Les éditions Brepols publient la thèse remaniée de Nicolas Faucher, spécialiste de philosophie médiévale et de philosophie de la religion, chercheur au Centre of Excellence in Reason and Religious Recognition de l’Académie de Finlande. Celui-ci interroge les théologiens médiévaux du XIIIe siècle : l’homme est-il libre de croire ou de ne pas croire ? La question de la nature de la foi est un problème théologique auquel tous les théologiens médiévaux se confrontent. Être chrétien impose l’obligation de croire. Or être obligé de faire quelque chose ne relève pas de la liberté de l’action. Dans son sens théologique le plus strict, la foi est une vertu théologale. L’acte de foi, qui procède de cette vertu, est un acte par lequel un homme peut mériter d’accéder à la vie éternelle. Pour mériter, l’homme doit être pleinement responsable de son acte. Être responsable implique d’être libre de ses actes. S’appuyant sur les travaux de William James et de Charles Sanders Pierce, Nicolas Faucher pose deux interrogations : comment les médiévaux théorisent-ils l’expérience intérieure du croyant ? quels sont les mécanismes psychologiques des croyances ? Autrement dit, par quels mécanismes la volonté, les désirs et les affects influencent-ils les croyances ?

Nicolas Faucher souligne que le XIIIe siècle renouvelle le problème. Il aurait été intéressant qu’il identifie davantage les sources. Nicolas Faucher mentionne Augustin d’Hippone qui lie acte de croire et acte de volonté. En effet, Augustin distingue ce qui est volontaire de ce qui est « naturel ». Selon lui, seul l’acte volontaire est non contraint, non déterminé et donc libre, au contraire de ce qui relève de la nature. Croire est-il un acte de l’intelligence ou de la volonté. Croire est-il un acte conjoint des deux puissances de l’âme ? Les théologiens du XIIIe siècle réfléchissent de manière nouvelle à la nature des actes humains. Ils s’interrogent sur la manière dont Dieu intervient pour guider l’homme à croire.

Les médiévaux du XIIIe siècle distinguent l’habitus de foi et l’acte de foi. Ils définissent d’abord l’acte de foi comme un acte de l’intellect. L’intellect est caractérisé par le fait qu’il appréhende comme vrai, juge vrai ou assentit à la vérité d’un objet d’un certain type. Ils font de l’habitus la disposition stable qui facilite la réalisation de l’acte. Cette définition pose des problèmes complexes. En effet, l’acte de l’intellect n’admet pas le doute. L’intellect crée un acte ferme en vertu de l’évidence de l’objet intelligé. Or l’acte de foi porte sur un objet non évident et assentit à des propositions non évidentes non démontrables scientifiquement et que l’on peut même penser comme improbables. La foi a ceci de particulier : elle ne repose pas sur un assentiment évident ou un assentiment probable. Pourtant elle se fonde sur une absence de doute. Cette absence de doute repose sur l’autorité de Dieu et de l’Eglise. L’argument des médiévaux est mince. Nicolas Faucher n’explicite suffisamment pas la distinction faite entre croire et avoir la foi. Durant l’Antiquité et une partie du Moyen Âge, les théologiens distinguent croire que Dieu existe et avoir la foi. L’enjeu d’une telle clarification est essentiel. Il porte sur la liberté de croire. Les médiévaux s’appuient sur la notion d’habitus. Dieu infuse à l’homme l’habitus de la foi. Mais cet habitus ne détermine pas à croire. De même croire ne détermine pas avoir la foi.

Nicolas Faucher restreint son étude aux grands théologiens du XIIIe siècle et distingue deux mouvements historiques. Le premier est constitué des maîtres qui fondent la croyance volontaire dans la nature. Le deuxième est composé de ceux qui réduisent la place du surnaturel comme fondement de la foi. Le travail consiste à articuler les actes de l’intellect et de la volonté et articuler ce qui provient de la nature et de la surnature.

