Issu d’une famille de négociants bordelais, royalistes et antisémites, Daniel Cordier milite à 17 ans à l’Action française et fonde à Bordeaux le « Cercle Charles Maurras ». Refusant néanmoins l’armistice, il embarque le 21 juin 1940 à Bayonne sur un navire belge à destination de l’Angleterre où il s’engage dans les Forces françaises libres. Entré au BCRA, il est parachuté en métropole le 1er août 1942 et devient le secrétaire de Jean Moulin, délégué du général de Gaulle en France. Pendant onze mois, il est le plus proche collaborateur de celui qu’il ne connaît que sous son pseudonyme de « Rex », et qu’il appelle « le patron ». Après la guerre, il décide d’oublier radicalement cette période de sa vie et se consacre au marché de l’art. En 1977, révolté par les accusations d’Henri Frenay qui affirme que Jean Moulin était un agent crypto-communiste, Daniel Cordier entame une carrière d’historien pour défendre la mémoire de son « patron ».

En possession d’une partie des archives du BCRA, il se lance dans une ambitieuse entreprise de travail historique et produit une monumentale biographie de Jean Moulin qui a renouvelé en profondeur l’historiographie de la Résistance française (Jean Moulin, l’inconnu du Panthéon, 3 vol., Jean-Claude Lattès, 1989-1993 et Jean Moulin, la République des catacombes, Gallimard, 1989). Témoin et acteur, il acquiert le statut d’historien, reconnu comme tel par les universitaires spécialistes de cette question. D’un point de vue historiographique, il incarne la critique du témoignage dont il affirme et démontre à plusieurs reprises qu’il n’est pas historiquement fiable compte tenu des fragilités de la mémoire humaine. Néanmoins, il publie en 2009 ses Mémoires de la période 1940-1943, de son refus de l’armistice à la mort de Jean Moulin, sous le titre Alias Caracalla ( http://www.clio-cr.clionautes.org/spip.php?article2479). Ce livre passionnant vient de faire l’objet d’une adaptation télévisée qui a été diffusée sur FR3 les 25 et 26 mai 2013, et dont le DVD sera mis en vente le 20 juin.

Daniel Cordier publie aujourd’hui chez Gallimard un ouvrage dont le texte est la transcription d’entretiens qu’il a eus pendant trois ans avec Paulin Ismard, historien de la Grèce antique, maître de conférences à la Sorbonne. Les questions ayant été supprimées, le texte est écrit à la première personne. Daniel Cordier retrace son parcours intellectuel, revient sur les circonstances qui l’ont conduit à se faire historien et sur les polémiques qui ont accompagné la réception de ses travaux historiques, expose les méthodes qui ont été les siennes et réfléchit sur l’évolution de ses motivations en fonction de celle de la mémoire de la résistance.

Trente années de silence

Daniel Cordier explique dans le premier chapitre les raisons de son long silence sur ses activités de résistance. Il en distingue trois principales : ne pas imiter les anciens combattants dont il estime que ceux de 14-18 avaient « empoisonné sa jeunesse » et qu’il avait fini par mépriser ; garder au plus profond de lui le souvenir d’une période de nature unique, incommunicable, le « trésor secret » de sa vie ; ne pas répondre « à tous les mensonges qui fleurissaient dans la société des années 1950 pour faire croire que la France avait été résistante », d’autant plus qu’il n’avait pas « trouvé la force de rompre avec (sa) famille » et qu’un « accord tacite » interdisait au sein de cette famille d’évoquer le passé : la mère de Daniel Cordier est morte à 70 ans sans avoir su ce qu’avait fait son fils durant la guerre.

Durant cette période, à trois reprises des mémorialistes ou des historiens sollicitèrent son témoignage, dont Henri Michel, président du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale. On est stupéfait d’apprendre qu’Henri Michel était convaincu que Daniel Cordier n’avait rien d’intéressant à dire et qu’il ne se montra pas intéressé par la proposition qu’il lui fit d’utiliser les archives du BCRA qu’il gardait à son domicile !

« Historien par accident »

Le second chapitre expose en détail les circonstances qui amenèrent Daniel Cordier à sortir de ce long silence. Le 11 octobre 1977, il fut invité à participer à une émission de télévision alors très suivie sur Antenne 2, les Dossiers de l’écran. Les participants au débat étaient tous de hauts responsables de la résistance, parmi eux : le colonel Passy qui avait été le chef du BCRA et Henri Frenay qui avait fondé et dirigé le mouvement Combat, qui s’était opposé à Jean Moulin au sujet de la constitution de l’Armée secrète de la création du Conseil national de la Résistance et qui venait de publier un ouvrage, L’Énigme Jean Moulin, dans lequel il accusait ce dernier d’avoir été « crypto-communiste ». Sur le plateau, Henri Frenay « exposa sa thèse avec autorité », développant une argumentation d’autant plus grave que Jean Moulin était accusé d’avoir dissimulé ses opinions, sa politique et ses objectifs réels, d’avoir en quelque sorte trahi ses fonctions et la volonté du général de Gaulle. Daniel Cordier réagit avec colère, mais il constata qu’il manquait d’arguments, se senti humilié et « assommé par le sentiment d’avoir trahi Moulin en (se) montrant incapable de le défendre ».

