La construction du canal de Suez et la culture industrielle du coton en Égypte entraînent sur les routes d’Orient paysans affamés de Sicile, comme pilleurs de tombes en mal de découvertes, rêveurs solitaires (Rimbaud) en mal d’exotisme ou saint-simoniens à la recherche de terrains expérimentaux.
Ce livre est une méditation sur l’histoire, une réflexion lumineuse qui nous fait découvrir et comprendre la Méditerranée, à l’articulation des mondes…
Entre anciennes échelles du Levant, utopies industrielles et colonisation, entre l’ouverture de la ligne du PLM et l’inauguration de la statue de la Liberté, avec, en toile de fond, le rêve épique d’Homère qui inspire ces récits.
Professeur à l’université de Provence, Robert Hilbert est un historien de l’Égypte moderne qui s’interroge dans ce texte très court, mais superbement rédigé sur cette idée d’articulation du monde incarné par les grands canaux transe maritimes ou transocéaniques.
Particulièrement stimulante intellectuellement cette réflexion sur des lieux, ici les grands canaux construits après la deuxième moitié du 19e, nous amène à nous interroger sur l’ouverture au monde, tel que nous le voyons se dérouler en direct en ces temps de mondialisation. La Méditerranée, voie de communication pour les Phéniciens et les Grecs, lac romain, mer arabe, route maritime à péage génoise et vénitienne, résume à elle seule ce que peut être la première mondialisation.
Mais le texte de Robert Ilbert va très au-delà de ce que l’on peut considérer ici comme des banalités. Ce sont les articulations de ce monde qui nous intéressent ici. Plus peut-être que les articulations, on préférerait employer le terme de points nodaux. Dans ces espaces très précis, d’échanges et de contacts, en partie étrangers à leur environnement proche, se nouent des lignes de force.
Fragmentée et disloquée
Dans la première partie, miroir du monde, là où Hérodote ne voyait qu’une « mare aux grenouilles », l’historien voit un parcours obligé, celui des élites du monde entier, le cadre où l’on se ressource au berceau de notre civilisation. La Méditerranée source originale constamment disloquée et fragmentée, suscite toujours autant d’intérêt.
En effet, la mer Méditerranée qui était apparue comme un lien de civilisation pendant l’Antiquité, était devenue, avec la montée en puissance de l’islam pendant tout le Moyen Âge et jusqu’à l’époque moderne une barrière, en tout cas un milieu hostile. La lucidité des saint-simoniens qui se trouvaient dans l’entourage de Louis-Napoléon Bonaparte les a amenés à concevoir la Méditerranée à nouveau comme un lien entre différents espaces. Et on retrouve ici la genèse du canal de Suez. Passer de la Méditerranée à la mer rouge et finalement rejoindre l’océan Indien était bien entendu pour l’empire britannique un atout considérable pour le contrôle de la route vers l’empire des Indes, mais c’était aussi et surtout un lien de découverte vers des civilisations encore peu connues.
Dans la deuxième partie, intitulée «terres marines», l’auteur évoque la geste coloniale qui commence à partir de 1850. Autour de la célèbre route des Indes tout s’est joué en plaçant la question des détroits, des Dardanelles à Suez, au centre des enjeux.
C’est bien cette mondialisation qui a pu se dérouler grâce à la politique de la canonnière qui est évoquée ici. Ce sont aussi les libéraux qui ont imposé le libre-échange comme ce fut le cas en Chine avec le traité de Nankin exigé par les Britanniques en 1842 afin de pouvoir commercer dans tout l’empire.
Ce sont ces mêmes libéraux qui, à partir des États-Unis forcent l’empire japonais à commercer avec l’Occident.
Le jeu des empires rivaux se déroule aussi bien dans le Caucase, avec l’affrontement Anglo-britannique, qu’au Moyen-Orient avec le jeu de rivalités franco-britanniques à propos du canal de Suez.
L’Angleterre qui s’était désintéressée du projet de Ferdinand de Lesseps rachète en une nuit la moitié des actions de la compagnie du canal pour satisfaire d’abord les sociétés de transport à commencer par la compagnie des Indes, aujourd’hui connue sous le sigle P&O. (Péninsular and Oriental Company).
Le retour des comptoirs
La mondialisation de cette époque voit le retour des comptoirs, d’un monde d’archipels basé sur des points d’appui insulaires et péninsulaires. D’un certain point de vue, on pourrait trouver autour des grandes plates-formes multimodales du monde d’aujourd’hui un certain nombre de similitudes avec la situation antérieure. Mais la fibre optique a remplacé en partie les contacts humains dans les bouges près des ports ou dans les grands palaces de style oriental où l’on consommait brandy et danseuses du ventre…
Enfin, dans la troisième partie, intitulée : « à la jointure » l’auteur traite des territoires. Tout d’abord, dominant la Méditerranée orientale cet empire ottoman, de plus en plus souvent appelé l’homme malade de l’Europe, ce qui clairement le situe en Europe d’ailleurs. Dans cet empire ottoman, société de privilèges fonctionnant essentiellement sur le principe du statut personnel, statut personnel défini par les règles propres à chaque religion, les questions territoriales apparaissaient comme secondaires.
La mutation de l’empire ottoman, la plus importante, a été le passage à l’idée de nation. Mais il s’agissait alors de nations « communautaires ». Ainsi sont apparues à l’intersection de l’empire ottoman et des impérialismes européens naissants de véritables points d’appui, que l’auteur appelle les villes champignons, qui rappellent clairement les échelles du levant.
Alexandrie en a été sans doute les plus beaux et les plus attachants des exemples. Mais il y avait Marseille aussi. La colonisation, avec la démarche visant à conquérir, au-delà de pu au-delà des points d’appui, des territoires, a détruit cet édifice fragile.
À partir de ce moment-là, pour reprendre l’exemple cité par l’auteur, la possibilité de faire cohabiter dans la même ensemble politique grecs ou arméniens orthodoxes et turcs musulmans sunnites devenait impossible. On retrouve également ici les racines de la tragédie arménienne.
Alors oui, au final, plusieurs auteurs l’ont d’ailleurs souligné, il manque en Méditerranée orientale un ensemble politique, peut-être fédéral, permettant de constituer comme une sorte de contrepoids aux États de l’union européenne du sud de la Méditerranée occidentale, France, Italie, Espagne, Portugal, et aux grands pays du Maghreb, qui disposent d’une homogénéité ethnique et religieuse dont les pays des Méditerranée orientale sont privés.
C’est donc à ce voyage que nous invite l’auteur ; devant les bateaux du port d’Alexandrie, sur les rives du canal, entre Ismaïlia et Suez, entre Smyrne et Rhodes, on s’imprègne ainsi du souffle de cette première grande mondialisation, de cette odeur de mer et du goudron des calfatages, de ces puissants remugles de fonds de cales qui sont les senteurs du monde…
Bruno Modica © Clionautes
Professeur à l’Université de Provence, Robert Ilbert est historien de l’Égypte moderne, fondateur de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme (Aix-en-Provence) et de l’Institut méditerranéen de recherches avancées (Marseille). Robert Ilbert est l’auteur de très nombreux articles scientifiques et de divers ouvrages sur l’Égypte contemporaine et la Méditerranée. Son ceuvm principale s’intitule Alexandrie 1830-1930 (IFAO, Le Caire, 1996, 2 vol.).
Illustration de couverture : Le colosse de Rhodes, in Lucien Augé, Voyage aux Sept Merveilles du monde, Librairie Hachette et Cie, Paris, 1878.
La série Actes Sud `Bleu » s’inscrit dans le travail éditorial
de la revue La Pensée de midi