Pièce maîtresse du roman national, la prise de la Bastille est à coup sûr l’épisode le plus célèbre de la Révolution française. Mais l’ombre portée de ce puissant mythe fondateur a pratiquement occulté de la mémoire historique l’étonnante aventure de la démolition de la vieille forteresse, qui débute dès le 14 juillet au soir à l’initiative d’un audacieux entrepreneur en bâtiments dénommé Pierre-François Palloy (1755-1835). C’est à la découverte de cette authentique épopée et de ses retombées, qui concourent à façonner la mythologie du 14 juillet, que convie ce petit livre, porté par une écriture à la fois aisée et précise. Il en résulte une synthèse très réussie, qui met pleinement à la portée du grand public le savoir exigeant d’une spécialiste maîtrisant totalement son sujet.
Avant même sa chute, l’aura mystérieuse et effrayante de l’édifice, symbole odieux de l’arbitraire de l’absolutisme royal, en avait fait un des repoussoirs du siècle des Lumières. Dès l’Ancien Régime, plusieurs projets ont donc déjà popularisé le thème de la destruction de la vieille prison médiévale, réprouvée tout à la fois par la vertu philosophique des Lumières et par les idéaux nouveaux de la restructuration urbanistique. L’émeute urbaine du 14 juillet 1789 fait donc office de commutateur. En s’emparant des lieux et en les dépossédant de leur fonction, elle permet de radier de la topographie parisienne ce qui est devenu une immense anomalie monumentale.
Une gigantesque démolition
Le génial coup de culot de Palloy se révèle payant. Le jeune entrepreneur parisien fait légitimer son mandat de démolisseur autoproclamé par le titre d’inspecteur général du chantier que lui confère la municipalité. Le personnage du «Patriote Palloy» (ainsi signe-t-il ses épitres) ne manque pas de relief : organisateur doué et homme de réseaux, ce génie de l’autopromotion parvient à se forger la stature d’un homme public reconnu grâce à son activisme polyvalent, en marge de toute légitimité institutionnelle et sans avoir jamais exercé de responsabilité politique notable.
La démolition de la Bastille est un chantier public. Même s’il réussit à en capter la supervision, Palloy n’est qu’un prestataire de service. L’entreprise est démesurée à plusieurs égards. L’effort dure 96 semaines en mobilisant une moyenne de 800 employés par jour. Il nécessite un engagement financier gigantesque : le coût de la démolition approche le million de livres. La seule recette susceptible d’atténuer ce coût provient de la revente, bien moins fructueuse que prévu, des matériaux récupérés durant la destruction. Une partie des débris est d’ailleurs réemployée dans les travaux publics en cours dans la capitale : c’est ainsi que le pont de la Concorde est achevé en pierres de la Bastille.
Ce chantier de grande ampleur représente un pôle majeur d’embauche dans la capitale. Le rythme du travail est modulé et l’arasement prolongé en fonction des enjeux d’image du patriote Palloy et de la thérapie sociale du chômage pilotée par la municipalité parisienne.
Un lieu de travail et un haut-lieu de la vie parisienne
Les sources comptables conservées permettent d’ausculter l’anatomie détaillée du chantier : personnel, outillage, logistique, fonctionnement quotidien, organisation du stockage, du toisage et de l’évacuation des matériaux de démolition sont ainsi décortiqués. La gestion comptable de Palloy est pourtant approximative sur certains points. Les pièces justificatives sont en partie absentes, et il n’est pas inconcevable que l’entrepreneur ait habilement détourné une fraction de la main d’œuvre au profit de ses contrats privés. Car, si la Bastille est le corps principal de l’activité supervisée par Palloy, ce dernier mène aussi en parallèle des chantiers publics et privés de bien moindre envergure. Par souci de préserver l’ordre public, l’inspecteur général a toutefois assumé les échéances de paye des employés de la Bastille non honorées dans les délais par le donneur d’ordre, en effectuant des avances sur ses fonds propres.
