« Ils [le Peuple] pensent que ces habitants de Tucson écrivent des articles et racontent leur propre histoire. Les Apaches, eux n’ont personne pour raconter leur histoire. » déclarait en septembre 1871 un chef apache lors d’une rencontre de négociation avec l’Innaa (l’Ennemi, ici les représentants de l’armée et du Board of Indian Commissionners) après le massacre de Camp Grant : à l’aube du 30 avril 1871, dans le canyon d’Aravaipa en Arizona, plus de 140 Apaches, en majorité des femmes et des enfants, furent assassinés par une troupe d’Indiens Tohono O’odham, de Mexicains et d’Américains. Ce carnage fit l’objet d’un procès en décembre 1871, à la fin duquel les accusés furent tous acquittés.

La New Western History

Raconter cette histoire des Apaches est une des tâches que s’est donnée Karl Jacoby, docteur en histoire (Yale, 1995), enseignant à l’université de Columbia (New York), spécialiste de l’histoire de l’Ouest américain et de la frontière américano-mexicaine, ainsi que d’histoire des Amérindiens (le livre qui nous intéresse ici est une traduction de Shadows at Dawn : A Borderlands Massacre and the Violence of History, Penguin Press, 2008) et d’histoire de l’environnement (Crimes against Nature : Poachers, Squatters, Thieves, and the Hidden History of American Conservation, University of California Press, 2001). Ses recherches s’inscrivent pleinement, comme en témoignent ses remerciements, dans la New Western History, dont on trouvera une présentation dans la thèse de Nathalie Massip, La « Nouvelle Histoire de l’Ouest » : historiographie et représentations, Toulouse II – Le Mirail, 2011 et dans un article de la même auteure : « La « Nouvelle histoire de l’Ouest ». Ré-interprétation, transmission, réception », Cercles 24, 2012

Karl Jacoby revient sur son projet à la fin de l’ouvrage :

« … l’interprétation dominante du passé jouit souvent de son statut non pas en raison de sa valeur historique intrinsèque mais en raison de la domination sociale de ses avocats. Après tout, c’est en raison de leur accès à la page imprimée et de leur capacité à fonder une société historique qu’Oury et ses compagnons pionniers purent propager leur récit justificateur de l’ « affaire de Camp Grant », récit qui supplanta non seulement ceux des rescapés nnēē du massacre mais aussi ceux des participants à l’attaque mexicano-américains et tohono o’odham. Un processus similaire s’imposa dans tout l’Ouest américain au XIXe siècle. A mesure que les colons anglo-américains occupèrent une position de plus en plus centrale dans toute la région, leurs faits et gestes constituèrent la seule histoire de l’Ouest, conservée par d’innombrables discours, publications et sociétés de pionniers. Si ce processus de conquête et de célébration ne parvint que rarement à réduire les autres communautés au silence, il reléguait bien souvent leurs versions du passé à l’arrière-plan, ou remettait même en question la valeur historique de ces autres récits.
Reconnaître ainsi que l’histoire reflète souvent la domination sociale ne nie pas la valeur de l’entreprise historique. Bien au contraire, au mieux, en considérant avec un esprit critique les comportements des communautés dominantes, l’histoire ne sert pas tant de laquais du pouvoir que de contrepoids (bien que souvent un peu tardif) aux distorsions et manipulations de ce dernier. Ressusciter les histoires méconnues du passé – ainsi que ce livre tente de le faire – peut servir cet objectif en exploitant les modes alternatifs de penser et de ressentir que le récit dominant a longtemps repoussés dans l’ombre. » (p. 358-359).

Une « histoire à parts égales » à la Rashomon

Comment donc écrire une histoire de l’Ouest qui ne se limite pas à la seule histoire des conquérants ? La réponse originale que propose Jacoby ne réside pas vraiment dans le plan de l’ouvrage, qui, après un récit très court (deux pages) de la tuerie précédant l’introduction, est divisé en trois parties : Violences, Justice et Mémoires. Violences (p. 19 – 232) retrace, sur le temps long, les événements antérieurs au massacre pour écrire une histoire des différentes communautés qui furent concernées par le massacre, les relations fluctuantes qu’elles nouèrent entre elles (entre échanges économiques et concurrences, alliances et conflits, politiques assimilatrices et d’extermination, stratégies individuelles et destinées collectives, représentations mutuelles et ignorances réciproques) et montrer comment chacune vécut la montée des violences. Jugement (p. 233 – 242) relate rapidement le procès et l’acquittement des coupables du massacre. Mémoires (p. 243 – 352) explique enfin ce que sont devenus les protagonistes individuels et collectifs comment chaque communauté a construit (les Mexicains et les Américains ont ainsi façonné une version des faits en adéquation avec l’image de communautés apportant la civilisation à des sauvages) et construit encore (pour les victimes apaches qui ont laissé peu de traces) sa mémoire du massacre.

L’originalité du traitement adopté par Karl Jacoby réside dans le choix, pour les première et troisième parties, à la place d’un récit unique et globalisant, d’un récit polyphonique à quatre voix qui fait penser à ce qu’avait fait Kurosawa dans Rashomon (1950), autrement dit de quatre récits (un par communauté) reconstruisant les points de vue de chaque communauté, dans les termes adoptés par chacune de ces communautés : les Tohono O’odhams (appelés Papagos ou Pimas par les colons du XIXe siècle), les Vecinos (les habitants d’origine mexicaine), les Américains, et les Nnēē (c’est-à-dire les Apaches). Karl Jacoby redonne à chacun le nom qu’il se donnait et celui par lequel il désignait les autres, ce qui suppose un passage par les langues indiennes (un lexique est fourni) qu’il a étudiées et par l’espagnol. Il reconstitue aussi l’univers mental et culturel dans lequel chacun évoluait, ce que permet l’utilisation de sources multiples : rapports, presse, photographies, cartes, mémoires, témoignages, mythes, bâtons calendaires, etc. Ce travail est d’ailleurs prolongé sur un site dédié où le chercheur propose une partie des sources à partir desquelles il a travaillé.

Karl Jacoby ne nous propose pas seulement une passionnante réflexion sur l’histoire et son écriture, qui doit nous pousser, en tant qu’enseignants, à réfléchir sur les formes du récit historique tel que nous le proposons en cours et à tendre vers cette « histoire à parts égales » que proposait déjà Romain Bertrand en 2011. Il nous offre aussi une histoire des communautés amérindiennes loin des clichés du western, une histoire de la conquête de l’Ouest dans les marges (borderlands) disputées entre Amérindiens, Espagnols puis Mexicains et Américains, une histoire des bouleversements engendrées par la colonisation de ces borderlands et de la violence multiforme qui s’y exerça, dans les discours et les actes, jusqu’à la violence génocidaire.

Un grand livre d’histoire, assurément ! Et encore une belle publication des éditions Anacharsis, récompensée du du Grand Prix des Rendez-vous de l’histoire de Blois 2014.

Laurent Gayme

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