Les éditions Perrin nous proposent ici la réédition dans la collection Tempus de l’ouvrage majeur d’Olivier Wieviorka consacré à la résistance européenne paru en 2017. Membre de l’Institut universitaire de France et professeur des Université à l’École normale supérieure de Cachan, l’auteur est un spécialiste français reconnu de la Seconde Guerre mondiale.
Après s’être intéressé au cas bien particulier de la France résistante (Histoire de la Résistance 1940-1945, Perrin, 2013), il entreprend ici une approche décloisonnée de la résistance en Europe de l’Ouest en prenant de la hauteur par rapport aux frontières nationales mais sans les faire disparaître. Comme dans le précédent ouvrage, il entend proposer une lecture globale de la résistance en synthétisant la masse de travaux parus depuis plus d’un demi-siècle tout en s’appuyant sur de nombreuses archives. Il s’intéresse au cas de la Norvège, du Danemark, des Pays-Bas, de la Belgique, de la France et de l’Italie qui connurent des occupations aux modalités et aux temporalités variées mais qui restèrent fondamentalement différentes de celles de l’Europe de l’Est. Aussi, ces six pays relevèrent de la sphère d’intervention anglo-américaine et non soviétique ce qui permis des connexions avec les services spéciaux Alliés.
Une nouvelle fois, Olivier Wieviorka livre un travail sérieux et très complet, comme le soulignent les nombreuses et riches notes de fin d’ouvrage tout comme la conséquente bibliographie, qui permet une mise à distance essentielle par rapport aux visions et approches purement nationales. Ainsi, il nous propose, comme il aime le faire, une lecture démythifiée de la Seconde Guerre mondiale. Ce livre ainsi que ceux portant sur la résistance française, les mythes attachés à la période ou le débarquement en Normandie ont contribué à nourrir la somme magistrale qui vient de paraître chez Perrin Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale.
Naissance et diffusion de l’image d’Epinal de la résistance
Dès la Libération, une lecture édulcorée et simpliste de la résistance en Europe de l’Ouest se diffuse en lien avec les politiques et les enjeux mémoriels de la période. En effet, chaque récit national insiste sur le fait qu’après l’insolent succès allemand de 1940, les pays déposèrent les armes. Mais partout, des hommes et des femmes refusèrent la fatalité de la défaite. Des militaires et des chefs d’État ou de gouvernement français, belge, norvégien et néerlandais gagnèrent Londres afin de maintenir leur pays dans la guerre. A l’appel de Charles de Gaulle, Hubert Pierlot ou Johan Nygaarsvold, des volontaires rejoignirent l’Angleterre afin d’étoffer les rangs des armées de l’extérieur. En parallèle, des patriotes organisèrent la lutte et, le moment venu, lorsque les Alliées débarquèrent en Italie puis en France, se révoltèrent, livrèrent des renseignements, menèrent des sabotages ou se livrèrent à la guérilla permettant ainsi la victoire éclatante sur le nazisme.
Olivier Wieviorka montre que cette lecture a reposé sur des fondamentaux qui sont restés longtemps ancrés dans le récit national, les écrits des historiens et les manuels scolaires : la résistance étudiée comme un phénomène national, l’exagération de ses réussites, l’occultation des difficultés de coopération entre les États-Unis, le Royaume-Uni et les différentes forces de résistance, la minoration du rôle joué par Londres et Washington, etc.
Un changement d’échelle
Olivier Wieviorka nous propose ici une lecture renouvelée. Certes, !a résistance s’inscrit dans un cadre national, les résistants s’engageaient souvent POUR et DANS leur pays. Mais, cette résistance intérieure n’aurait pu croître sans le soutien extérieur de Londres puis de Washington. Et bien sûr, tout en espérant la défaite de l’Allemagne nazie, les acteurs de la résistance défendaient en même temps leurs propres intérêts nationaux. Ainsi, des tensions liées à des contentieux passés et à des conceptions différentes ont existé.
