Dans un monde où les caméras de surveillance sont de plus en plus présentes et où on s’interroge aussi sur nos libertés, voici une bande dessinée qui entreprend de faire le point sur ce sujet d’actualité.
Un appel à la vigilance
Dans la préface Ralph Nader souligne qu’autrefois la technologie ne pouvait pas combler l’aspiration des puissants à collecter des masses de dossiers sur les populations. Mais, avec les nouvelles technologies, tout a changé et on assiste plutôt à une montagne d’informations. Utiliser Google fait de chacun de nous un produit et Ralph Nader insiste sur le pouvoir accumulé par certaines grandes firmes américaines. Il appelle à se défaire de leur emprise et à être vigilant. Cet album en noir et blanc retrace donc l’histoire de la surveillance.
Savoir à quoi s’attendre
Soulignons au passage l’incongruité du titre qui m’a d’abord fait penser que l’ouvrage ne s’intéressait qu’à la deuxième partie du XXème siècle alors qu’en réalité l’approche est historique sur un temps long. Il est très centré sur les Etats-Unis. Organisé en une introduction, dix-sept chapitres et un épilogue, les auteurs invitent donc le lecteur à réfléchir. Ils usent à plusieurs reprises de parallèles entre hier et aujourd’hui.
Vivre en société de surveillance
Pour prendre conscience de la situation, les auteurs soulignent qu’il n’y a presque nulle part où se cacher aujourd’hui. On peut être pétrifié à l’idée de savoir que des systèmes d’enregistrement de frappe mémorisent les mots que l’on tape sur son clavier. Cependant, il faut aussi rappeler que, souvent, chacun participe à sa propre surveillance en livrant sur Internet des informations personnelles. L’évocation des smartphones, de la biométrie ou des drones finissent de convaincre que le sujet est en tout cas central.
A travers l’histoire : du cheval de Troie au panoptique
Il s’agit là des cinq premiers chapitres du livre. La première entrée fait le parallèle entre l’histoire du cheval de Troie dans l’Antiquité et cette même expression dans le domaine informatique aujourd’hui. N’oublions pas que tout au long de l’histoire, l’espionnage et l’infiltration ont été des évènements caractéristiques de l’existence humaine. Le deuxième chapitre poursuit sur ce parallèle entre les époques avec des citations de la Bible mises en regard de situations contemporaines, chapitre qui, avouons-le, m’a semblé plus obscur. Ensuite, c’est la question du voyeurisme qui est abordée en se demandant notamment quel voyeurisme est accepté aujourd’hui ? Une approche sur le panoptique, sur Bentham et sur Foucault incite à réfléchir à la question de la surveillance. Les auteurs reviennent enfin sur la situation des Etats-Unis vers 1860. A cette époque, il y avait 4 millions d’esclaves dans le Sud. Un quart des foyers en possédait un. Les maitres voyaient donc la question de la surveillance de leurs esclaves comme fondamentale.
L’âge industriel
Yvan Greenberg, Everett Patterson et Joe Canlas montrent que, dans les usines, le contrôle des ouvriers et de leur travail est rapidement vu comme central par les patrons. La pratique du fichage se développe avec les moyens de l’époque et on découvre que le département de police de New York avait constitué une « galerie des mauvais sujets ». Dès les années 1920, il y a pas moins de 200 000 espions qui sont employés dans l’industrie américaine. Poursuivant le jeu de comparaison, les auteurs s’interrogent sur la légitimité des tests antidrogue pratiqués aujourd’hui dans certaines usines.
La première moitié du XXe siècle
Le chapitre 7 s’intéresse à la première « peur rouge » qui frappa les Etats-Unis à partir de 1917. On découvre des exemples peut-être peu connus en France, comme ceux d’Emma Goldman ou d’Eugene Debs, leader socialiste arrêté après un discours anti-guerre. Ensuite, on assiste à la création de l’ancêtre du FBI et on rencontre déjà la personnalité d’Edgar Hoover qui va dominer la vie politique américaine pendant un demi-siècle. C’est l’époque également des Plamer raids c’est-à-dire une répression contre les groupes politiques. Les autorités américaines s’interrogent également sur la loyauté des populations afro-américaines. On mesure combien la peur rouge est un phénomène qui s’auto-entretient. Hoover poursuit son ascension et, pour lui, l’information c’est le pouvoir. Il constitue des dossiers et notamment sur John Fitzgerald Kennedy. La deuxième peur rouge est plus connue : c’est l’époque du maccarthysme, des dénonciations devant la Commission d’enquête faites par des personnes comme Ronald Reagan. Les auteurs relatent également les méthodes dites « black bag jobs », à savoir des effractions dans les bureaux pour récolter des informations politiques. On arrive ensuite à l’évocation du livre de George Orwell et on mesure la puissance de ses intuitions lorsqu’il évoque le Ministère de la Vérité ou la figure de Big Brother.
CIA et NSA
Les chapitres 11 et 12 développent la mise en place du programme Echelon et le rôle de la CIA en général. On constate que la surveillance s’étend aux personnes habitant aux Etats-Unis. La CIA mena des expériences de contrôle. Quant à la NSA, son budget et ses effectifs restent cachés au grand public. Les attentats du 11 septembre 2001 provoquèrent ou accélérèrent des mutations déjà en cours. Loin d’apparaître comme une faillite du système, le directeur de la NSA affirma que la surveillance avait permis d’éviter d’autres attentats. Les auteurs reviennent aussi sur la surveillance du mouvement social avec la constitution de dossiers sur des Américains. On apprend que celui de Martin Luther King faisait 17 000 pages !
La lutte contre le terrorisme justifie tout
Après 2001, c’est donc le temps du GWOT ou guerre contre le terrorisme qui justifia parfois des dérives de la surveillance généralisée. Si on crut assister à un certain recul avec la fin d’un programme appelé TIA, on s’aperçoit qu’en réalité il est réapparu sous d’autres identités. Au passage aussi, les mandats d’Obama ne marquèrent aucune inflexion dans ce domaine. « La guerre contre le terrorisme a conduit à la guerre contre la vie privée ». Le chapitre suivant revient sur le mouvement Occupy Wall street et sur la façon de le désamorcer en exerçant une surveillance massive des différents réseaux sociaux.
Et aujourd’hui ?
Les auteurs consacrent quelques pages à la question du chiffrement des données comme dernier rempart des libertés individuelles. A travers quelques exemples, on voit les pressions exercées par le gouvernement américain auprès des grandes entreprises pour qu’elles prévoient des portes dérobées dans les smartphones. Quelques chiffres sur le nombre de caméras font aussi frémir : ainsi, à New York, l’anneau d’acier, qui correspond à la pointe de la ville, concentre un nombre record de caméras. Il n’y en a pas moins de 400 autour du Mémorial du 11 septembre. Il est important de mesurer les effets psychologiques de cette diffusion de la surveillance. Cet espionnage continu conduit, selon les auteurs, à une méfiance accrue envers l’autorité. Enfin, le livre propose de réfléchir à la question du data mining, cette gigantesque banque d’informations collectées car demeure la question de leur traitement.
En conclusion, Yvan Greenberg, Everett Patterson et Joe Canlas se demandent qui surveille les surveillants. Ils font frémir une dernière fois le lecteur en présentant l’oiseau espion, un drone espion miniature de 19 grammes, que l’on peut utiliser pour surveiller. Ce tour d’horizon a le souci d’historiciser le phénomène de la surveillance et il offre ensuite des éclairages actuels. Il aurait sans doute gagné à offrir des exemples autres qu’américains.
Jean-Pierre Costille