La première partie de l’ouvrage traite de ce bouillonnement des années 1960, dans cette France des 30 glorieuses, gaulliste et productiviste. La vision que l’on pouvait avoir de l’agriculture était celle d’un monde immobile, clairement conservateur, qui avait su trouver chez le fondateur de la Ve République l’incarnation d’un ordre social basé sur le bon sens paysan.
Rien n’est plus faux en réalité que cette vision qui paradoxalement a pu être entretenue par les ancêtres des écologistes et environnementalistes actuels.
Le monde paysan a dû dans les années 1960 réussir sa mutation, passant de l’agriculture traditionnelle qui n’assurait pas au pays son autosuffisance alimentaire, faut-il le rappeler, au productivisme agricole. Il y a eu véritablement dans ces années de la haute croissance une véritable révolution. Cela a été favorisé par l’arrivée, comme cela a pu se produire sur les bancs des universités, de la génération du baby-boom. Le monde rural n’était pas, contrairement aux apparences, ce monde immobile, géré par quelques notables et grands propriétaires terriens, mais un territoire où des organisations de jeunesse , notamment liées à l’action catholique se développaient. Cet engagement militant avait peu à voir avec la Pastorale, au sens religieux du terme s’entend, mais avait pour vocation d’animer l’espace rural et peut-être d’offrir aux enfants d’agriculteurs d’autres perspectives que la reprise à l’identique de l’exploitation familiale.
Dans ce mouvement organisé à partir de la jeunesse agricole chrétienne, l’auteur insiste sur la présence des femmes, ce qui n’est pas forcément évident. Les jeunes paysans ne constituent d’ailleurs pas un monde à part, mais il est aussi touché par la contestation, même si ceux que l’on a pu appeler « gauchistes » sont très marginaux. Au-delà d’une présence organisée, c’est plutôt une influence que ces mouvements contestataires exercent, et on retrouve cela chez les éleveurs, mais également chez les vignerons, qui retrouvent rapidement leurs réflexes de 1907.
Entre 1961, jusqu’en 1976, les comités régionaux d’action viticole, mènent de véritables actions commandos contre les structures de l’État, et les installations des négociants accusés d’importer des vins d’Italie et d’Algérie en grande quantité.
On retrouve de la même façon des mobilisations de ce type à propos des prix, que ce soit la viande, déjà le porc, le lait, mais aussi les primeurs, en Bretagne. Bien avant le printemps 68, des luttes massives et répétées en particulier dans l’Ouest et le Languedoc-Roussillon se sont déroulés.
Lors des événements de Mai-68, alors que l’on a les yeux rivés sur le Quartier latin, et sur Boulogne-Billancourt, des interactions ont lieu, en lien direct avec la contestation sociale qui se développe dans le pays. Toujours dans l’Ouest des convergences peuvent avoir lieu, comme des distributions de lait aux grévistes organisées par les jeunes agriculteurs a Caen. Des agriculteurs avec des tracteurs se joignent parfois à des défilés interprofessionnels. Cela semble pourtant spontané car l’étude minutieuse que mène Jean-Philippe Martin sur les documents internes des fédérations départementales de syndicats d’exploitants agricoles montrent à l’évidence que les dirigeants « institutionnels » de ces structures, avaient davantage une démarche opportuniste, qu’une appétence particulière pour l’idéal de transformation sociale dont les événements de mai 68 étaient porteurs.
Cela n’a pas empêché une floraison de revues, plutôt confidentielles, développées essentiellement par le courant maoïste, qui voyait dans la mobilisation paysanne une réédition du bloc des quatre classes, de la révolution chinoise. Il est vrai que nous étions alors dans cette illusion que la révolution culturelle pouvait représenter aux yeux d’une bonne partie de l’intelligentsia française.