De fait, le bon ordre des lieux est un impératif nécessaire, tant le démantèlement de la Bastille devient un point d’attraction de la vie publique parisienne. Il en résulte des troubles et des trafics, des difficultés de circulation et des conflits d’usage. Les responsables des travaux doivent mettre en place un dispositif de contrôle qui réglemente l’entrée sur le site par la délivrance de cartes d’accès.
Lieu de sociabilité, de vie mondaine et d’activité civique, le chantier de la Bastille attire des foules de promeneurs et d’hommes publics, de badauds et de fêtards. Des démolisseurs bénévoles viennent faire acte de foi patriotique en participant quelques instants aux travaux. Certains de ces ouvriers amateurs sont des « illustres » comme Beaumarchais et Mirabeau. La fascination préromantique pour la poétique des ruines, dont le minutieux talent d’Hubert Robert témoigne à travers une série de tableaux, nourrit la curiosité publique. Profitant de l’attraction touristique de leur chantier, les ouvriers s’improvisent guides de visite. Accueillant commémorations, bals, fêtes et défilés, la forteresse en voie de disparition se cristallise ainsi en lieu de mémoire.
L’édification d’un mythe
Palloy est le promoteur créatif et inlassable de l’imagerie de la Bastille. Avisé commerçant des reliques de la tyrannie, il invente toute une gamme d’objets du culte, ex-voto de la liberté conçus comme les supports d’une pédagogie mémorielle. Il offre aux autorités nationales, parisiennes et départementales des maquettes souvenir sculptées dans des moellons de la prison (un de ces spécimens peut être admiré au Musée Carnavalet), ainsi que des médailles commémoratives frappées sur des plombs ou des fers de récupération provenant également des vestiges. Il tient boutique de souvenirs, orchestrant une abondante production commémorative d’estampes, bijoux, tabatières, statuettes, dominos et autres cartes à jouer… Leur iconographie met en scène le démantèlement des ruines comme métaphore de la victoire du peuple sur le despotisme royal. Parallèlement, l’entrepreneur constitue en 1790 un cercle de fidèle à sa dévotion, les «Apôtres de Palloy», chargés d’exercer un double rôle de gardiens du temple et de missionnaires du mythe de la Bastille en province.
La portée de cette stratégie de communication au service de la notoriété personnelle de l’entrepreneur dépasse largement ce but. Elle permet la diffusion d’une nouvelle sacralité patriotique qui réinterprète les événements sanglants du 14 juillet et revisite la symbolique de la Bastille et de sa démolition. Au rythme de la destruction mobilière de l’édifice, une construction mythologique se forge. Or, la reconversion de l’emplacement est laborieuse. Les projets de monument commémoratif se succèdent. Plusieurs sont élevés ou ébauchés : une fontaine à l’Égyptienne, l’Éléphant de Gavroche, et pour finir la Colonne de Juillet. Cette difficulté à remodeler le site reflète les mutations d’une mémoire symbolique qui déconnecte le cadre spatial, la date commémorative et l’événement fondateur. Au terme de cette logique, le rite de la célébration républicaine du 14 juillet est libéré du souvenir de la Bastille et du peuple insurgé qui l’a renversée.
C’est finalement un panorama bien plus vaste que la seule chronique des coups de pioche des démolisseurs que dévoile la lecture à la fois savante et plaisante de l’ouvrage d’Héloïse Bocher. De l’histoire militaire et carcérale de la Bastille au récit de sa prise par l’émeute populaire, de la destruction de la forteresse au commerce de ses reliques, des réalités du monde parisien du bâtiment aux glissements de sens qui ont affecté le lieu de mémoire et l’instant fondateur du 14 juillet 1789, ce tour d’horizon complet s’appuie sur un appareil critique solide, des sources détaillées, un travail d’édition irréprochable et un choix iconographique de belle qualité. Le roman matériel de la Bastille qui s’y révèle est donc, à bien des titres, tout aussi palpitant que sa légende officielle…
© Guillaume Lévêque