Ce livre insiste donc sur l’apport crucial des services britanniques et américains : l’aide logistique, la popularisation de leur combat via les ondes de la BBC mais aussi la reconnaissance des pouvoirs en exil qui contribua à légitimer la lutte contre Pétain ou Quisling. Pour Olivier Wieviorka, « les facteurs nationaux jouèrent un rôle éminent dans la naissance de la résistance ; mais dans sa croissance, la part des Anglo-Américains fut cependant éminente ». Ainsi, l’armée des ombres n’aurait jamais pu croître sans le soutien de Londres d’abord, de Washington ensuite. Les deux Alliés ont construit leur combat à l’échelle européenne, voire mondiale, « en ignorant le moule contraignant des frontières ». Les services britanniques et américains (SOE, OSS, PWE, OWI) réussirent à raisonner en termes globaux et à intégrer, non sans difficulté, les résistances nationales à une stratégie d’ensemble ce qui évita, au moins en partie, de disperser les efforts. Pour l’auteur, « privés des moyens placés à leur disposition par Londres puis Washington, les clandestins n’auraient pu ni combattre ni communiquer » (p.550).
Forces et fragilités
Les réussites de cette connexion entre les résistances nationales et les services anglais et américains sont importantes et à ne pas négliger. Nous pouvons citer les nombreux renseignements transmis tout au long du conflit, l’aide précieuse des patriotes lors de la libération afin de gêner l’occupant et de protéger les Alliés ainsi que la prise de responsabilité qui évita la vacance du pouvoir et permis d’en assurer la transition pacifique et ordonnée (malgré des débordements et dérapages).
Le livre n’en oublie pas les difficultés de connexion de ces différentes forces résistantes qui ont eu bien du mal à déstabiliser le potentiel militaire et économique ennemi. Aussi, est posée la question de l’efficacité de l’aide extérieure apportée. La faiblesse des moyens mis à disposition est à la fois liée à des difficultés purement logistiques (ex : les parachutages) mais aussi à des guerres intestines et des problèmes de management au sein des services ainsi qu’aux « œillères idéologiques » des grandes dirigeants. L’auteur cite l’antigaullisme de Franklin Roosevelt et le conservatisme de Winston Churchill qui somma à la résistance italienne de se soumettre à un roi et à un maréchal discrédités (Victor-Emmanuel III et Badoglio).
Une ou des résistances ?
Olivier Wieviorka réussit le tour de force d’inscrire les résistances en Europe de l’Ouest dans un ensemble cohérent et homogène. En effet, toutes entendaient participer à la libération de leur pays, toutes s’efforcèrent d’articuler leur action à la stratégie alliée, toutes tentèrent de mobiliser leurs concitoyens, toutes entamèrent un processus difficile d’unification. Mais, l’auteur souligne aussi la pluralité des paramètres à prendre en compte et la singularité des temporalités ainsi que des modalités d’occupation. Le poids des hommes n’a pas été le même partout. Certains dirigeants ont pu être des éléments d’unité comme de Gaulle, Christian X et Léopold III ou alors de division comme Victor-Emmanuel III. Celui de l’idéologie non plus, plus ardent en France, Belgique et Italie qu’en Norvège, Danemark et aux Pays-Bas où la résistance fut plus militaire que politique. N’oublions pas la situation géographique et la localisation des théâtres d’opérations qui purent faciliter ou non la création de maquis et attiser ou non la flamme des combattants. Enfin, Olivier Wieviorka souligne la dépendance variable à Londres ou Washington. L’absence de représentants à Londres (Danemark) ou la bonne entente entre les alliés et les gouvernements en exil comme avec la Norvège et les Pays-Bas jouèrent irrémédiablement sur la subordination ou non des partisans aux services alliés.
Ainsi, l’historien ne propose pas ici une typologie globale de ces six résistances mais montre combien il est nécessaire de « réviser à la baisse l’exceptionnalité dont chaque nation aime à se parer. (…) Chaque pays et chaque résistance nationale affrontèrent des problèmes similaires, ce qui aboutit à émousser leurs particularismes, d’autant que la politique conduite par les Anglo-Américains contribua à homogénéiser les résistances nationales » (p.554).
Pour conclure, cet ouvrage est essentiel afin de saisir la résistance en Europe de l’Ouest dans son ensemble sans nous limiter à notre seul regard national. Olivier Wieviorka pointe la singularité de chaque pays tout en construisant une grande histoire « transnationale » de la résistance. Les interactions entre d’un côté les forces clandestines et de l’autre Londres et Washington sont décrites avec minutie. Comme à son habitude, certaines « vérités » sont ainsi rétablies : les Alliés n’étaient pas omnipotents et n’ont pas tiré les fils de la résistance intérieure, les forces clandestines n’ont pu véritablement se développer qu’avec le soutien extérieur, la lutte contre le nazisme n’a pas effacé les logiques d’intérêt divergentes.
Pour les Clionautes, Armand BRUTHIAUX