C’est à l’histoire du premier empire français, celui de l’époque moderne, qu’est consacré cet ouvrage. Une histoire mal connue, peu enseigné même si l’histoire de la traite Atlantique et de l’esclavagisme a été parcouru ces dernières années par de nombreuses publications mais persiste la coupure entre colonisation des XVIIe et XVIIIe siècles et colonisation des XIXe et XXe siècles.

L’ambition des auteurs est d’associer une histoire diplomatique, militaire, économique : « Cet ouvrage, qui se veut à la fois synthétique et « global », s’efforce ainsi de réconcilier deux tendances jugées antagonistes de l’histoire coloniale : l’histoire diplomatique militaire et économique, présenté traditionnellement selon le point de vue européen et l’histoire socioculturelle attachée à l’étude des populations allochtones et autochtones du Nouveau Monde.»1.

L’intérêt de l’ouvrage est, outre l’effet, la volonté de montrer l’altérité et ses conséquences sur la France d’ancien régime : « leur histoire est encadrée par deux dates : 1603, la « tabagie » de Tadoussac ; 1803, la vente de la Louisiane par Bonaparte.»2.

Voilà une somme indispensable pour aborder l’histoire peu connue et pas enseignée en France.

 

Le premier chapitre le XVIe siècle : le temps des tâtonnements s’organise selon trois axes : le patronage royal des premières explorations, l’échec des débuts de la colonisation et les intérêts économiques de la morue au chapeau de castor. Si les faits semblent, comme l’ont écrit nombres d’historiens, être le temps de l’échec au Canada mais aussi en Floride ou Brésil3, des historiens comme Laurier Turgeon4 ou Bernard Allaire5 montrent le temps des échanges fructueux au plan économique mené en dehors de la politique royale par des pêcheurs basques, normands et bretons à la recherche de la morue et qui ont rapporté la mode des pelleteries, chapeau de feutre de castor, initiatives reprises en main par la concession des monopoles royaux.

Les étapes de la colonisation

Une colonisation lente, concentrée entre Québec et Montréal, avec une population peu nombreuse et un immense espace revendiqué pour le roi de France qui semble mollement intéressé par cette expansion outre-mer, les auteurs abordent les intérêts du roi, de ses conseillers, plus ou moins favorables à une politique coloniale, le rôle des initiatives privées. Ils retracent les principales étapes de la colonisation : depuis 1603 et la « tabagie » de Tadoussac, l,Acadie au temps de Lescarbot, la compagnie des « Cent associés » (1627–1663), la chute du principal allié : le peuple huron sous la pression iroquoise. Les effets de la réforme de 1663 qui placent la colonie directement sous administration royale sont décrits, de même que les expéditions vers les « bois » (Grands Lacs Mississippi), les rivalités franco-anglaises, la recherche d’une route vers la mer de l’Ouest et les relations avec les peuples amérindiens. Les auteurs ne se cantonnent pas, même s’il tient une grande place, au Canada, un paragraphe est consacré à « la grande Louisiane française » au XVIIIe siècle.

Pouvoirs et institutions

L’architecture administrative de la Nouvelle-France est une copie de celle de la métropole au Canada comme en Acadie ou en Louisiane. La tête de cette administration est bicéphale : un gouverneur / un intendant (au Canada) ou commissaire organisateur (Louisiane et Île royale). Les auteurs décrivent en détail les institutions et leur fonctionnement et montrent l’absence de pouvoirs intermédiaires qui existaient en France. C’est donc un absolutisme plus marqué malgré la distance qui s’exprime à la colonie. L’église est très présente dans cette terre de mission à la fois pour la conversion des Amérindiens et l’encadrement des colons notamment par le développement des écoles et des hôpitaux. Enfin le tableau des forces militaires complète ce chapitre.

