Professeur émérite de littérature italienne à l’université de Naples, Enrico Malato est un des spécialistes contemporains les plus reconnus de l’oeuvre de Dante. Conçue comme le premier tome d’une vaste histoire de la littérature italienne, sa biographie du poète florentin, fruit d’une vie entière de recherches, est une véritable somme consacrée à l’auteur de La Divine Comédie.

E. Malato commence son ouvrage par la vie de Dante, en s’appuyant sur toutes les informations disponibles, ce qui constitue en soi une véritable gageure tant la biographie de Dante est pleine d’inconnues et de mystères. Il rappelle tout d’abord le contexte historique, économique et culturel de Florence dans la seconde moitié du XIIIème siècle s’appuyant notamment sur des extraits de La Nuova Cronica de Giovanni Villani.

Dante Alighieri naît en 1265 dans une famille de la petite noblesse urbaine. Prématurément orphelin, il étudie d’abord la langue vulgaire avant le latin, puis la langue d’Oc et la langue d’Oïl ainsi que la rhétorique. Si on ne sait pas grand-chose de son enfance, l’événement marquant en est la rencontre en 1274 avec Béatrice, âgée de 9 ans. Toute sa vie Dante va chanter cette rencontre « avec la glorieuse Dame de ses pensées ». Il ne la revoit qu’en 1283. A l’âge de 12 ans son mariage est négocié avec Gemma Donati, membre d’une importante famille patricienne, dont il a plus tard 3 enfants. A 18 ans, il compose un sonnet A chaque âme éprise et noue des liens avec le poète Guido Cavalcanti, le plus grand représentant du « dolce stil nuovo ». A cette époque Dante dessine, fréquente Giotto et Cimabue et séjourne à Bologne. Peu intéressé par les affaires publiques, il participe sans doute à certains faits d’armes et batailles. La mort de Béatrice en 1290 provoque chez lui une crise profonde. Il lit Boèce et Cicéron, étudie dans plusieurs écoles théologiques de Florence et « découvre » la philosophie. Il continue cependant à écrire.

A partir du milieu du XIIIème siècle, Dante cherche à s’engager dans la vie civique et se prend de passion pour la vie politique. Autrefois déchirée par l’opposition entre les Guelfes (partisans du Pape) et les Gibelins (partisans du Saint Empire), Florence a su s’imposer sur les villes rivales de Toscane, mais les Guelfes se divisent ensuite entre eux. Les « Guelfes noirs » étaient partisans du pouvoir spirituel et temporel du Pape, quand les « Guelfes blancs » défendaient plus d’indépendance pour Florence et souhaitaient que le pouvoir de Boniface VIII se limite au pouvoir spirituel. Dante, plutôt modéré, rejoint le camp des « Blancs ». Il participe à plusieurs ambassades et devient même une des six Prieurs de la ville, plus haute magistrature de la cité toscane. Les luttes intestines s’aggravent en raison d’interventions extérieures, notamment celle de Boniface VIII. Après que le Pape a rusé pour laisser Charles de Valois entrer dans Florence, les « Noirs » s’imposent et se livrent à de nombreux excès. Dante est alors condamné par contumace en 1302 à un exil de 2 ans. Ne s’étant pas présenté pour payer son amende, il est condamné à mort par contumace. Dante ne revint jamais à Florence. Il commence alors une période d’une vingtaine d’années d’errance : il reste d’abord en Toscane, à Pise et Arezzo puis il séjourne à Vérone, Milan, Padoue… C’est en rentrant d’une ambassade à Venise qu’il meurt de la malaria dans la nuit du 13 au 14 septembre 1321, à Ravenne, où se trouve toujours son tombeau.

Enrico Malato s’intéresse ensuite aux premières œuvres de Dante, beaucoup moins connues en France. Dans le noviciat poétique de Dante, la Vita nuova marque une étape décisive. Probablement composée vers 1292-1293, cette œuvre raconte l’histoire de son amour pour Béatrice. Les poèmes de Dante s’inscrivent clairement dans la tradition courtoise, qui entend l’amour comme une force passionnelle, impérieuse. Mais si Dante est lui aussi sous l’emprise de l’amour, il s’agit d’un amour vertueux, sous le contrôle de la raison. Les poètes Guido Cavalcanti et Guido Guinizelli sont alors des modèles pour lui, mais progressivement le Florentin s’éloigne d’eux. La Vie nouvelle, rédigée après la disparition de Béatrice, marque un tournant car Dante s’intéresse alors beaucoup moins au thème de l’amour et se passionne pour l’étude la philosophie, amour de la sagesse. Dante explore alors de nouvelles voies sans toutefois dépasser de façon totale et définitive le « Dolce Stil Nuovo ». A cette époque il est probablement déjà accaparé par la Comédie et dispose de beaucoup moins de temps pour les Canzoni et sonnets.

