C’est un aspect méconnu de la Grande Guerre, avec comme thématique forte : la construction de la haine de l’autre que traite ici Juliette Courmont.
La Grande Guerre a manifesté de grands progrès dans l’art de tuer et dans l’art de conduire à la haine absolue de l’autre. En témoignent les rumeurs et les théories qui ont circulé et se sont amplifiées sur l’odeur des Allemands. Cet ouvrage collecte les signes multiples de cette intolérance dans les sources d’époque : presse, lettres et témoignages de combattants.
Dans les témoignages troublants recueillis par l’auteur, on retrouve très souvent ces comportements scatophiles, souvent observés dans les maisons occupées lors des premiers temps de l’invasion.
Dès la première année de la Grande Guerre, l’idée se répand chez les Français qu’une odeur nauséabonde accompagne l’ennemi. Présente dans le sillage des troupes, elle imprégnerait les lieux occupés par les Allemands bien au-delà des déjections par lesquelles ils semblent marquer leur présence. Pour certains, elle infesterait même leurs cadavres.
Aberrante au premier abord, la dénonciation olfactive de l’ennemi est trop présente pour être mise sur le compte de l’égarement de quelques-uns. On mesure à la lecture d’écrits intimes, de correspondances et de la presse que la puanteur allemande n’est pas un objet de propagande, mais un préjugé ancré auquel le monde scientifique apporte sa caution.
Ces préjugés seront corroborés par un médecin reconnu, le Docteur Edgar Bérillon, qui interprète le mystère de la mauvaise odeur allemande comme le résultat d’une absence de contrôle des affects entraînant une sudation surabondante.
Les explications sont nombreuses, associant « caractères de race », alimentation spécifique, malignité intrinsèque du caractère, sudation surabondante, etc.
Avec une certaine « fascination » l’auteur traite dans le détail les phénomènes qui conduisent au développement de ces préjugés: La dénomination des rations alimentaires de l’armée allemande, le pain KK, permet les rapprochements que l’on imagine.
Parmi les comparaisons les plus fréquences l’assimilation du « boche » au cochon, animal méprisable forcément, sale, omnivore et glouton. Mais dans certaines de ces caricatures de guerre le cochon se défend, et proteste énergiquement contre les préjugés dont il s’estime victime.
Cette « puanteur » de l’ennemi se retrouve aussi dans les odeurs de décomposition. Le cadavre allemand pue davantage que celui du bon français, ce qui reste évidemment à démontrer.
Au-delà du cas étudié, ce livre original montre comment la « science » contribue à alimenter la détestation de l’autre et comment une « racialisation » du conflit se met en place.
En effet, s’appuyant sur des enquêtes et des comparaisons de prélèvements, le Docteur Edgar Bérillon interprète le mystère de la mauvaise odeur allemande comme le résultat d’une absence de contrôle des affects entraînant une sudation surabondante. Il s’agit, selon ce médecin reconnu, d’un caractère de race qui trahit l’essence animale de l’adversaire.
Pendant la Première Guerre mondiale, la caution scientifique apportée à la réputation de pestilence allemande par les travaux du docteur Bérillon a participé à l’élaboration des représentations françaises de l’ennemi. Dans quelle proportion ? Nous ne le saurons jamais vraiment, seules les traces laissées par une partie de ces influences nous étant accessibles.
Les travaux de Bérillon sont rapidement connus. Leur auteur est en effet un publiciste acharné, comme la large diffusion de La Bromidrose fétide de la race allemande permet de le constater.
Ces thèses sont exposées le 23 avril 1915 à la Société de médecine de Paris, et publiées dans le Bulletin des Armées de la République du 8 au 10 juillet 1915.
La Bromidrose devient donc très vite un discours médical en soi, qui échappe à Bérillon. Suivi par ses confrères dans ses conclusions germanophobes, les discussions qui suivent ses interventions donnent même l’impression du consensus, comme à la Société de médecine de Paris où les échanges lui sont très favorables.
L’un de ses confrères affirme même:
«Il est évident que ce sont les toxines qui s’éliminent par les glandes sudoripares et cela peut contribuer à leur donner une odeur spéciale. Quoi qu’il en soit, il est certain que la question mérite d’être étudiée ; et pour mon compte, je remercie M. Bérillon de nous l’avoir présentée.»
La « racialisation » du conflit se met en place et se discours va prospérer pendant tout le XXe siècle.
Ce livre original apporte ainsi une contribution importante à une anthropologie historique de l’altérité, voire de la haine.
Juliette Courmont agrégée d’histoire-géographie, enseigne en lycée et est Doctorante à l’Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales. Ses travaux, menés dans le cadre de l’EHESS, ont reçu en 2008 la mention spéciale de la Société française d’histoire de la médecine.