« Mon incapacité à défendre Moulin m’est apparue comme une trahison (…) De retour chez moi, une idée a surgi comme une évidence : si je ne fais rien pour lui, je suis un salaud. » Daniel Cordier prend alors conscience qu’il doit « remplacer son témoignage par des documents afin de transformer ses souvenirs en histoire ». Il constate qu’il n’a aucune formation universitaire, qu’il n’a pas d’amis historiens, qu’il n’a pas conscience « des exigences propres à l’écriture de l’histoire » mais que les archives de la mission de Moulin lui sont familières depuis qu’il a participé en 1944 à la rédaction du Livre blanc du BCRA.

Commence alors un parcours qui est celui de l’apprentissage et de l’application rigoureuse de la méthode historique et du métier d’historien : « J’entrepris donc de lire un à un tous les livres sur le sujet (…) Je me suis ensuite plongé dans les Mémoires des chefs de la résistance et de la France Libre (…) C’est alors que j’ai compris le danger des témoignages pour établir les faits et la prudence indispensable à leur utilisation (…) Mon expérience décevante des témoignages a été à l’origine d’une décision fondatrice : celle d’établir mon travail sur les seuls documents. »

« Établir mon travail sur les seuls documents »

Daniel Cordier dispose d’abord de ses archives personnelles : il avait confié à un ami qui les avait enterré, les brouillons de certains rapports et télégrammes dictés par Jean Moulin, et qu’il put récupérer en partie. Il possède aussi des documents du BCRA, emportés en 1946 lors de sa démission de membre des services secrets. Son projet initial consiste en la publication, par ordre chronologique, des documents concernant la mission de Moulin, accompagnés d’un commentaire. Mais les documents qu’il possède sont lacunaires. Il a donc besoin de consulter les archives qu’il avait lui-même classées en 1945 lors de l’établissement du Livre blanc du BCRA et qui sont désormais déposées aux Archives nationales et au Centre historique de la Défense à Vincennes, et pour lesquelles il lui faut une autorisation de consultation qui tarde à venir. Il décide alors de travailler dans les dépôts d’archives de Londres, puis il se rend à Chartres pour travailler sur l’activité du préfet Moulin en 1940. Pris désormais par « l’ivresse » de la recherche, il se plonge dans les archives de la famille de Jean Moulin puis dans les archives départementales des divers lieux de la carrière préfectorale de Jean Moulin. Il obtient finalement une autorisation exceptionnelle et partielle de consultation des archives du BCRA, mais la bienveillance et la sympathie active d’un responsable des Archives nationales lui en ouvriront bien davantage. Son travail prend alors une ampleur imprévue, et ses premières communications universitaires déclenchent de violentes mais riches polémiques. C’est toute historiographie de la résistance française qui va s’en trouver modifiée.

Biographie fleuve, polémiques et renouvellement historiographique

En 1983, Jean-Pierre Azéma et François Bédarida invitent Daniel Cordier à venir parler à la Sorbonne, à l’occasion d’un colloque organisé par l’Institut d’histoire du temps présent pour commémorer les 40 ans de la fondation du Conseil national de la Résistance. L’intervention de Daniel Cordier dure plus d’une heure, appuyée sur de nombreux documents inédits. Elle donne lieu à une table ronde, présidée par René Rémond, en présence de cinq historiens et de plusieurs hauts responsables de la résistance intérieure. Tandis que les historiens considèrent que la communication de Daniel Cordier apporte beaucoup de nouveautés sur les dissensions qui ont présidé à la constitution du CNR et sur l’hostilité des principaux mouvements à l’encontre de Jean Moulin, « ce fut une rafale de critiques des résistants », qui opposent leurs souvenirs aux analyses historiques appuyées sur des documents, et qui se montrent très hautains à l’égard de celui qui n’était qu’un petit secrétaire.

Après cinq ans de travail, en 1989, Daniel Cordier a achevé les deux premiers tomes de sa monumentale biographie de Jean Moulin. Il rédige une préface de 300 pages qui contient un document rédigé par Henri Frenay en novembre 1940, montrant très clairement qu’il avait alors une forte confiance dans le maréchal Pétain et adhérait à la Révolution nationale. La polémique prend des proportions considérables, encore accrue par la publication du tome trois en 1993. La controverse révèle une très vive tension entre résistants de l’intérieur et combattants de la France Libre. Daniel Cordier nous apprend que « dans cette controverse, Mitterrand est indirectement intervenu à plusieurs reprises pour soutenir les anciens de Combat, dont il était proche. ». Le tome 1 de la biographie faisait 900 pages, le tome 2, 800 pages, le tome 3, 1500 pages. L’éditeur s’affole et Daniel Cordier accepte la suggestion de Pierre Nora de publier un ouvrage plus synthétique : ce fut, en 1999, Jean Moulin. La République des catacombes. Daniel Cordier considère « que cet ouvrage représente l’achèvement de l’ensemble de son oeuvre d’historien ».

