Sébastien Nofficial, dans son ouvrage Le Parlement et la Marine en France — 1871-1914. Une histoire politique de la marine militaire, montre comment, alors que s(affirme la IIIe République, la Marine doit s’adapter à de nouvelles réalités techniques et politiques.
Cet ouvrage, fruit de la réécriture de la thèse intitulée de Sébastien NofficialDocteur en histoire contemporaine, professeur agrégé d’histoire-géographie au lycée hôtelier du Touquet et chargé de cours à l’université du Littoral : Le Parlement et la marine de guerre en France (1871-1914), soutenue en décembre 2015 à l’université Bretagne-Sud. Il est préfacé par Gérard Le Bouëdec, professeur émérite d’histoire maritime et spécialiste des ports et arsenaux français aux XVIIIe et XIXe siècles Il est l’auteur de nombreuses publications parmi lesquelles : Activités maritimes et sociétés littorales de l’Europe atlantique : 1690-1790 (Armand Colin, 1997), Les Bretons sur les mers (Éditions Ouest-France, 1999), ou bien encore Entre terre et mer : Sociétés littorales et pluriactivités (XVe-XXe siècle) (PUR, 2004).
Un Parlement peu influent sur la marine (1871-1889)
Les interrogations parlementaires sur le matériel naval
Dans ce premier chapitre, l’auteur nous plonge dans les arcanes parlementaires au sortir de la défaite militaire de notre pays face à la Prusse. Vaincue, la France doit s’acquitter d’indemnités de guerre à l’Allemagne, qui pèsent lourdement sur les finances publiques du pays. Bâtie par Napoléon III, la marine « cuirassée » est un véritable gouffre financier pour les républicains, arrivés au pouvoir. Aussi, beaucoup de parlementaires s’interrogent-ils sur la nécessité de financer de tels bâtiments, « trop coûteux et trop vulnérables aux nouvelles armes ».
Certains, comme l’amiral Grivel, sont favorables à une guerre d’escadre quand d’autres, à l’instar de l’amiral Aube, lui préfèrent la guerre de course, moins coûteuse et avec la défense de nos côtes. Nombre de parlementaires prolongent la pensée de Aube et considèrent que le cuirassé est désormais « vaincu par le torpilleur ».
La IIIe République ne peut se permettre de conserver la flotte héritée du Second Empire. Aussi, l’Assemblée nationale issue des élections de février 1871 réduit-elle drastiquement les crédits alloués à la Marine. Le résultat est catastrophique. De 205 navires disponibles en 1871, la Royale n’en dispose que de 147 un an plus tard. De nouvelles constructions sont prévues et un budget annuel conséquent leur est consacré. Les ports d’armement et de constructions de navires de guerre deviennent rapidement un enjeu et voient s’affronter les députés partisans des intérêts des industries privées et ceux des arsenaux d’État.
Aucune tendance politique parlementaire n’a de doctrine prédéfinie concernant la Marine. Toutefois, radicaux et libéraux s’accordent pour réduire les coûts et présenter un budget de la marine en équilibre. A contrario, leurs homologues républicains et conservateurs se laissent guider par leurs intérêts professionnels et locaux. Un parlementaire va cependant réaliser la synthèse entre ces différentes familles politiques : le républicain et catholique Étienne Lamy.
Celui-ci considère que la Royale est dans un mauvais état et qu’elle doit être reconstituée. Dans un rapport qui a un réel impact au sein du Parlement, l’élu du Jura préconise, pour des questions de finances publiques, de concentrer et spécialiser les arsenaux. Enfin, partisan du décuirassement, celui-ci de préparer les esprits aux théories de la Jeune École, qui prône l’usage de croiseurs et de torpilleurs, en lieu et place des cuirassés, véritable gouffre budgétaire.
Les faiblesses parlementaires face aux questions de personnels de la Marine
Au-delà de la question du matériel naval, les parlementaires doivent encore se pencher sur l’évolution des cadres humains au sein de la Royale. En premier lieu, il y a nécessité à fixer par la loi, le nombre des officiers de marine. Concomitamment, le recrutement des équipages et des ouvriers pose question. En effet, l’inscription maritime ne suffit plus à recruter les équipages. Par ailleurs, face aux enjeux financiers, le nombre d’ouvriers des arsenaux est revu à la baisse. Ces derniers revendiquent, par ailleurs, des augmentations de revenus, afin de compenser la hausse du coût de la vie. Les ouvriers des arsenaux demandent que leurs effectifs soient revus à la hausse afin de concurrencer l’industrie de construction navale privée.
La question religieuse cause de vives tensions entre la Royale et le Parlement. En effet, les marins sont traditionnellement liés à la religion. La IIIe République instaurée, la messe dominicale est toutefois maintenue sur les navires. L’École navale, elle-même, contribue à pérenniser cet esprit religieux au sein de la Royale, au grand dam des républicains. La question du poids de la religion dans la Marine est prégnante, tant localement que sur le plan national. En effet, l’œuvre de laïcisation conduite par les républicains ne peut que heurter les consciences au sein de la Royale. Majoritaires à la Chambre des députés après les élections législatives de 1876, les républicains cherchent à supprimer l’aumônerie en chef de la Marine. Ils y parviendront deux ans plus tard.