Un peuplement multiethnique : Amérindiens, Européens et Africains

Le point le plus innovant, même si d’autres auteurs l’aborde aujourd’hui, concerne la présence des esclaves africains pas seulement en Louisiane, même si c’est là qu’ils sont les plus nombreux. D’autre part comme plus au sud l’arrivée des Européens s’est accompagnée d’une dépopulation amérindienne aggravée par les guerres indiennes et les migrations qu’elles entraînent. L’étude des populations européennes montre une situation : migration temporaire (engagement pour trois ans), déséquilibre en terme sde classes d’âge comme de sex ratio (un paragraphe traite des filles du roi au Canada et des « Manon Lescaut » en Louisiane), l’existence de migrants non français (Suisses, Allemands), surtout en Louisiane.

La forte croissance démographique des Français du Canada ne masque pas les limites de la politique de peuplement. La partie consacrée à la Louisiane esclavagiste montre que si l’esclavagisme est moins actif qu’ aux Antilles il demeure une réalité.

Enfants et alliés : les Indiens et l’empire français

Les auteurs rappellent quelques traits de ses relations dans l’historiographie avant de montrer des situations diversifiées et riches de ses relations interculturelles6. Les auteurs consacrent un développement aux guerres franco-indiennes au XVIIIe siècle.

Un monde franco-indien

Ce chapitre aborde la question de la terre où s’installer, les querelles entre voisins qui amènent les autorités à séparer villages des colons et villages indiens. Pourtant l’adoption par les nouveaux venus de bien des aspects du mode de vie amérindien (alimentation, tabac, canot) et la question de la langue7 mettent en évidence que le Canada fut un vrai carrefour culturel même si la francisation fut assez difficile et le christianisme des Amérindiens plutôt syncrétique. Mais en parallèle on constate un attrait des coureurs de bois pour le symbolisme amérindien et un ensauvagement de certains. On note aussi l’adoption par la diplomatie des formes indiennes d’associations. Un paragraphe est consacré au métissage. Les auteurs montrent une colonie sans réelle conquête de territoire mais où existent plusieurs logiques selon que l’on se place côté français ou côté amérindien.

Les villes de l’Amérique française

On observe des villes de taille moyenne pour abriter une population trop peu nombreuse, pas de véritable réseau urbain, si on compare aux colonies anglaises. Ces villes sont essentiellement portuaires car l’essentiel des déplacements et des transports se font par la voie d’eau entre Québec et Montréal mais aussi vers Louisbourg en Acadie. Un paragraphe est consacré à cette dernière ainsi qu’à la Nouvelle-Orléans. Ces villes sont fortifiées ; il en reste quelque vestige à Québec. Les auteurs décrivent les paysages urbains, les édifices importants : siège du gouverneur, hôpitaux et monastères. Ils décrivent une économie marchande largement ouverte vers l’extérieur.

L’exploitation du territoire

Elle se fait de façon contrastée si l’on observe la vallée laurentienne et ses seigneuries, une exploitation agricole fondée sur le système du rang : un accès fluvial, des parcelles allongées perpendiculaires à la rivière. L’exploitation de la vallée du Saint-Laurent et du pays des Illinois est décrite avec précision de même que les plantations de basse Louisiane.

Tout autre est l’exploitation économique des « pays d’en haut », domaine de la pelleterie, domaine des Amérindiens et des coureurs de bois où sont présents de petits postes avancés8. Les auteurs montrent le système des « congés de traite », le quotidien des trappeurs. Un paragraphe est consacré à la pêche à la morue à l’embouchure du Saint-Laurent.

Échanges, transports et commerce

Les échanges sont un élément majeur de l’économie des colonies depuis le commerce intra-colonial : à l’intérieur des paroisses, entre les campagnes et les villes, qui est un commerce de subsistance notamment le commerce des blés comme le montre les cargaisons des bateaux qui transitent de Montréal à Québec. Est aussi abordée l’économie de frontière en basse Louisiane, échange de denrées alimentaires avec les Amérindiens et avec le pays des Illinois, véritable grenier à blé de la Louisiane, même si les plantations visaient à l’autosuffisance.

