Michael Lucken aborde la présence au Japon d’un gouvernement militaire américain dirigé par un général ayant le titre de Commandant suprême des forces alliées. Cette occupation militaire des îles principales de l’archipel nippon fait suite à la capitulation annoncée le 15 août 1945 par l’empereur Hirohito, suite aux bombes larguées sur Hiroshima le 6 août et sur Nagasaki le 9 août. Le 9 août est également la date de la déclaration de guerre de l’URSS au Japon. L’occupation sont marquées par le procès de Tokyo, par une nouvelle Constitution qui fait de l’empereur un simple symbole de la nation et par le démantèlement des conglomérats ayant contribué à l’effort de guerre ainsi que par une réforme de l’éducation. En avril 1952, l’entrée en vigueur des traités de San Francisco redonne au gouvernement japonais sa souveraineté en maintenant une présence militaire américaine qui perdure jusqu’à aujourd’hui. L’objectif était double pour les Etats-Unis : transformer la société japonaise et instaurer un contrôle stratégique du Pacifique. La présence durable de l’armée américaine a contribué à développer le sentiment que cette occupation ne s’est pas achevée et poursuivie sous d’autres formes.
Une stratégie au long cours
L’océan Pacifique constitue un enjeu pour les Etats-Unis et pour le Japon, dont les intérêts stratégiques se heurtent frontalement dès l’entre-deux-guerres. Après 1945, l’occupation américaine au Japon fait sens dans une perspective plus large de renforcement de la présence américaine dans le Pacifique. Cette dernière repose sur une double stratégie de maîtrise des voies maritimes et aérienne et de lutte contre l’implantation d’autres bases militaires étrangères. MacArthur est, dès avril 1945, commandant en chef des forces armées du Pacifique, puis à partir de 1947, il prend la tête du Commandement des forces d’Extrême-Orient. En charge de l’occupation du Japon, il remplit à la fois des fonctions politiques et militaires, au Japon et dans la zone Pacifique dans son ensemble.
Des portraits d’Américains et de Japonais montrent que ces deux espaces entretiennent des relations, mais aussi les obstacles rencontrés par les Japonais aux Etats-Unis, avec la loi de mai 1924 qui interdit l’installation des Asiatiques aux Etats-Unis. Les craintes d’un conflit entre les deux Etats ainsi que la volonté de réconcilier les deux nations y sont déjà présentes.
La guerre du Pacifique a été très meurtrière pour les Japonais et cette mortalité s’est accru au fil du conflit : 14 morts japonais pour un mort américain, mais 22 pour 1 après le 1er mars 1944. 85 % des 2,3 millions de soldats japonais morts au combat entre 1937 et 1945 ont perdu la vie entre janvier et août 1945. Certaines batailles se sont achevées par un anéantissement quasi-total des forces japonaises : Tarawa (99%), Attu (98 %), Peleliu (97 %), Kwajalein (96 %), Saipan (90 %), Iwojima (90 %). 15 000 jeunes ont perdu la vie en tant que kamikazes. Les civils sont massivement touchés par la guerre et les privations, en 1945, la conscription dans la milice concerne les hommes de 15 à 60 ans, les femmes de 17 à 40 ans si elles ne sont pas mariées. Près de 200 villes sont touchées par les bombardements américains en plus des deux bombardements atomiques. L’ampleur de la débâcle est sans équivalent.
L’occupation du Japon prévoit de donner les pleins pouvoir à MacArthur pour qu’il mette en place une politique de pacification et de démocratisation, elle est très différente de l’occupation de l’Allemagne par les alliés qui ne fixait pas d’objectif politique. La décision d’une occupation pérenne date de janvier 1943, lorsqu’Américains et Britanniques se mettent d’accord sur une capitulation sans condition lors de la conférence de Casablanca.
Le point fort de l’ouvrage est l’appui sur des parcours des acteurs politiques de l’ombre comme Hugh Borton, expert du Japon (Japan hand) recruté par la nouvelle Ecole de gouvernement militaire puis par le département d’Etat. Il préconise différents principes dans les notes qu’il prépare : maintien d’Hirohito, démocratisation des institutions et occupation indirecte avec le maintien d’un gouvernement local chargé d’appliquer les directives des Alliés. Ces trois idées majeures sont reprises par les décisionnaires politiques.
La capitulation change la nature du débarquement américain, qui se déroule pacifiquement et rapidement, même si la méfiance est de mise du côté de l’occupant. Parmi les 644 000 hommes et femmes qui prennent part à l’opération Blacklist, plus de la moitié appartiennent à des formations de combat. Une série de sanctions sont prévues en cas de résistance à l’occupation : évacuations forcées, destructions massives par bombardement, artillerie ou par le feu, prises d’otages. Les oppositions restent mineures ce qui permet de ramener le contingent américain à 200 000 personnes environ. Une forme de pression sociale et un soulagement qui domine dans la population ainsi que la compréhension de la situation par les élites japonaises et leur crainte de représailles expliquent sans doute le calme dans lequel les Américains s’installent au Japon. On peut aussi évoquer un espoir démocratique. D’autre part, les forces américaines assurent le rapatriement de plus de 5 millions de Japonais et l’évacuation de plus d’un million d’anciens sujets coloniaux vers leurs pays d’origine, notamment des Coréens.
