Cet ouvrage constitue les actes d’une journée de conférences et de débats organisés le 13 janvier 2012 à l’Hôtel de Ville de Paris par les huit Amicales et associations des camps de concentration et d’extermination (Bergen-Belsen, Buchenwald-Dora, Dachau, Langenstein, Mauthausen, Neuengamme, Ravensbrück, Sachsenhausen) et le Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah, sur le thème des évasions des Marches de la mort, c’est-à-dire des marches et des trains d’évacuation des camps et de leur Kommandos situés sur le territoire du Grand Reich en janvier, puis en avril-mai 1945, appelées par les survivants, Marches de la mort.
Structure et contenu de l’ouvrage
Après un avant-propos et une introduction sur le contexte historique, l’ouvrage se présente en quatre parties principales. La première partie est consacrée au film néerlandais Ontsnapt (Les Évadées), au livre de Suzanne Maudet qui l’a inspiré, Neuf filles jeunes qui ne voulaient pas mourir, et aux événements qu’il relate : l’évasion de neuf jeunes femmes de nationalités différentes lors d’une Marche de la mort consécutive à l’évacuation d’un Kommando du camp de Buchenwald. La présentation de ce Kommando de Leipzig-Schönefeld permet de mettre en évidence la présence de femmes internées dans les Kommandos de Buchenwald, d’expliquer la perception masculine du camp, d’aborder la question de la résistance des femmes, et d’exposer clairement quelques aspects de l’exploitation économique de la main-d’oeuvre féminine déportée.
La seconde partie est consacrée à quatre témoignages enregistrés le 13 janvier 2012, relatant quatre évasions individuelles des Marches de la mort, deux en janvier 1945 lors des évacuations du complexe d’Auschwitz, et deux en avril-mai 1945, lors des évacuations d’un Kommando de Neuengamme et d’un autre de Buchenwald.
La troisième partie rassemble 18 témoignages écrits relatant des évasions de Marches de la mort lors de l’évacuation des camps d’Auschwitz, Bergen-Belsen, Buchenwald-Dora et de leurs Kommandos, Dachau, Mauthausen, Neuengamme, Ravensbrück et Sachsenhausen. Des cartes avec les itinéraires d’évasion accompagnent ces récits.
La quatrième partie regroupe des témoignages écrits d’évasions collectives organisées et les récits de trois massacres de masse en représailles à des évasions collectives. On ne peut qu’être particulièrement frappé par le récit des représailles massives contre les officiers soviétiques évadés du camp de Mauthausen, les 2 et 3 février 1945. Les prisonniers de guerre soviétiques étaient soumis systématiquement à d’horribles traitements qui les avaient décimés : il n’y avait plus, début 1945, que 570 survivants sur 4 700 internés. 495 officiers tentèrent une évasion collective fort bien préparée dans la nuit du 2 février 1945. Ils attaquèrent les miradors, aveuglèrent les sentinelles, s’emparèrent des mitrailleuses, jetèrent des couvertures sur les barbelés électrifiés et commencèrent à franchir la clôture. Il n’y eut que 14 insurgés tués au cours de l’opération ; les autres se dispersèrent dans la campagne. Aussitôt commença la chasse à l’homme, ou plutôt « la chasse au lièvre » comme on le dit alors, expression qui a donné son nom au film d’Andreas Gruber sorti en 1994. Tous les SS et tous les chiens furent lancés à travers la région. Mais les SS ne furent pas seuls à « chasser » : la Wehrmacht, la gendarmerie, les Jeunesses hitlériennes, et bon nombre de membres de la population civile autrichienne, des hommes et femmes ordinaires, comme en témoigne l’accablant et terrible rapport du chef de la gendarmerie confirmé par les recherches historiques ultérieures. Il n’était pas difficile de rattraper ces déportés tondus, les pieds nus ou enveloppés de chiffons, désarmés, affamés et presque nus. La plupart furent massacrés par leurs poursuivants, certains furent fusillés ; les cadavres défigurés étaient ramenés dans le camp, traînés au bout d’une corde attachée aux pieds. Dans la période d’après-guerre quelques assassins furent jugés et faiblement condamnés, voire acquittés. Il n’y eut qu’une douzaine de rescapés, et trois familles paysannes autrichiennes, catholiques pour prendre le risque de cacher les fugitifs.
Viennent ensuite une conclusion générale, une quinzaine de documents annexes (chronologies, photographies, récits), des tables (des cartes, croquis et illustrations), une bibliographie et une filmographie très complètes ainsi que de nombreux liens qui permettent l’accès à des sites d’Amicales de camps et à d’innombrables documents.
