A partir de l’épisode du faux hall d’immeubles installé à Graville-La-Vallée (près du Havre) en 2007 (opération visant à détourner, à l’initiative de l’OPHLM, des jeunes squattant ces espaces en leur offrant la réplique plasticienne de ce lieu dans un conteneur), Michel Lussault engage une réflexion sur l’importance de l’espace et de la spatialité dans l’organisation et le fonctionnement des sociétés. Il estime qu’un tel non-évènement contient l’intégralité des problématiques spatiales de la société française contemporaine. Les différents acteurs élaborent des stratégies de contrôle de l’espace. Même si la loi du 18/03/2003 sur la sécurité intérieure fait de l’ « entrave apportée de manière délibérée à l’accès et à la libre circulation des personnes (…) lorsqu’ [elle est] commise en réunion de plusieurs acteurs ou complices dans les entrées, cages d’escalier et autres parties communes des immeubles. » un délit passible de deux mois d’emprisonnement et de 3750 euros d’amende, le problème n’a pas été réglé. Deux modes de gouvernement spatial s’opposent : celui des « jeunes », celui des autres habitants.

L’expérience menée à Graville montre que « l’espace n’est pas seulement un contenant, mais aussi et surtout un contenu de l’expérience sociale = un ensemble de ressources et de contraintes matérielles, immatérielles, idéelles, de tailles variées qui tout à la fois entourent l’acteur individuel et que celui-ci incorpore, sous forme de schèmes mentaux, de systèmes d’idées, de normes, de prescriptions, de répertoires de pratiques. »
Michel Lussault rattache cet épisode de la privatisation croissante des parties communes d’habitats collectifs qu’il rapproche avec le désir exprimé par les Français d’être propriétaire d’une maison individuelle. De même, il replace ce phénomène de rassemblement qui vise à l’immobilité avec un élément contradictoire : le fait que nous vivions dans un monde hyper mobile.

C’est à partir de ce fait que l’auteur engage une réflexion sur la dimension spatiale de notre société et à montrer qu’à la lutte des classes a succédé la lutte des places. « Le monde contemporain a vu la lutte des places se substituer peu à peu à la lutte des classes. En effet, il est aujourd’hui essentiel pour chaque personne d’accéder à et de tenir des places, au sens large du terme. » C’est le résultat de prégnance de l’individualité. Un nouveau registre politique a toute sa place pour l’auteur : celui de la géologistique de l’habitat humain. L’auteur entend par là l’ensemble des modes d’organisation nécessaires à un opérateur pour réaliser une opération spatiale, de la plus élémentaire à la plus complexe. Elle tourne autour de six grands concepts qui se combinent de façon plus ou moins complexe : la mobilité, la cospatialité, la lutte des places, la séparation et la limitation, le filtrage, la traçabilité (qui va de pair avec la géolocalisation). Cette géologistique s’accompagne d’une éthique de la spatialité (inspirée de Michel Foucauld).

Les composantes élémentaires de la spatialité se composent de la maîtrise des métriques (la « métrise » pour Jacques Lévy, 1999), de compétences de placement et d’arrangements (capacité à trouver sa bonne place) mais aussi de compétence scalaire (capacité à appréhender la taille absolue et relative des objets spatiaux), de découpage et de délimitation de l’espace et enfin de franchissements.

Le cœur du livre tourne autour du développement des concepts-clés et tend à être plus abstrait. Fort heureusement, Michel Lussault a le souci de ne pas perdre son lecteur en chemin. Pour cela, il use d’un moyen déjà employé dans L’homme spatial. La construction sociale de l’espace humain, Seuil, 2007, 366 p : les réflexions sont illustrées par des exemples pris dans l’espace domestique ou à d’autres échelles parcourues pour l’Homme comme par des animaux (cf. la thèse de Coralie Mounet, Les territoires de l’imprévisible. Conflits, controverses et vivre ensemble autour de la gestion de la faune sauvage. Le cas du loup et du sanglier dans les Alpes françaises. 2007.) Il aime à utiliser l’actualité comme support de sa démonstration. Il montre ainsi comment des petits riens du tout peuvent faire l’objet d’une analyse géographique passionnante.

C’est ainsi que l’auteur analyse les pratiques et des enjeux spatiaux dans une cour de récréation d’une école aux Etats-Unis (Gena School) autour de l’ombre d’un arbre centenaire. L’analyse des pratiques de freezing (arrêt orchestré d’individus dans un lieu public) permet d’aborder les concepts de mobilités et d’immobilités dans notre société. De même, l’idée de franchissement prend tout son sens à l’aide de la description des procédures de queueing et de filtrage mises en œuvre pour pénétrer dans le Centre Beaubourg. L’auteur montre que, paradoxalement, la mondialisation, s’accompagne d’une multiplication des procédures de franchissements. Mobilités et ségrégation vont de paire. La description du phénomène de ségrégation est plus classique même si l’analyse de l’espace domestique qu’en fait Michel Lussault interroge nos propres modes de vie (vu comme une succession de capsules, d’espaces de vie) même si on ne vit pas dans une enclave. Il montre que la sécurisation générale des espaces s’est faite avec la bénédiction des populations. Le filtrage, la surveillance, la géolocalisation se font de plus en plus avec l’aval des personnes concernées. Le parallèle est fait avec l’enfermement cette fois-ci involontaire : prisons, camps de réfugiés, hôpitaux psychiatriques où les mêmes procédures de contrôle de flux ont cours. Nous sommes donc comme le dit Stéphane Degoutin « les prisonniers volontaires » de ce système. A cette désagréable impression, Michel Lussault propose une réflexion sur les mobilités, en s’appuyant sur la phrase de Picasso : « Si l’on voulait marquer sur un papier tous les points par lesquels je suis passé et les réunir par un trait, on obtiendrait peut être un minotaure. »

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