La généralisation de la flotte à vapeur provoque un recrutement massif de mécaniciens et l’apparition d’un nouveau corps d’officiers au sein duquel ceux-ci sont reversés. Leur assimilation au corps des officiers de vaisseau s’avère toutefois délicate. Face au conservatisme culturel et structurel de la Royale, ce projet de fusion est prudemment repoussé par le pouvoir républicain.
Une action parlementaire inefficace sur l’administration de la Marine
L’administration centrale de la Marine n’a guère évolué depuis son organisation par Colbert, deux siècles plus tôt. Si le locataire de la rue Royale assure théoriquement la direction de son ministère, localement, l’administration de la Marine se subdivise en cinq arrondissements maritimes administrés chacun par un préfet maritime.
Depuis la Restauration, le budget de la rue Royale est le moins ordonné de tous les ministères. Révélatrice de l’immobilisme et du conservatisme de ses cadres, la comptabilité du ministère de la Marine s’illustre par son retard sur les normes comptables qui s’imposent aux autres administrations nationales.
L’approvisionnement des magasins de la marine est à l’image de son budget. Le ministère préfère acheter des biens qu’il a pourtant en stock, à seule fin de conserver ses lignes de crédits. Cependant, certains biens stockés deviennent rapidement obsolètes, au gré des évolutions techniques. Devant cette mauvaise gestion et ce gaspillage, le Parlement entend du ministère de la Marine de profondes réformes structurelles. Une meilleure efficacité de l’administration centrale est demandée aux différents ministres qui se succèdent rue Royale.
Constatant que la marine britannique obtient de meilleurs résultats avec un budget moindre, les parlementaires souhaitent amener la Royale à une meilleure gestion des crédits qui lui sont alloués par la représentation nationale. Contre toute attente, les ministres-amiraux se refusent à réformer leur administration centrale.
La réforme de l’administration des arsenaux et des établissements est elle aussi préconisée par les parlementaires. Lamy suggère d’imposer à la rue Royale, de fournir annuellement un état détaillé des stocks présents dans les différents magasins de la Marine. Par ailleurs, la suppression des sites de Lorient et de Rochefort est un temps envisagé. Enfin, d’autres élus préconisent de les spécialiser en ports de construction, ce qui serait une source d’économique pour le budget du ministère de la Marine.
Aucun locataire de la rue Royale ne parvient à réformer et équilibrer les finances du ministère. Malgré son prestige, la commission du budget est elle aussi impuissante face aux deux groupes de pression présents au sein de la Chambre des députés : les officiers généraux de la marine et les représentants des ports de guerre. Entre 1871 et 1889, ce sont seize ministres qui se succèdent rue Royale, dont douze amiraux. Corporatistes et conservateurs, ces derniers n’entendent pas laisser le pouvoir civil réformer leur arme.
Le développement du contrôle parlementaire sur la marine (1889-1914)
L’émergence des leaders parlementaires sur les questions navales
Les années 1888-1889 voient les marines britannique et allemande développer leur puissance. Épousant les réflexions de la Jeune École, la Chambre des députés fait de la défense de nos côtes une priorité de l’action navale française. Ainsi, régulièrement, les membres du groupe dit des « ports » déposent nombre d’amendements pour défendre les intérêts de leurs ports de guerre. Le groupe colonial, quant à lui, n’a pas d’idée déterminée de ce que doit être la Marine. Nonobstant, il lui importe que la France dispose d’une flotte capable d’assurer la défense des colonies ou bien encore de participer à de nouvelles conquêtes coloniales.
Le relèvement de la flotte apparaît primordial aux parlementaires, au lendemain de la défaite de Fachoda. Alors que notre flotte a été incapable de tenir tête à la Royal Navy, Lanessan entend redresser notre marine en lançant un programme de construction de 6 cuirassés, 5 croiseurs cuirassés, 28 contre-torpilleurs, 112 torpilleurs et 26 sous-marins. Cette politique de redressement naval est d’autant plus nécessaire qu’au même moment, l’Allemagne voit sa marine prendre un essor considérable. Moins de dix ans plus tard, le gouvernement Clemenceau lancera à son tour un programme visant à assurer une nette supériorité de notre marine sur les flottes italo-austro-hongroise avec la construction de 28 cuirassés, 10 éclaireurs, 52 destroyers et 94 sous-marins.
La Belle Époque voit apparaître de nombreuses évolutions technologiques, notamment dans le domaine naval. En 1896, une nouvelle étape est franchie avec le développement de l’arme sous-marine. Cette arme est définitivement intégrée aux différents systèmes d’arme au commencement du premier conflit mondial armé. La révolution du Dreadnought déclasse effectivement rapidement les cuirassés. Les innovations techniques navales sont encore complétées à partir de 1900, avec l’aéronautique navale.