Trois phases d’évacuation des camps
Les évacuations de camps et de Kommandos de travail furent ordonnées par Himmler, pour que les prisonniers ne tombent pas vivants entre les mains des ennemis de l’Allemagne, c’est-à-dire pour qu’ils ne soient pas libérés par les armées alliées. Les directives furent relayées par les Gauleiters régionaux et les commandants de camps qui transférèrent les responsabilités, le droit de vie et de mort sur les internés, jusqu’au niveau des gardes SS et des Kapos armés, auxquels s’ajoutèrent les renforts venus de la Wehrmacht et des civils allemands et autrichiens engagés. Les premières évacuations datent de l’été 1944 mais les plus massives furent celles des grands camps de concentration et d’extermination situés à l’Est en janvier et février 1945. À cette date il y avait environ 700 000 internés dont 200 000 à 250 000 juifs, un tiers de femmes. C’est la menace d’invasion de l’armée soviétique qui précipite le départ de près de 59 000 déportés d’Auschwitz-Birkenau et des camps annexes du 18 au 21 janvier, les départs se font de jour comme de nuit, dans le froid, la neige et la pluie. Les 75 000 personnes rescapées des marches de janvier-février 1945 furent, soit dirigées vers les camps de concentration, allemands et autrichiens, qui se transformèrent alors en camps d’extermination « non programmée », soit abandonnées dans des camps-mouroirs, comme pour les 30 000 morts du typhus, à Bergen-Belsen, entre février et mi-avril 1945. La troisième période des évacuations se situe au printemps, en avril-mai 1945. C’est alors que s’opèrent les évacuations des camps annexes et le repli vers les camps centraux, à leur tour en partie évacués, à l’exception de Neuengamme totalement vidé, y compris de ses malades.
Itinéraires des évacuations
Une cartographie simplifiée, élaborée à partir des témoignages des documents conservés par les Amicales de camps et des travaux d’historiens fait apparaître que les destinations des marches forcées, trains d’extermination et bateaux de la mort, en avril-mai 1945, furent dans un premier temps, les camps-mouroirs de Bergen-Belsen et Sandbostel dans le Nord de l’Allemagne, puis Flossenbürg et Dachau au Sud, Mauthausen en Autriche occidentale et Theresienstadt en Bohême. Dans un second temps, les dernières marches et trains emmenaient les rescapés vers le Tyrol autrichien, au Sud la Saxe orientale et les Sudètes à l’Est, et les ports de la Baltique au Nord.
Assassinats individuels et massacres collectifs
Les phases successives d’évacuation des camps se caractérisent par des assassinats individuels et des massacres collectifs. D’autres assassinats en nombre, perpétrés par des militaires comme par des civils, sont autant d’actes de représailles à des bombardements aériens et à des tentatives d’évasions collectives, comme à Celle de 8 avril, où le 13 à Gardelegen, 1016 prisonniers, évacués de Dora-Mittelbau et de Neuengamme, ayant été brûlés vifs dans la grange où ils avaient été enfermés. Jusqu’à l’extrême fin, les massacres de masse continuent, avec la tragédie de la baie de Lübeck, le 3 mai 1945 : ce jour là, trois bateaux sur les quatre devenus des prisons flottantes pour les évacués sont bombardés par l’aviation anglaise, pensant avoir affaire à un transport de troupes : il y eu plus de 7000 morts.
Soutien des élites et d’une partie des peuples au projet génocidaire
Le bilan humain est effroyable : entre le tiers et la moitié des 716 000 détenus survivants en 1945. Les recherches historiques montrent que ces effroyables événements ne purent se produire que parce que le Reich nazi a eu le soutien des élites mais aussi d’une partie des peuples allemand et autrichien. « Au sein du Reich, comme dans les territoires sous domination nazie, des civils, fanatisés ou apeurés, voire terrorisés, pour la plupart spectateurs distanciés des marches de la mort, n’ont à de rares exceptions près, des Tchèques tout particulièrement, cessé de voir dans les évacués des camps de concentration et d’extermination, des criminels, des ennemis de l’intérieur, ou pire des sous-hommes. »
Les évasions des trains de déportation, des prisons et des camps, sont autant de faits de résistance, individuelle et collective à la logique de mort du système concentrationnaire mis en place par les nazis. « Les évasions et tentatives d’évasion ont beaucoup à nous dire sur la volonté humaine, individuelle et collective, de résister à un système concentrationnaire dont le premier but était l’élimination de tout adversaire réel ou supposé, du pouvoir national-socialiste, un régime de terreur ».
Un ouvrage qui à toute sa place dans les CDI
Cet ouvrage peut paraître très spécialisé, et donc réservé à des spécialistes. Il n’en est rien. D’une part il présente des témoignages historiques à la fois précis, concrets et bouleversants, seules capables de nous faire appréhender l’univers dantesque et hallucinant de ces événements tragiques que sont les Marches de la mort, d’autre part il est une exceptionnelle ressource documentaire car il donne accès à d’autres témoignages et à d’autres documents par les très nombreux liens, tous très explicites, vers divers sites spécialisés, en particulier ceux des Amicales de camps. Il a donc tout à fait sa place dans nos CDI, où il pourra rendre les services les plus grands aux professeurs et aux élèves, particulièrement mais pas seulement, à ceux qui préparent le concours de la résistance et de la déportation.
© Joël Drogland