Plus réaliste peut-être, le parti socialiste unifié lui aussi s’est intéressé au monde paysan, mais sans véritablement réussir à s’y implanter. Le livre choc du leader paysan Bernard Lambert, préfacé par Michel Rocard, a suscité de nombreux débats. Publié en 1970 aux éditions du Seuil, « les paysans dans la lutte des classes », anticipait déjà la dépendance du monde rural à l’égard des firmes et des grands groupes coopératifs. Bouillant leader, Bernard Lambert organise le groupe dit des « paysans–travailleurs », et des sujets que l’on n’aurait pu imaginer dans les amphithéâtres, sont également débattus lors de ces journées d’Orléans en mai 1972. La tactique syndicale, la famille, les relations dans le couple, l’exigence d’une sexualité libérée, la critique du travail ou de la société de consommation.
L’auteur explique ce bouillonnement par une forme de contestation spécifiquement rurale, à l’encontre des notables, de la propriété souvent nobiliaire. La culture se met au service de la contestation, et l’on retrouve ce phénomène qui commence à se développer dans l’Ouest, en Languedoc, avec le théâtre de la carrière, qui lui reprend à son compte les mobilisations
des jeunes vignerons.
La grève du lait en 1972 pu être considérée comme exemplaire, il s’agit de résister à la transformation significative du marché du lait, avec les effets de la concentration des entreprises de transformation et de distribution. Des opérations coup de poing ont lieu dès le début des années 1970, avant que ne se développe en mai 1972 une véritable action de blocage des moyens de collecte. La question du prix du lait est évidemment centrale, et on y retrouve le rôle des femmes, central au moment de la traite, et qui s’investissent tout particulièrement dans la mobilisation.
Entre 1970 et 1976 dans ce que le géographe Raymond Dugrand appelait alors le bas Languedoc viticole a lieu la guerre du vin qui a mobilisé toute une région, et qui a d’ailleurs contribué au développement d’un mouvement que l’on appellerait aujourd’hui identitaire, mais que l’on qualifiait alors de régionaliste. Il convient de rappeler que le Languedoc représente le plus grand vignoble du monde, en termes de superficie, avec une très large part consacrée à la production de vins de table à partir de cépages hybrides qui avaient été implantés lors de la crise du phylloxéra. Plusieurs manifestations ont pu avoir lieu, et ont été particulièrement violentes. L’auteur de ces lignes y a d’ailleurs participé. Au côté de leaders viticoles issus des centres départementaux de jeunes agriculteurs, on trouve surtout des fils de vignerons, faisant parfois leurs études dans les universités montpelliéraines ou toulousaines. Des rassemblements sont organisés avec des objectifs symboliques, comme la chambre de commerce de Sète, le port pinardier où étaient débarqués les vins d’Italie, le consulat de ce pays en Montpellier, la chambre d’agriculture.
Des armes de chasse, des boules de pétanque remplies d’explosifs agricoles, des frondes avec des boulons sont utilisées contre les forces de l’ordre. Cela conduit en mars 1976 à la fusillade de Montredon , près de Narbonne. Un commandant de CRS et un vigneron sont tués. La manifestation géante du 29 avril 1976 constitue une sorte d’apothéose de ce mouvement qui au final se retrouve isolé. Même si le 24 décembre 1976, le ministre de l’agriculture de l’époque, Christian Bonnet, parle d’affreuse bibine à propos des vins du Languedoc, la mobilisation retombe. Différentes mesures mises en œuvre les années suivantes permettent une modernisation du vignoble, ainsi que de généreuses primes à l’arrachage, qui marquent le début de la longue mutation de cette viticulture, aujourd’hui productrice de vins de qualité, qui restent toutefois accessibles en termes de prix. Le cépage Aramon qui pissait la ligne avec de forts rendements joue aujourd’hui un rôle anecdotique, remplacé dans les plantations par le Merlot, le Chardonnay, la Syrah, le Viognier et bien d’autres qui avaient disparu lors de la crise du phylloxéra, à la fin du XIXe siècle et qui reviennent en force.
