Venise d’Elisabeth Crouzet-Pavan est une très riche histoire de la cité-Etat de Venise et sans doute le meilleur ouvrage de référence sur le sujet. La plupart des ouvrages sur Venise semblent confondre son histoire à celle de sa République, très imparfaite, et s’arrêtent en 1797, avec sa disparition. Il est très difficile d’écrire un compte-rendu de lecture de cet ouvrage, tant l’objet étudié est complexe et multiple. Le choix d’un temps long, avec différents objets et temporalités emboîtées, rend l’exercice d’autant plus compliqué et intéressant. De plus, l’histoire de la ville est racontée comme celle d’un espace vécu, comme un lieu façonné par ses légendes et ses représentations, qui existe autant par sa réalité que par les fantasmes qu’il suscite. 

Classiquement, l’ouvrage est divisé en deux parties :

  • Une première partie chronologique intitulée « Vies successives », du Ve au XXe siècle ;
  • Et une seconde partie thématique, intitulée « l’Atelier de l’historienne », explorant l’histoire du climat, des femmes, des archives ainsi que des images et rituels liés à la foi. 

Vies successives

Une inscription dans un temps long. 

Cette première partie, qui occupe la quasi-totalité de l’ouvrage, prend le parti d’une inscription de l’histoire de la ville de Venise dans le temps long, de sa création, mythifiée par les doges au temps de son apogée, des premiers commencements dans la lagune, jusqu’aux défis de la ville d’aujourd’hui, confrontée au tourisme de masse et au changement climatique. Cette histoire « totale », pour reprendre les termes de l’auteure, est une des originalités de cette histoire de la ville, s’affranchissant ainsi des limites de la République et de son histoire mouvementée.

Dans cette première partie, découpée en grandes périodes, les mythes entourant la ville et la République, sont méthodiquement déconstruits. En effet, sous le nom de Venise se cachent des réalités multiples et une pluralité d’objets :

  • La République en elle-même, de sa construction à sa chute ;
  • L’histoire et les soubresauts de son expansion commerciale, parallèlement aux grands enjeux géopolitiques et à un progressif « élargissement du monde » ;
  • Ses guerres, d’une République belliqueuse à une République « qui n’aime pas la guerre » ;
  • Son lien avec la mer et avec la terre ;
  • Ses compromis et ses alliances fluctuantes, servant les intérêts économiques de la Républiques ;
  • Ses évolutions industrielles, ses innovations financières, son ouverture au tourisme…

L’histoire de Venise est composée de multiples réalités évolutives, qui s’emboîtent, formant un ensemble complexe et bien plus nuancé que ne le laisse supposer l’histoire officielle de la ville, et, à commencer, l’histoire de la République. 

De la République parfaite à la triste réalité d’un régime de plus en plus autoritaire. 

L’histoire de la République est particulièrement intéressante. L’histoire de Venise se confond souvent avec celle d’une république qui, de modèle pour la pensée politique, s’est progressivement transformée, devenant,  à la veille de sa brutale disparition en 1797, un triste exemple d’État aristocratique et autoritaire. En effet, sous des apparences de démocratie, se cache une oligarchie qui affirme peu à peu son pouvoir, exerçant un strict contrôle sur les différents corps de métiers, et reposant sur des alliances entre les grandes familles de Venise. Ce pouvoir se concentre petit à petit entre les mains de quelques grands, évoluant au gré des alliances, mais surtout du pouvoir financier des grandes familles, faisant davantage penser à une oligarchie dysfonctionnelle et de plus en plus autoritaire, qu’à cette République parfaite pour laquelle les doges de Venise tentent de la faire passer. 

La construction d’une puissance marchande. 

L’histoire de l’hégémonie commerciale de la République est également intéressante, dans la mesure où cette domination commerciale masque toujours des difficultés qui viennent entraver l’hégémonie recherchée. Par exemple, au XIIIe siècle, cette expansion soutenue est entravée par une double difficulté :

  • Les investissements vénitiens sur terre, et notamment en Terre Ferme, et l’élargissement de la base sociale des propriétaires terriens, montrant des liens étroits entre les évolutions sociales, économiques et politiques de la ville, ces trois réalités étant constamment en tension. 
  • La monnaie et ses turbulences montrent aussi des difficultés importantes. 

L’histoire du sel illustre parfaitement les mécanismes du monopole mis en place par la ville, ses évolutions et ses limites. 

Parallèlement à cela, l’histoire économique et commerciale de la ville est intimement liée à son histoire « guerrière » et au contexte géopolitique de l’époque. En effet, les ambitions commerciales de Venise sont constamment mises en tension avec les ambitions des cités italiennes rivales, comme Gênes, mais aussi des autres puissances européennes.