Avant d’aborder d’autres œuvres de Dante, l’auteur consacre un chapitre entier aux relations entre Dante et Cavalcanti  et au différent à propos de la Vie nouvelle, à laquelle la canzone Dame me prie de Cavalcanti pourrait être une réponse et une critique. Leurs positions respectives sur la nature de l’amour et la vertu s’avèrent en effet inconciliables et sont sans doute à l’origine de leur rupture.

E. Malato examine ensuite la question de l’attribution à Dante de l’écriture du Fiore, composé de 232 sonnets, pour lesquels aucune preuve irréfutable ne vient accréditer la thèse que Dante en soit effectivement l’auteur. Le Banquet est la grande œuvre inachevée de Dante. Elle est conçue comme une somme du savoir humain. Écrite en langue vulgaire pour être comprise du plus grand nombre, elle joue un grand rôle dans la maturation intellectuelle de Dante, avant qu’il ne se lance dans l’écriture de La Comédie. Rédigé en latin, le De Vulgari,entend définir les fondements d’une nouvelle littérature en langue vulgaire. Dante recherche le vulgaire idéal, illustre, qui ne se confond avec aucun des vulgaires régionaux mais existe virtuellement en chacun d’eux.

Dans La Monarchie, œuvre diffusée après sa mort et condamnée par l’Église, et qui connut un grand succès au XVème siècle, Dante expose sa philosophie politique. Pour lui, la Paix dans la justice ne peut être garantie que par la monarchie universelle, c’est à dire par l’Empire. L’autorité de l’Empereur relève directement de Dieu. Dans La Monarchie, le poète réaffirme les principes qui inspirent toute son action, ceux d’une vie entièrement conçue comme un engagement et un effort moral, dans le but d’acquérir une pleine et totale liberté intellectuelle.

C’est bien évidemment à la Comédie (l’ajout par Boccace de l’adjectif divine n’apparaît dans le titre de Divine Comédie qu’à partir de l’édition vénitienne de 1555), ce chef d’œuvre de la littérature universelle, que Malato consacre les pages les plus nombreuses.

La genèse et la rédaction de la Comédie furent très longues et les spécialistes sont en désaccord sur cette question (la période 1307-1321 est la chronologie la plus acceptée). Quand il commence son chef-d’oeuvre, Dante en a alors le plan général en tête. Une première ébauche du texte a sans doute été commencée en latin avant que le poète ne décide d’utiliser la langue vulgaire. Dès sa réception, l’accueil fut exceptionnel et sa diffusion extraordinaire. La demande était tellement forte que la production de manuscrits devint une véritable petite industrie au sein d’ateliers d’écriture. Ce phénomène va provoquer de nombreuses altérations du texte par adjonction et de nombreuses fautes de copie. Les manuscrits sont systématiquement contaminés. Sur une production de 1500 à 2000 exemplaires, seuls 700 ont été conservés. Les premières tentatives d’édition critique ne datent que de la seconde moitié du XIXème siècle.

La Divine Comédie débute avec une donnée biographique. Le personnage, Dante lui-même, se retrouve égaré dans une forêt vers le milieu de sa vie, c’est à dire vers 35 ans et il cherche la voie droite vers son salut (« Nel mezzo del cammin di nostra vita/ mi ritrovai per una selva oscura,/ ché la diritta via era smarrita… »). Le poème, divisé en 3 cantiques, L’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, de 33 chants chacun, plus un chant d’ouverture, compte 100 chants, nombre alors considéré comme parfait. La Comédie compte 14233 vers hendécasyllabiques en tercet à rimes enchaînées. Les pages de Malato consacrées à la symbolique des nombres sont particulièrement intéressantes.