La réorganisation du réseau de caves coopératives, avec des fusions, et la constitution de maisons de négoce qui en sont issues, au début des années 90 permet à la viticulture languedocienne, de tirer en partie son épingle du jeu, y compris sur les marchés à l’exportation.
Participant, comme une bonne partie de la jeunesse scolarisée, étudiante notamment, de la mobilisation à propos du camp du Larzac, à proximité de Millau, Jean-Philippe Martin ne pouvait pas évacuer ce chapitre un peu particulier des mobilisations paysannes qui s’inscrivaient dans la continuité des mouvements issus de mai 68. En octobre 1971, le ministre de la Défense nationale, Michel Debré, qui sera également très contesté par la jeunesse lycéenne, lors de sa tentative de réforme des sursis pour le service militaire, avait confirmé la décision d’agrandissement du terrain de manœuvre qui y est situé. À partir de mai 1971, l’extrême-gauche s’empare de ce mouvement, tandis que les paysans menacés d’expropriation décident d’entrer en résistance. Contrairement à ce qui a pu se passer à Notre-Dame des Landes, ces actions, sans doute avec l’influence de Lanza del Vasto, disciple de Gandhi et apôtre de la non-violence, sont restés pacifiques. De grands rassemblements, de véritables foires de tout ce que l’extrême-gauche pouvait compter comme groupuscules, et groupes organisés, ce sont tenus en 1973 et 1974. Venu rendre visite aux manifestants après sa défaite aux élections présidentielles, François Mitterrand a d’ailleurs été pris à partie, par des maoïstes, du PC(R)ML Pour ceux qui s’intéressent à l’archéologie politique de l’extrême gauche, c’était une scission du parti communiste marxiste léniniste de France lui même issu de la scission gauchiste des jeunesses communistes en 1966 et protégé par un groupe spontané d’autres militants. J’ai d’ailleurs reçu, pour l’occasion, une bouteille qui lui était destinée, sur la tête.
Il faudra attendre la victoire de François Mitterrand aux élections présidentielles de mai 1981, pour que le projet d’extension du camp militaire du Larzac soit abandonné. Paradoxalement aujourd’hui, une bonne partie de la population qui sans doute manifestait dans les années 1970, accueille plutôt favorablement l’installation de troupes de la Légion étrangère et d’autres unités qui se livrent à des manœuvres, du côté de ce hameau emblématique qui portait le nom de « la Cavalerie ».
Au passage, alors qu’ils ont largement dépassé la cinquantaine, les mêmes jeunes vignerons qui affrontaient les forces de l’ordre lors de la guerre du vin, se sont transformés en gestionnaires avisés dans le mouvement coopératif, mais aussi dans le négoce qui en est issu. Ceux qui dénonçaient l’exploitation des terres du Languedoc dont ils refusaient qu’elles deviennent « le bronze – cul de l’Europe », animent aujourd’hui des offices de tourisme, gèrent des réseaux de chambres d’hôtes et proposent des circuits d’œno-tourisme , comme dans les châteaux bordelais.
Il faut lire ce livre car il permet de comprendre les racines de la crise actuelle du monde agricole. 40 ans plus tard, une bonne partie des problématiques qui étaient posées alors se retrouvent. Le temps des communautés, issu du mouvement hippie, des années 60 est évidemment terminé, et il n’est pas sûr que les Zadistes actuels fassent preuve du même engagement. Ce qui est surtout significatif, c’est surtout la diffusion à une échelle de masse, peut-être avec une logique marchande d’ailleurs, des exigences qui étaient alors posées comme force de transformation sociale dans les années 70. Une agriculture saine, respectueuse de l’environnement, apportant une juste rémunération au producteur, on peut lire cela dans les différentes sources citées par Jean-Philippe Martin. Et bien entendu, cette évocation du passé permet, pour reprendre sa dédicace, de dessiner l’avenir.