A mesure que le contexte géopolitique évolue, et notamment avec les Grandes Découvertes aux XVe et XVIe siècles et la montée en puissance des Ottomans depuis 1453, Venise doit s’adapter à une mondialisation naissante, montrant de grandes difficultés face à ce nouveau contexte. La guerre se déplace, pour la ville, sur le front oriental, Venise se présentant le plus possible comme un acteur « neutre » dans les conflits européens et concentrant ses efforts sur les Turcs. Ainsi, l’histoire de la guerre est-elle liée à l’histoire du commerce vénitien, à son élargissement, à ses innovations et à sa constante adaptation, parfois éclatante, parfois laborieuse, au contexte mondial. 

Ce grand entrepôt du négoce international, cette métropole animée au XVIe siècle par un rebond industriel, devient encore, à l’heure des redimensionnements de son rôle économique à mesure que la ville s’adapte à une économie de plus en plus mondialisée, une capitale culturelle et la cité du Carnaval.

Toutes ces vies successives de Venise se prolongent et se renouvellent après la chute de la République. 

Suite à la chute de la République, qui « s’autodétruit », Venise subit plusieurs décennies d’occupations par les armées napoléoniennes et autrichiennes, qui, loin de permettre à la ville la construction d’un nouveau gouvernement basé sur les valeurs de la Révolution française puis sur le sentiment national, vont écraser une cité en déclin et en difficultés. 

A partir de 1866, Venise devient une municipalité au temps de l’Unité italienne, devant à nouveau s’adapter aux évolutions du pays et du monde. C’est ainsi que l’image du Carnaval de Venise et son ouverture de plus en plus importante au tourisme vont permettre à la ville de renaître et de conserver son image d’exceptionnalité et de monumentalité. Cette nouvelle dynamique est interrompue par les bombardements qu’elle subit pendant la Première Guerre mondiale et la montée du fascisme. Ce chapitre sur la vie de Venise entre 1866 et 1945 se termine sur son rôle pendant la Seconde Guerre mondiale, l’effort de guerre consenti pour soutenir le gouvernement fasciste et les déportations des Juifs Vénitiens. 

Enfin, après 1945, Venise redevient la ville du Carnaval, de la fête et se reconstruit, notamment autour du tourisme et par l’intermédiaire du cinéma et des arts en général. Le rôle du cinéma et de la photographie montre l’importance de l’image de la ville dans la reconstruction de son identité, tant à l’échelle des habitants qu’à l’échelle mondiale. Cette partie chronologique se conclut sur une réflexion sur Venise à l’heure du « spritz global », la Venise d’aujourd’hui étant vidée de ses habitants, confrontée aux périls de son site fragile et à ces autres risques liés au tourisme de masse.

La focalisation sur les lieux, qui deviennent de véritables espaces vécus. 

Autre originalité, Elisabeth CROUZET-PAVAN fait des « zooms » sur certains lieux, les approchant comme des espaces vécus et nous permettant de suivre leur évolution. Par exemple, l’Arsenal et ses évolutions sont régulièrement évoqués, son histoire étant enrichie par les nombreux documents, plans, gravures, peintures, permettant de suivre l’histoire de ce lieu emblématique. L’île de Torcello est un autre exemple intéressant. Au départ lieu central de Venise et de ses activités, nous pouvons suivre, dans les premiers chapitres, son déclin et sa lente agonie, à mesure que la République se construit et que ses priorités changent.  Cette approche par les espaces vécus apporte une véritable plus-value à cet ouvrage d’une grande richesse. La place Saint-Marc, la Basilique… sont également très présentes, évoluant au fil de l’histoire de la ville, se métamorphosant et étant les témoins de l’ascension, la grandeur, la chute puis le renouveau de Venise. 

L’Atelier de l’historienne

La construction de la ville, entre fantasmes et réalité

Tout au long de l’ouvrage, nous pouvons suivre la construction de Venise, depuis son surgissement de l’eau et de la boue, jusqu’à nos jours. Tout au long des siècles la ville a été d’un façonnement qui n’a connu aucune trêve. En effet, dans un site fragile, présenté comme étant providentiel par les dirigeants qui se sont succédés, il fallait la défendre contre les dangers des eaux saumâtres au milieu desquelles les hommes s’étaient tôt installés. Sans cesse des pilotis furent enfoncés et remplacés, des digues élevées et renforcées, des canaux creusés et nettoyés, de la terre charriée et amassée pour conquérir toujours plus d’espace. Le travail de création vénitienne fut aussi un immense effort et une longue œuvre de construction de ponts et de quais, de palais et d’églises, de maisons et d’entrepôts…

Ce façonnement de l’espace est approfondi dans le chapitre consacré aux archives, qui nous montrent à la fois les divers travaux d’aménagement et de logistique, mais aussi l’image de la ville, notamment au travers des différents plans et vues de la ville. La Vue en perspective de Jacopo de’Barbari (1500) est représentative de l’image que souhaitent renvoyer les dirigeants de la cité au début du XVIe siècle. Alors que la cité marchande peine à s’adapter à la première mondialisation, cette œuvre montre une ville qui, par l’ampleur de son développement et sa position centrale, domine un monde lagunaire où les différents ilots apparaissent comme de modestes satellites. Ce plan influence de façon durable la représentation de Venise, renforcée par sa diffusion grâce à l’imprimerie. Ainsi, les archives permettent de suivre l’évolution concrète de la ville, tout en mettant en avant l’importance de la représentation de l’espace dans l’imaginaire des populations de l’époque et ses transmissions aux générations actuelles, Venise ayant gardé son image d’exceptionnalité, de ville choisie par Dieu, dans les représentations actuelles. 

