Ancien professeur à l’ Université de Princeton, Robert Darnton est le président des Bibliothèques de l’ Université de Harvard. On lui doit des travaux majeurs sur l’ histoire de l’ Encyclopédie, ainsi que sur l’histoire du livre, de la lecture et de la Bohème littéraire au siècle des Lumières. « L’affaire des Quatorze », analysée à partir d’un dossier des archives de la Bastille débute comme un roman : l’arrestation de jeunes gens ayant diffusé des poèmes hostiles à Louis XV et à la marquise de Pompadour. A partir de là, Robert Darnton se livre à un passionnant travail d’analyse sur l’élaboration de poèmes et de chansons hostiles à la monarchie, sur leurs réseaux de circulation et leur diffusion. Au delà, il s’interroge sur la naissance d’une force nouvelle qui ne trouvera sa pleine expression que lors de la crise de la monarchie en 1787-1788 : l’opinion publique. Robert Darnton a demandé à la cantatrice Hélène Delavault d’interpréter certaines de ces chansons que l’on peut entendre sur le site.

Traquer un poème

Au printemps de 1749, le lieutenant général de police de Paris reçut l’ordre de capturer l’auteur d’une ode qui commençait par « Monstre dont la noire furie », attaque violente contre Louis XV. Ce texte originel est perdu, mais d’autres poèmes ou chansons peuvent donner une idée des écrits qui circulaient alors. Ainsi , une ode intitulée « Quel est le triste sort des malheureux Français « contient ces vers :
Quel est le triste sort des malheureux Français !/ Réduits à s’affliger dans le sein de la paix ! (….) /Ô Louis ! Vos sujets de douleur abattus/Respectent Edouard captif et sans couronne:/ Il est roi dans les fers, qu’êtes vous sur le trône ?/J’ai vu tomber le sceptre aux pieds de Pompadour ». L’auteur du texte original ( si tant est qu’il ne se soit pas agi d’une création collective) ne fut jamais retrouvé, mais quatorze personnes furent arrêtées et embastillées. Elles appartenaient au milieu des clercs, des abbés, des juristes des étudiants de collèges du quartier latin, des professeurs, à la moyenne bourgeoisie. Les pièces étaient à la frontière du jeu d’esprit estudiantin ( très dangereux en l’occurrence ) et de la critique politique. C’est la circulation des textes qui retient l’attention de l’auteur. Les pièces circulaient d’une personne à l’autre, elles étaient recopiées sur des bouts de papier, apprises par cœur, modifiées, lues dans de petits cercles ou en classe à des étudiants. Louis XV se tint informé de la diffusion de ces pièces et signa des ordres d’embastillement. Les conséquences des arrestations se révélèrent catastrophiques : la carrière des personnes arrêtées fut brisée et ils semblent ne s’être jamais remis de ces arrestations. Ainsi, Sigorgne qui avait été le premier à enseigner les théories de Newton en France, fut- il exilé en Lorraine.

Des enjeux multiples

Le contenu des pièces, la date de leur diffusion révèlent de multiples enjeux. On peut y voir des intrigues de Cour. En 1749, Louis XV décida de renvoyer et d’exiler Maurepas, ministre pendant trente cinq ans mais qui avait cherché à discréditer Madame de Pompadour. Maurepas lui même était un grand amateur de poèmes scabreux , son chansonnier c’est à dire son recueil de chansons ne comptait pas moins de quarante quatre volumes. Maurepas aurait pu être à l’origine des certains poèmes hostiles à la marquise de Pompadour pour pousser le roi à se séparer de sa maîtresse. L’éviction de Maurepas le conduisit à encourager la publication de libelles hostiles au roi et favorables à sa personne. On se trouve ici dans une intrigue de Cour, les textes cheminant de la Cour à la Ville, pour revenir ensuite à la Cour. De plus ,le successeur de Maurepas , le marquis d’ Argenson aurait souhaité montrer son attachement au roi en arrêtant les Quatorze. L’analyse de Robert Darnton ne s’arrête pas là. L’année 1749 est une année « difficile « pour Louis XV et son action suscite de nombreuses critiques. Bien que la France soit victorieuse lors de la guerre de Succession d’ Autriche , on reproche au roi de ne pas avoir su tirer parti de la victoire et d’avoir restitué des territoires qu’il aurait pu conserver. De plus l’impôt extraordinaire prélevé pendant la guerre est converti en impôt permanent, le « vingtième » mesure très impopulaire. C’est aussi l’époque de l’aggravation des conflits entre l’ Église et les Jansénistes. Enfin, épisode bien oublié aujourd’hui, Louis XV , au lendemain de la guerre s’était engagé auprès des Anglais à expulser le prince Charles Edward Stuart , très populaire en France ( c’est le roi Edouard « captif et sans couronne « dont il est question dans le poème cité plus haut)

La poésie et la politique

Les chansons et les poèmes pouvaient avoir été composés par des étudiants ou des lettrés. Dans ce cas, les textes reprenaient des figures et des thèmes de la rhétorique classique , comme l’ « indignatio » la colère contre les puissants. Ils pouvaient aussi avoir été écrits par des compositeurs professionnels ou semi-professionnels, les vaudevillistes comme Favart. Il pouvait aussi s’agir de création sans auteur véritable qui consistaient en un détournement d’une chanson populaire sur laquelle on « greffait » des paroles hostiles au roi. Ce » changement de cadre » pour reprendre l’expression du sociologue Erving Goffman provoquait un effet d’étonnement ou d ‘amusement . Les textes étaient modifiés, appris par cœur ou déclamés par des chanteurs de rue, aux conditions de vie souvent précaires proches de celles des colporteurs , dans des cafés ou sur le Pont-Neuf.

Naissance de l’opinion publique .

Robert Darnton considère que l’on peut parler d’opinion publique lorsque le pouvoir doit tenir compte de ce que le peuple dit de lui. Selon le mot de Chamfort, l’ Etat français était « une monarchie absolue tempérée par des chansons ». L’existence de l opinion publique n’est pas douteuse à la fin de l’Ancien Régime. De manière optimiste , Condorcet imaginait l’opinion publique comme un être rationnel qui prenait les meilleures décisions après avoir été éclairé par les écrits des philosophes. Tout en partageant ce point de vue, le journaliste Louis Sébastien Mercier la voyait plutôt comme un « hybride social » composite qu’il nommait « Monsieur le Public » et qui pouvait céder à des passions diverses. L’opinion publique a pu peser sur la décision de Louis XVI de convoquer les Etats Généraux. Quarante ans plus tôt, en 1749, lors de l’ Affaire des Quatorze, on est loin de la protestation généralisée ou de la révolte. Mais les critiques dont la personne du roi est l’objet, ainsi que l’attention portée à ces écrits par le pouvoir, témoignent bien de la naissance d’une opinion publique.