« Discours de la méthode »

Daniel Cordier consacre un chapitre à présenter sa méthode et sa démarche. « Le coeur de ma démarche fut toujours de m’appuyer sur les documents d’archives et non sur les témoignages des acteurs de la guerre. En refusant une histoire fondée sur les témoignages mon travail entrait en contradiction avec la façon dont les historiens, depuis la fin du conflit, abordaient l’histoire de la résistance. » Il estime que cette « soumission de l’histoire au récit des grands témoins » a produit « un nombre considérable d’erreurs » dont « l’oeuvre d’Henri Noguères, aujourd’hui oubliée des historiens, constitue à cet égard le plus bel exemple » ! Il raconte comment il lui est arrivé d’opposer à des témoins qui juraient de leur bonne foi, des documents qui prouvaient que leur mémoire les trahissait. Il insiste d’autre part sur « le rôle crucial de la chronologie » qui constitue, selon lui, « une spécificité de l’histoire de la résistance ». Il estime avoir réussi son travail en fournissant aux historiens « un invariant, la grille de la chronologie et du déroulement des faits », permettant aux historiens d’être « quasi unanimement d’accord avec l’ensemble de (ses) explications ». Il accepte l’étiquette d’historien « néopositiviste » en raison du primat qu’il accorde à la chronologie et à la citation des documents pour fonder sa démonstration. Il reconnaît avoir écrit une histoire de la résistance vue du côté de la France Libre ; mais il réfute l’accusation d’avoir été injuste à l’égard de Pierre Brossolette.

« Réinventer le genre des Mémoires »

C’est le titre que Daniel Cordier donne au chapitre consacré à l’écriture d’Alias Caracalla. Il s’agit en effet de comprendre comment le pourfendeur du témoignage en est venu à proposer le sien dans un très gros ouvrage publié en 2009. La suggestion lui en avait été faite par l’historien Jean-Pierre Azéma et son refus avait d’abord été très ferme. Trois raisons principales le firent changer d’avis : compléter en témoin le travail de l’historien qu’il était devenu, en restituant « sans fard », « la violence » des échanges entre Jean Moulin et les chefs des mouvements de résistance et ainsi « éclairer les historiens » ; « livrer un témoignage qui restitue la foi de la jeunesse confrontée à des événements catastrophiques (…), rendre hommage aux soldats civils de la France Libre, restés des inconnus » ; retracer l’itinéraire politique d’un jeune bourgeois d’extrême droite que les circonstances de la guerre conduisirent vers la gauche démocratique, et plus particulièrement analyser la progressive disparition de son antisémitisme.

Daniel Cordier rédigea d’abord un manuscrit de plus de 2500 pages qui racontait l’ensemble de son existence. Sur les conseils de son éditeur, il resserra le récit sur les années 1940-1943 et il choisit la forme littéraire originale du Journal qui « permettait de rendre compte de la temporalité très particulière dans laquelle se déployait notre guerre ». Il s’appuya sur le journal intime qu’il avait tenu jusqu’au 20 juin 1942, jour de son parachutage en France et décida de continuer sous cette forme la rédaction de ses Mémoires, ce qui lui permettait de « restituer la vie de la résistance dans sa quotidienneté, et parfois sa banalité ». Pour remplir ce journal « inventé » il utilisa sa mémoire, les journaux ou les Mémoires de guerre de certains de ses camarades, mais aussi les documents qui avaient servi de base à son travail d’historien. Il accorda « une importance primordiale aux décors » et se rendit sur les divers lieux qui avaient été ceux de son activité de résistant : Bordeaux, Lyon, Londres etc. Soucieux de la précision du récit, il choisit de reconstituer des dialogues, qui d’ailleurs étaient souvent des monologues de Jean Moulin dont il était l’auditeur muet : « Il était mon patron, et une part essentielle de lui-même demeurait inaccessible ».

« Une vie n’est que ce qu’elle fut »

Les dernières pages du livre sont les plus intimes et les plus émouvantes. Elles nous confirment l’immense admiration et l’intense dévouement de Daniel Cordier à l’égard de Jean Moulin et de sa mémoire et nous révèlent ce qui le fait agir aujourd’hui, à près de 93 ans.

« J’étais la seule personne qui détenait sa liberté entre ses mains. À 70 ans de distance, je reste étonné par le point de départ de notre rencontre : qu’il se soit adressé à un jeune inconnu d’extrême droite pour lui remettre les clés de son existence ! »

« Alors que, dans mes premiers ouvrages, j’aspirais à défendre la mémoire de Jean Moulin, c’est peu à peu le souvenir de l’ensemble de mes camarades, dont la plupart sont morts aujourd’hui, qui m’a incité à poursuivre l’entreprise (…) Parce que ma génération s’efface, je veux être fidèle au souvenir de mes camarades et témoigner jusqu’à la limite de mes forces de ce que furent leur solitude et leur martyre. »

« Je demeure persuadé d’une chose : mon engagement dans la France Libre et, quarante ans plus tard, les trente années que j’ai consacrées à l’écriture de cette histoire sont les deux périodes de mon passé que je recommencerais à l’identique si j’en avais la possibilité. »

© Joël Drogland