Le Parlement et les politique sociale, religieuse et de républicanisation dans la Royale
Les membres du Parlement s’attachent à réorganiser la composition du corps des officiers de la marine. Pour pallier le manque de candidats, le pouvoir politique fait le choix de se tourner vers le monde du commerce et de l’industrie. Cependant, la question des officiers-mécaniciens, et notamment leur place au sein de la Royale, reste toujours en suspens.
Il est encore question de la séparation de certains personnels du ministère de la Marine, au profit de celui des Colonies. Ici sont concernées les troupes de la Marine, qui opèrent aux Colonies. Sous la responsabilité du ministre des Colonies, celles-ci restent toutefois à la charge de la rue Royale. Après Fachoda, Waldeck-Rousseau entend ces troupes au ministère de la Guerre.
La politique de républicanisation du ministère de la Marine se poursuit et s’intensifie encore à partir de la fin des années 1890. Sous la pression des élus socialistes, la question religieuse reprend au Parlement. Les tensions religieuses au sein de la Royale s’atténuent encore après la victoire du Bloc des gauches aux élections législatives de 1902. La politique anticléricale du Bloc des gauches débouche — devant le désintérêt d’une large frange de députés et malgré l’opposition des conservateurs — sur la suppression de l’aumônerie.
Si le désintérêt d’une large frange du Parlement pour la question religieuse permet au Bloc des gauches de supprimer l’aumônerie, il en est autrement des questions sociales dans les arsenaux. En effet, la question des ouvriers des arsenaux devient un enjeu politique dans les années 1880. La question des salaires est bien évidemment systématiquement posée. Parallèlement, les conditions de travail des ouvriers sont, elles aussi, souvent évoquées par les parlementaires.
Lorsque Pelletant devient ministre de la Marine, récemment créés, les syndicats trouvent face à eux une oreille attentive à leurs revendications. Cependant, devant le refus de la commission du budget, d’infléchir sa position, des tensions grandissantes parmi les ouvriers des arsenaux se font jour et finissent par provoquer d’importantes grèves face auxquelles les parlementaires ne peuvent qu’afficher leurs divisions.
Les mouvements ouvriers agitent les années 1904-1905. Les parlementaires tentent de faire face aux grèves dans les arsenaux. Pour recouvrer le calme, députés et sénateurs entendent garantir aux ouvriers des arsenaux, des commandes de l’État. Les parlementaires s’intéressent de près aux enjeux humains au sein du ministère de la Marine. Les élus des littoraux, notamment, sont tout particulièrement vigilants et s’efforcent de défendre les intérêts des inscrits maritimes, notamment en obtenant plusieurs augmentations de salaire pour les ouvriers des ports, entre 1890 et 1914.
Le Parlement et l’organisation d’une administration de la Marine à la hauteur des enjeux navals
Entre 1889 et 1895, le Parlement porte un intérêt grandissant à l’organisation de l’administration centrale du ministère de la Marine. La commission du budget réclame constamment la diminution des effectifs de la rue Royale, ainsi que la diminution de ses approvisionnements. Henri Brisson, rapporteur général de cette même commission, entend s’attaquer à la culture de l’« à-peu-près » qui règne au sein de cette administration antirépublicaine et inefficace, dont la gestion rend impossible toute étude de comptabilité et cause de nombreux gaspillages.
Nombreux sont les parlementaires promoteurs de réformes de l’administration centrale de la Marine. Toutefois, ces initiatives parlementaires restent cependant limitées, le ministre ayant seule la main sur son administration. Nonobstant, entre 1890 et 1905, l’administration de la Marine connaît quelques réorganisations limitées, impulsées par différentes ministres. Lockroy et Lanessan notamment, entendent réformer le contrôle de leur administration et l’organisation administrative des arsenaux.
L’arrivée de Pelletan rue Royale, mine les réformes de son prédécesseur. Malgré ses excès, ses réformes sont très limitées. Pour autant, Pelletan plonge son administration dans un état anarchique. Son départ permet à ses successeurs de reprendre le cours des réformes administratives initiées par Lockroy et Lanessan. Il faut, pour les nouveaux ministres, restaurer l’ordre dans cette administration dévastée par les méthodes de Pelletan.
L’explosion du cuirassé Liberté à Toulon provoque la stupéfaction des parlementaires. De nombreuses interrogations sur l’état de la Marine se posent. Si Boué de Lapeyrère tente de réformer le ministère de la Marine, notamment en développant la décentralisation de son administration centrale, Delcassé pour sa part va changer profondément les habitudes de travail des employés de la rue Royale. De 1890 à 1914, la commission du budget de la Chambre des députés et un nombre limité de personnalités politiques vont influencer fortement les réformes de l’administration de la Marine. En effet, le Parlement accueille suffisamment d’élus ayant développé une réelle expérience des affaires navales, en tant que ministres ou rapporteurs du budget, pour réformer activement, avec les locataires de la rue Royale, à l’accélération des réformes administratives au sein de ce ministère.
Sébastien Official conclut son ouvrage en indiquant qu’entre 1871 et 1914, malgré l’instabilité du régime, le Parlement a su accroître, progressivement, son contrôle sur la politique navale du pays.