Le second point concerne les exportations vers la métropole : pelleteries et peaux de la vallée du Mississippi, morue séchée de la côte atlantique, tabac et indigo de Louisiane, ces produits peinent à concurrencer en valeur les productions antillaises. Si Paris n’y est pas favorable, néanmoins un commerce existe entre le Canada et les Antilles à l’initiative de l’intendant Jean Talon.

Esclaves au pluriel et esclavage

Un chapitre très documenté pour montrer que les esclaves sont partout présents même s’ils sont beaucoup plus nombreux en Louisiane, un esclavage récemment étudié par les historiens américains qui divergent sur l’interprétation : la Louisiane était-elle une société raciste ou une société ouverte dans une région où la traite atlantique disparaît après 1731 ?

Les auteurs étudient aussi l’esclavage au Canada, souvent domestique, des esclaves noirs ou amérindiens. Ils montrent les conditions de vie et de travail, la violence des maîtres et les formes de résistance dans les différentes régions de la Nouvelle-France.

Des sociétés nouvelles

Cette société est à la fois fille de la société française avec domination de la noblesse et influencée par les contacts avec d’autres populations au point qu’on puisse parler de créolisation de la société. Chaque catégorie est étudiée : rôle des marchands, des grands planteurs, artisans des villes, soldats, paysans mais aussi la vie familiale, la place de la religion, des distractions. Les auteurs posent la question de l’émergence d’identités nouvelles. Il remarque l’uniformisation linguistique au profit du français qui n’existait pas en métropole. La réflexion sur le terme de « Canadien » amène à poser la question de l’identité, de l’existence d’un esprit d’indépendance dénoncé par les administrateurs arrivant de métropole et que montre l’hostilité entre colons et métropolitains. Selon de nombreux historiens cette identité s’est forgée aussi sur la frontière du monde sauvage.

La chute d’un empire

Les auteurs retracent les dernières décennies de la colonie après le traité d’Utrecht entre guerre européenne et guerre américaine en montrant les grandes étapes de cette histoire, en mettant l’accent sur le « Grand dérangement » (déportation des Acadiens), la chute de Québec à la bataille des plaines d’Abraham9.

Faire renaître la Nouvelle-France 1763–1803

Ce dernier chapitre est consacré à l’intégration du Canada dans l’empire britannique, l’influence espagnole en Louisiane et l’émergence des États-Unis. Les auteurs abordent d’abord par les réactions amérindiennes à cette nouvelle situation et notamment l’hostilité à la domination anglaise (la guerre de Pontiac). Ils décrivent l’attitude des Canadiens français durant la guerre d’indépendance américaine, abandonnés une nouvelle fois par la France. La situation de la vaste Louisiane10, l’arrivée des Acadiens, ces Cajuns qui migrent entre 1765 et 1769 et la vente par Napoléon en 1803.

Épilogue. « Je me souviens »

Cette devise présente sur les plaques d’immatriculation québécoises renvoie aux nombreuses communautés dont la mémoire reste présente dans la toponyme de la « prairie » américaine, dans les patronymes français y compris dans les communautés autochtones et la survivance de la filiation à la France dans le mouvement souverainiste québécois.

L’ouvrage est complété d’une abondante bibliographie.

 

Pour qui veut découvrir l’histoire de l’Amérique française voilà un ouvrage incontournable.

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1Cité p. 15

2id. p. 19

5 Voir Bernard Allaire, Pelleteries, manchons et chapeaux de castor, Les fourrures nord-américaines à Paris 1500-1632, Québec, Éditions du Septentrion, 1999

6Sur ce thème se reporter à l’ouvrage de Gilles Havard, Empire et métissages, Indiens et Français dans le Pays d’en Haut 1660-1715, Québec, Éditions du Septentrion, 2017

7Voir Jean Delisle, Interprètes au pays du castor, Québec, Presses de l’Université Laval, 2019

8Carte page 432

9Pour les détails voir Bernard Andrès, Patricia Willemen-Andrès, Le journal du siège de Québec du 10 mai au 18 septembre 1759, Québec, PU Laval, 2018

10Carte page 703