S’il fallait une preuve supplémentaire qu’une approche pluridisciplinaire est féconde pour aborder les enjeux de certains espaces comme l’arctique, cet ouvrage l’apporte incontestablement : fruit de la coopération de deux jeunes chercheurs, le juriste et sociologue Rémi Raher (Nantes) et le spécialiste des questions de développement Cyril Maré, la « Géopolitique de l’arctique » apporte le regard de cette toute nouvelle génération d’universitaires partis à la conquête de la dernière « frontière » de la planète. Cela n’empêche pas les auteurs de porter un regard lucide sur les perspectives du monde arctique ; ils montrent le paradoxe d’un ensemble de phénomènes négatifs à l’échelle mondiale (climat, ressources) qui seraient censés devenir des opportunités au delà du cercle polaire. Au terme d’un exposé d’une grande efficacité, ils démontrent que l’attrait pour l’arctique est surtout un symptôme d’une mondialisation pour l’instant incapable de changer de modèle de développement et donc d’exploitation des ressources.

Briser le mythe de l’Eldorado (de moins en moins ) glacé

Les auteurs ne s’embarrassent pas d’une longue définition géographique de l’espace arctique. Dans leur présentation, cet espace s’est construit par l’histoire de sa conquête ou plutôt de ses conquêtes. Ils séparent d’ailleurs les découvertes et les appropriations des terres et routes maritimes de celle des découvertes scientifiques ; ils rappellent surtout à quel point ces découvertes ont été périlleuses et se sont soldées par de nombreuses disparitions d’explorateurs. L’histoire des découvertes scientifiques aboutit évidemment au constat de l’évolution des milieux arctiques.

Si la rapidité et la gravité de l’évolution des territoires arctiques sont soulignées ainsi que ses conséquences sur le climat et les milieux mondiaux , les auteurs relativisent pourtant les richesses que pourraient conquérir les sociétés dans ces milieux libérés par les glaces, du fait notamment de la difficulté de leur exploitation.

La question des nouvelles routes maritimes est à cet égard tout à fait révélatrice : la disparition progressive des banquises en été permettrait de réaliser une économie de plusieurs milliers de kilomètres par rapport aux voies maritimes habituelles et d’éviter certains points chauds de la planète. Mais cet accès est pour l’instant limité dans l’année et reste parsemé de nombreux pièges : glaces dérivantes, hauts-fonds, côtes tortueuses. De ce point de vue, la route du Nord-est qui suit les côtes russes, est bien plus praticable, équipée et ports et surveillée que le passage du Nord-ouest, entre le territoire et les archipels canadiens. Ce dernier reste moins bien dégagé par le dégel et contrôlé par les autorités. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage présente ces routes arctiques comme un itinéraire-bis marginal pour les échanges maritimes mondiaux et qui devrait le rester un bon moment.

La guerre en Arctique : une chimère ?

C’est dans le passage consacré aux tensions dans l’Arctique que se révèlent pleinement les qualités de ce livre: la clarté et la précision. En effet, les auteurs parviennent, en séparant les différents facteurs de tension, à bien faire comprendre tout ce qui peut opposer les pays riverains.

Ils abordent d’abord la question de la navigation sur les côtes russes et canadiennes ; ils parviennent à faire comprendre comment ces états affirment leur souveraineté sur les eaux territoriales et les conflits qui les oppose aux nations qui souhaiteraient la liberté de circulation sur ces mers . C’est ensuite le tour du délicat partage des zones d’exploitation maritimes.

La construction, remarquable, de cette partie n’est pas linéaire : les auteurs alternent le froid et le chaud : la montée de la militarisation de l’arctique d’un coté, le fait que celle-ci se fasse avec des moyens souvent rafistolés de l’autre (et que les Etats-Unis n’y augmentent pas leurs forces jugés suffisantes). Bref, ils réalisent le tour de force de maintenir une forme de suspens sur l’évolution de cette montée des tensions. L’agrément et l’intérêt du lecteur est également entretenu par l’utilisation intelligente d’anecdotes comme celle des bouteilles de Brandy et de Whisky laissées sur l’Île de Hans entre le Groenland et Ellesmere dans le détroit de Narès par les officiels Danois et Canadiens en cadeau aux « visiteurs », en fait pour revendiquer la souveraineté sur cette petite terre inhabitée. Pourtant, la conclusion du « thriller de l’arctique » est plutôt rassurante : des solutions de compromis sont trouvées sur les conflits portant sur les espaces maritimes contestés et ce qui ne peut être résolu est glissé discrètement sous le tapis. Enfin, les questions arctiques restent relativement hermétiques aux tensions externes comme celles qui opposent les russes aux occidentaux : « high North , low tensions ». Mais il reste de réels défis géopolitiques comme celui de l’avenir d’un Groenland indépendant, qui pourrait être soumis aux appétits de puissances extérieures, une fois partie la tutelle (mais aussi la protection) du Danemark.

Des pistes pour une meilleure gouvernance de l’arctique.

La formation juridique des deux chercheurs s’exprime pleinement dans la partie consacrée à la gouvernance de l’arctique : la fin de la guerre froide a facilité la mise en place de coopérations entre pays riverains et de politiques communes thématiques, le tout dans une logique de « soft law » (c’est à dire un droit non….contraignant, encore un paradoxe en arctique). La principale structure de coopération, le conseil arctique, est bien évidemment présentée de façon développée : les auteurs soulignent d’un côté le renforcement du conseil : il fait participer les représentants des peuples autochtones, s’élargit, d’une façon calculée, aux pays non-riverains, améliore ses structures avec des institutions permanentes situées à Tromsö. Mais de l’autre, ils mettent en évidence la faiblesse de ses moyens : le budget est ridicule et l’efficacité de la « soft law » a ses limites. Cyril Maré et Rémi Raher explorent donc les pistes pour rendre la gouvernance de l’arctique plus efficace : ils cherchent des modèles dans des traités ou des principes de coopération internationale existants  comme le traité de l’Antarctique ; ils soulignent surtout les priorités que devrait avoir la coopération en l’arctique : la nécessité de finaliser le code de circulation maritime (c’est en cours), d’encadrer à l’échelle régionale la gestion des ressources halieutiques et des hydrocarbures, la préservation des modes de vie autochtones (car c’est une connaissance particulièrement fine des milieux dont on pourrait être privé en cas de disparition).

On l’a dit dès le début, il ne s’agit pas d’un ouvrage de géographie; cela n’a pas empêché les auteurs de créer une cartographie efficace mais simple et en noir-et-blanc sur les principaux aspects généraux de l’arctique mais aussi quelques problèmes plus locaux. On pourra regretter que ces cartes n’aient pas été insérées dans les chapitres correspondants mais dans les annexes ; c’est toutefois toujours mieux qu’un certain nombre d’ouvrages géopolitiques qui se passent tout simplement de support cartographique. Les annexes fournissent par ailleurs tout une série de repères utiles (chronologie, organisations, point juridique sur l’appropriation des zones arctiques par la théorie des secteurs) ainsi qu’une bibliographie. Au total, cet ouvrage clair et agréable à lire se révèle un outil efficace sur ce domaine présent dans plusieurs programmes de géographie.