissance) et Marguerite († 1549), par sa profonde culture humaniste (dont son Heptameron, imprimé en 1559). A plusieurs reprises, l’ambassadeur s’occupe de recueillir des œuvres (livres, marbres…) pour le compte du connétable. En 1555, il organise de Rome à Marseille un voyage de pièces antiques destinées à Montmorency (p.329, p.335, p.350, p.355). Il informe François Ier de l’impression à Venise, en 1537, des Règles générales d’architecture du célèbre architecte Serlio, qui travailla sur le chantier de Fontainebleau : la fonction d’ambassadeur entre ici dans un large champ d’action, qui déborde le seul cadre politique. En fait, la personnalité d’Armagnac joue un grand rôle dans cette conception.
La question de la langue illustre cette culture diplomatique qui se situe à la croisée de la culture d’Eglise et de la culture de la Renaissance : les lettres d’Armagnac sont le plus souvent rédigées en français, en italien et en latin (langue de la papauté). En outre, le diplomate à Venise paie aussi des copistes grecs car la cité des doges est la porte sur le monde oriental, musulman et orthodoxe et elle dispose de livres déposés par les réfugiés grecs (Bessarion).

A Venise, comme plus tard à Rome, le diplomate doit observer, analyser et préconiser des solutions aux grandes questions sur les équilibres entre puissances. Le poids de l’empire ottoman, que son dynamisme conduit devant Vienne après la prise de Budé en Hongrie, est le sujet d’un grand nombre de lettres. Armagnac s’efforce de décrypter la politique tortueuse de la Sérénissime dont l’attitude face aux Turcs oscille entre un interventionnisme aux côtés des puissances chrétiennes et la crainte de perdre son empire méditerranéen si elle ne négocie pas avec la Sublime Porte. L’alliance française avec les Ottomans représente un des aspects de la rivalité Valois-Habsbourg . Si, dans la mission vénitienne d’Armagnac (1536-1539), le théâtre italien appartient encore à la période des guerres d’Italie avec les revendications italiennes de François Ier, au cours des missions romaines du cardinal (1540-45 et surtout 1554-1557) les ambitions péninsulaires du souverain se modifient. En effet, le déplacement des fronts vers le Nord et vers l’Empire conduit le diplomate à s’informer des projets des alliés italiens des Valois (les ducs de Ferrare, Mantoue, Venise, etc.) et à soutenir les complots et révoltes qui peuvent déstabiliser les potentats amis de Charles Quint ; l’appui donné aux fuorusciti (bannis favorables à l’alliance française) échoue au lendemain du coup d’Etat manqué de Lorenzaccio à Florence (1537) et au cours de la révolte de Sienne (1555), où Blaise de Monluc joue un rôle de premier plan, qu’Armagnac couvre d’éloges.
Outre la « grande politique » internationale, cette correspondance décrit la vie quotidienne de la diplomatie en dépit de lacunes. Cette quotidienneté, répétitive, est celle des lettres de recommandation que le diplomate reçoit d’Italiens, de Français présents en Italie, ou qu’il rédige pour lui-même demandant de gratifications au roi. Ce type de documents permet de distinguer les réseaux et les clientèles sur lesquels se fonde la politique personnelle et étrangère du diplomate. Loin de ses bases féodales du midi de la France, Armagnac ne délaisse jamais son diocèse : il entretient sa sphère d’influence, répondant aux lettres des consuls de Rodez, s’entremet dans des affaires fiscales pour protéger ses possessions frappées par la peste…
Cette quotidienneté est aussi celle de l’information, de l’espionnage, des courriers et des violations d’immunités. Le meurtre de deux transfuges Habsbourg, Antonio Rincon et Cesar Fregoso, constituent pour les siècles à venir un cas d’école sur la question de l’inviolabilité des émissaires, car les deux victimes étaient mandatées par le roi de France. La correspondance d’Armagnac les décrit à l’œuvre jusqu’à leur exécution en juillet 1541.
Les affaires religieuses sont évoquées par le cardinal à propos de la collation des bénéfices majeurs (nominations aux abbayes, prieurés, permutations…), réglée par le concordat de Bologne (1516). Les élections cardinalices et les conclaves tenus après la mort d’un pape fournissent aussi une matière importante à l’ambassadeur. Plusieurs lettres montrent une certaine francophilie des souverains pontifes, rarement notées dans les histoires nationales. Enfin, tant d’un point de vue doctrinal que politique, l’essor du protestantisme occupe un arrière-plan difficile pour le diplomate qui doit aborder divers problèmes comme la question de la présence de l’Inquisition en France en 1542 ou celle de l’orthodoxie de la duchesse de Ferrare (de sang royal). Présent dans le midi de la France après la paix du Cateau-Cambrésis (1559), Armagnac, éduqué dans l’humanisme réformateur, témoigne de la tendance à la radicalisation des partis après la paix avec les Habsbourg (voir S. Brunet).
L’édition de ce corpus de lettres est donc une entreprise d’érudition salutaire à l’ensemble de la recherche historique française et de la communauté scientifique. On ne peut que remercier les différents acteurs de cette entreprise éditoriale soignée et rigoureuse, qui permet la réappropriation nécessaire d’une mémoire du passé.

Alain Hugon
Université de Caen Basse-Normandie, C.R.H.Q – U.M.R 6385 – CNRS
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