Enrico Malato résume ensuite et explicite la fabula. Dante, égaré dans la forêt du péché, entreprend un incroyable voyage outre-tombe pour retrouver la « voie droite » qui doit le mener à la justice et à la paix sur Terre, à la vision de Dieu et à la béatitude céleste. Trois fauves lui barrent la route, la lonce (lynx ou panthère) , le lion et la louve, symboles de luxure, d’orgueil et d’avidité. Descendue du Paradis, Béatrice confie le destin de Dante à Virgile, qui va le guider dans son voyage. Dante et Virgile descendent d’abord les 9 cercles de l’ Enfer jusqu’au centre enfoui de la Terre, exactement sous Jérusalem, où réside Lucifer. Ils parviennent ensuite par un tunnel à la surface de l’hémisphère méridional, couvert par les eaux et d’où émerge la montagne du Purgatoire. Ils traversent encore 7 cercles avant, qu’à l’orée de la forêt du Paradis, Virgile ne disparaisse pour laisser Béatrice conduire Dante vers l’Empyrée, au-dessus du septième ciel. Dante se voit accorder la grâce de plonger son regard dans l’essence divine et dans cette vision se réalise le but ultime du voyage : Dieu se révèle à lui.

Oeuvre monumentale, La Comédie est une représentation grandiose du monde médiéval qui convoque tout le savoir de l’époque, la géographie, l’histoire, l’astrologie (l’astronomie), la théologie, la mythologie, la littérature et bien évidemment la philosophie. Tous ces aspects sont par ailleurs détaillés par E. Malato. Dans son pèlerinage, Dante croise des centaines de personnages : Homère, Aristote, Cléopâtre, Francesca da Rimini, Judas, le comte Ugolino…mais aussi des personnages rencontrés pendant sa vie à Florence.

Dans les derniers chapitres, Enrico Malato consacre des pages très intéressantes au rôle de l’allégorie au Moyen-Âge et des quatre sens de lecture, qui, comme pour les Ecritures, peuvent s’appliquer à la Comédie. Celle-ci constitue en effet une allégorie complexe, attitude culturelle typique du Moyen-Age, qui peut être lue au sens littéral, au sens allégorique (signification cachée sous le récit), au sens moral (l’enseignement transmis au lecteur) et au sens anagogique (du grec anagogé : « élévation », signification spirituelle du texte). L’auteur revient sur la controverse avec Guido Cavalcanti pour démontrer comment La Comédie constitue aussi une réponse à ce dernier afin de condamner l’amour courtois et de tenter de définir une doctrine chrétienne de l’amour, fondée sur la proposition exemplaire d’un amour vertueux. E. Malato explore également les « sources » de Dante qui ont pu l’inspirer avant de s’intéresser au style et au génie linguistique du poète florentin.

Dante « invente » cet italien qui n’existait pas encore, à partir du Toscan mais aussi grâce à de nombreux emprunts au Provençal, au Français, au Sicilien…Contrairement au Français, à l’Allemand, ou à l’Anglais qui se renouvellent profondément aux XVème et XVIème siècles, l’Italie n’a pas à renouveler sa langue, consolidée sur des bases humanistes dès le début du XIVème siècle. C’est là un « miracle » de Dante mis en exergue par Malato. La Divine Comédie est en effet le seul chef- d’oeuvre de la littérature médiévale écrit dans une langue encore accessible, à la différence par exemple de La Chanson de Roland.

Dante décrit l’imaginaire du monde médiéval tout en ayant conscience de sa fin prochaine. Pourtant, La Comédie, par la force de sa poésie et la puissance de ses images, continue, générations après générations, de parler au lecteur. E. Malato, dans son dernier chapitre, rappelle d’ailleurs combien la capacité de synthèse de Dante frappe depuis toujours les esprits, lui qui délivre en 14 233 vers « un message de portée universelle ». Pour E. Auerbach, « l’oeuvre de Dante est une tentative de synthèse à la fois poétique et systématique » du réel.

A travers son livre, Enrico Malato a souhaité faire une exploration du « difficile cheminement de Dante vers une nouvelle poétique ». D’une érudition impressionnante, sa lecture demeure toujours agréable même si elle s’avère souvent un peu ardue . Elle n’en donne pas moins envie de lire ou de relire la Divine Comédie, brillamment traduite par Jacqueline Risset chez GF Flammarion et dont René de Ceccatty vient récemment de proposer une nouvelle traduction (Le Point, Seuil).

Johan Tamain