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La Vue en perspective de Jacopo de’Barbari (1500), Venise, Musée Correr

De plus, la ville a été inventée, jour après jour, et construite dans la perspective de la recherche d’une beauté formelle et une exigence de théâtralité. Au travers de cette recherche de la théâtralité, le but était de mettre en scène l’imaginaire d’une grâce divine, décrit dans le chapitre intitulé « Archéologies des imaginaires et des rituels de la foi ». Ce chapitre met également en avant les évolutions politiques et sociales de la ville, au travers de l’évolution des rituels de la foi, la religion catholique occupant une place centrale dans la vie de la cité, notamment jusqu’à la chute de la République en 1797. Ces évolutions sont également liées aux mutations géopolitiques mondiales et aux transformations technologiques de la ville. 

Des femmes en marge de l’histoire de Venise ?

Le chapitre intitulé « A la découverte d’une Venise au féminin », offre un intéressant complément à la partie chronologique, dont les femmes sont absentes. En effet, Elisabeth CROUZET-PAVAN montre que l’histoire de Venise est une histoire au masculin, notamment dans ses acteurs, ses événements clés et les moments qui assemblent la fresque vénitienne. La politique est, jusqu’à aujourd’hui, une affaire d’homme, de même que l’économie. Quelques figures féminines se détachent néanmoins, comme Catherine Corner (1454-1510), la Vénitienne la plus connue.

Néanmoins, Catherine Corner doit sa notoriété à son mariage, qui lui a permis d’entrer dans le monde des cours couronnées, et à l’art. Quelques femmes jouent un rôle important dans la Venise de l’époque révolutionnaire, appartenant à l’élite nourrie des idées des Lumières, mais aussi à des catégories moins nobles de la société vénitienne. Cette étude se prolonge jusqu’en 2013, avec la loi encourageant la parité, qui permet une meilleure représentation des femmes dans la politique vénitienne. En 2020, cette parité est mieux représentée. Néanmoins, l’histoire de Venise apparaît comme fort peu féminine. 

L’environnement a une histoire : le laboratoire vénitien

Fin août 2020, le front du « oui » aux bateaux de croisière manifeste en faveur d’un retour des croisières, très décriées depuis quelques années, en raison de leur impact important sur l’environnement de la cité. En effet, l’épidémie de COVID-19 a durement impacté l’économie touristique de la ville, montrant que les grands navigateurs sont indispensables à l’économie de la ville. Cet exemple illustre l’attitude paradoxale des vénitiens vis-à-vis du tourisme (cette ambiguïté n’est pas récente et est décrite dans les vies successives de Venise, dès les XVIIIe et XIXe siècles, avec un essor du tourisme lié au Carnaval, au développement des activités balnéaires, au cinéma, aux festivals et manifestations artistiques, etc. 

Depuis le développement du tourisme, qui occupe une place centrale dans le développement de la ville ces deux derniers siècles, les Vénitiens rejettent ces touristes, parfois peu respectueux des lieux, tout en encourageant leur venue via des concerts historiques, la création de festivals artistiques, comme la célèbre Biennale de Venise, la construction d’hôtels monumentaux, … Plus que jamais, cette ambigüité est représentative de la ville). 

Ce chapitre, pour moi le plus intéressant de cette seconde partie, retrace l’histoire des liens entre Venise et son environnement, entre volonté de domestication, de mise en valeur et préservation (dès le Moyen-Age, bien avant l’invention de cette notion). Cette histoire de l’environnement est très originale, de par son inscription dans le temps long, mais également grâce à une réflexion sur les liens de la ville avec la terre et, surtout, l’eau, et la mise en relation avec les réflexions actuelles sur la recherche d’un difficile équilibre entre mise en valeur et protection de l’environnement. 

Conclusion 

Cet ouvrage est excellent, tant par la richesse de la partie chronologique sur les vies successives de Venise, que par la déconstruction méthodique des mythes qui lui sont attachés. L’approche par le temps long, par une histoire « totale » et par l’espace vécu donne à cette histoire de Venise une profondeur et une originalité très appréciables. De plus, l’appui constant sur les archives et sur une bibliographie très riche en font une référence qui, pour moi, va le rester un moment. Le texte est constamment enrichi par une importante documentation écrite et iconographique. J’ai beaucoup apprécié cette lecture, de retour d’un voyage à Venise, et sa très grande richesse. Ajoutons à cela une écriture fluide et efficace, qui rend la lecture agréable et accessible.