Nicolas Faucher présente Alexandre de Halès comme un novateur (p. 50-82). En effet, celui-ci distingue trois conceptions de la foi : la foi acquise par des moyens naturels, la foi infusée accompagnée par la charité et la foi infusée non accompagnée par la charité. Il articule la possibilité d’avoir une foi, au sens de croyance ferme et volontaire, et le fait d’avoir reçu de Dieu la foi infuse. La foi acquise n’est rien d’autre qu’une opinion ou une conjecture. La foi authentique est un phénomène psychique sui generis totalement séparé du reste de l’activité psychique. Nicolas Faucher en conclut qu’Alexandre défend probablement « un volontarisme doxatique direct ». La foi infuse impose la nécessité morale de l’assentiment. L’objet de la foi apparait comme délectable et conduit à croire. Bonaventure s’emploie à simplifier les théories d’Alexandre pour affirme ce volontarisme (p. 82-98). Il renforce le rôle de la volonté en l’étendant à la foi acquise. Les deux font l’effort de penser l’acte de croire en lien avec une réflexion nouvelle sur la nature de l’âme renouvelée par les traductions aristotéliciennes gréco-arabes. Thomas d’Aquin fait de l’acte de foi un acte résolument intellectuel (p. 103-138). Il est précis : on peut croire en l’existence de Dieu comme premier moteur mais on ne peut prouver qu’il est rédempteur ou rémunérateur. Il insiste sur la nécessité d’assentir aux vérités de la foi. Dieu donne connaissance immédiate de ce qu’il faut croire et charge de la volonté de choisir ou non de suivre cet impératif. Il défend résolument la possibilité d’une foi acquise qui ne dépend d’aucune aide surnaturelle pour sa certitude. Pierre de Jean Olivi introduit l‘idée d’une évidence morale naturelle qu’il faut croire en Dieu (p. 139-192). Cette évidence est engendrée par la simple saisie de son concept grâce à un instinct naturel. L’aide divine demeure nécessaire pour appréhender le devoir de croire. Mais Jean Olivi la réduit au strict minimum d’intervention.

Nicolas Faucher présente Henri de Gand comme « illuminationiste ». Il n’est pas possible, sans illumination divine, d’appréhender l’objet de la foi. Henri distingue même un habitus de la foi infusé aux seuls théologiens. Godefroy de Fontaines est un intellectualiste (p. 233-295). L’intellect appréhende un objet et soumet la volonté à le désirer. Néanmoins, la volonté influence de manière connaturelle à appréhender l’objet qui lui est le plus conforme. Cette action connaturelle permet à l’intellect d’assentir à l’objet de la foi qui n’est pas démontrable. L’acte de foi est à la fois bon et vertueux. Godefroy affirme que Dieu n’infuse que l’habitus de la foi et en aucun cas la connaissance des objets de la foi. Les connaissances nécessaires sont accessibles naturellement Nicolas Faucher définit Godefroy de Fontaines comme un « non doxatique direct ». Jean Duns Scot théorise résolument la foi à partir de la nature (p. 297-368). Il utilise deux habitus, l’un de foi acquise et l’autre de foi infuse et les articulent avec deux causalités, une naturelle et une surnaturelle. L’actualisation de l’habitus de la foi infuse dépend de l’actualisation de la foi acquise. Cet habitus de la foi infuse permet de vouloir croire plus intensément que le seul habitus de la foi acquise ne le permet et, seul, rend l’acte de croire méritoire. Mais il se réduit à n’être qu’une condition formelle pour que l’acte de croire soit méritoire. Nicolas Faucher souligne la nécessaire inaccessibilité de la part surnaturelle de l’acte de foi. Aucun fidèle ne peut savoir s’il possède l’habitus de la foi infuse ni si cet habitus est actualisé. Il doit croire pour mériter. Pour cela, l’acte de foi doit être volontaire. Nicolas Faucher en conclue que Duns Scot propose un « volontarisme doxatique de type inédit ». La volonté engendre librement l’habitus de la foi acquise dans l’intellect avant tout acte de foi, à la manière dont Dieu engendre l’habitus de la foi infuse au moment du baptême. Scot devient un « faillibiliste » : le croyant peut se tromper. Il n’existe pas de certitude naturelle de la foi. Le croyant ne plus légitimer sa foi. Il devient pleinement responsable de sa foi et de ses actes.

Nicolas Faucher conclut sur la part croissante de la responsabilité de l’homme dans la production de sa foi. Cette hypothèse, qui insère son étude dans une temporalité plus élargie, mériterait d’être confirmée. Une étude des théories des théologiens du XIIe siècle renforcerait l’idée que le XIIIe siècle est un bien un siècle d’innovations théoriques. Le regret porte sur l’absence de distinction des sources novatrices que constituent les traités aristotéliciens gréco-arabes qui amènent à renouveler les théories psychologiques. L’Éthique à Nicomaque et le traité De l’âme sont, il me semble, deux sources essentielles qui renouvellent profondément les réflexions des médiévaux. Nicolas Faucher propose une étude novatrice et méritante, nourrie d’interrogations contemporaines, sur un sujet fort complexe. Bien entendu, les théories présentées et analysées sont les œuvres d’intellectuels et présentent des efforts de conceptualisation dans un cadre particulier qui est le cadre universitaire. Néanmoins leur étude permet de mieux comprendre les mentalités médiévales. Cette étude a été distinguée par la mention honorable du Prix international Thomas Ricklin.