Les contacts pacifiques ou violents ont été multiples entre Japonais et Américains : plus de 10 000 mariages mixtes entre 1947 et 1952, plus de 50 000 permis de séjour accordés à des épouses japonaises aux Etats-Unis entre 1947 et 1965, mais aussi 3500 viols entre septembre et octobre 1945, des enfants non reconnus, des agressions physiques. Cependant, les forces américaines étaient organisées de manière à limiter les contacts et disposaient de leurs propres moyens de transports et magasins par exemple. L’idée était de permettre aux Américains de conserver leur mode de vie, mais aussi de limiter les frictions avec les populations occupées.
Les cabinets japonais de l’immédiat après-guerre ne disposent d’aucune indépendance, ils ont une marge de manoeuvre uniquement dans la mise en place des réformes (calendrier et modalités). L’aide économique américaine augmente fortement à partir de 1947, passant de 278 à 504 millions de dollars en deux ans, les commandes de l’armée américaine à l’industrie japonaise entre 1951 et 1960 soutiennent aussi l’économie. La pérennité de la présence américaine est entérinée lors des traités de San Francisco en 1951. Dans ce traité signé par 49 pays (sans la Chine ni l’URSS), le Japon reconnaît la Corée, abandonne tout droit sur Taïwan, les Kouriles et Sakhaline-Sud, accepte la domination américaine sur Okinawa. Les Alliés s’engagent à retirer leurs troupes dans un délai de 90 jours après l’entrée en vigueur du traité. Un 2e traité bilatéral entérine le maintien des bases militaires américaines au Japon pour un temps indéterminé. Michael Lucken dresse un bilan des forces américaines au Japon en 2025 et souligne qu’elles équivalent à la totalité des forces militaires françaises. La situation a été accepté par le gouvernement japonais qui a tenu compte de l’anéantissement des capacités militaires du pays en 1945, et qui a souhaité favoriser l’investissement dans les infrastructures civiles. Les Américains souhaitaient s’assurer une domination dans l’Océan Pacifique, non pas pour s’approprier des ressources mais pour contrôler les voies maritimes et de télécommunications.
Démocratiser les esprits
Le développement du protestantisme au Japon est encouragé avec une méconnaissance certaine de la culture japonaise. MacArthur explique ainsi en 1945 : « Le Japon est un vide spirituel. Si vous ne le remplissez pas avec le christianisme, il sera rempli par le communisme ». L’auteur note que les acteurs de la démocratisation au Japon sont constitués des mêmes équipes que celles à la manoeuvre de la guerre psychologique, l’accompagnement de la société japonaise (guidance) étant conçu comme l’étape ultime de la guerre psychologique. Deux grilles de lecture dominent chez les Américains : l’idée d’un passage trop rapide de la nation féodale à un pays industrialisé, marqué par un progrès technologique mais un retard social et spirituel ou un accent mis sur les spécificités de la société japonaise, notamment l’importance des notions de dette et de honte, mises en avant par Ruth Benedict dans Le Chrysanthème et le Sabre en 1946.
Les réformes sont mises en place à l’initiative des occupants, mais avec un processus de négociation et de recherche d’un assentiment de la population. L’occupation est plus souple qu’en Allemagne car les Japonais sont perçus comme immatures alors que les Allemands sont perçus comme autoritaires et atteints d’un complexe de supériorité. Le rôle des Etats-Unis dans la reconstitution des bibliothèques publiques durement touchées par les bombardements et dans leur standardisation ainsi que la mise en place d’une censure importante sont également évoquées par Michael Lucken. La participation d’environ 20 000 Japonais à la surveillance de leurs concitoyens a longtemps été passée sous silence. Dirigée par une centaine d’officiers blancs, la Civil Censorship Detachment avait besoin d’agents bilingues et s’est donc appuyé sur des Japonais éduqués qui avaient appris l’anglais. Le travail à la chaîne reposait sur des mots clés, toute publication critique de l’occupation américaine était censurée. Les fondations américaines notamment la fondation Rockefeller, participent aussi à la diffusion d’une culture américaine.
Succès et limites du modèle américain
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la pratique du base-ball au Japon a été restreinte car le sport n’était pas utile à l’entraînement militaire. Sa pratique est encouragée lors de l’occupation américaine alors que le judo et le kendo sont interdits dans le cadre scolaire en raison de leurs liens avec le militarisme. En 1946, la Butokukai, association pour le développement des vertus martiales dans les arts martiaux, est dissoute. De nombreux fonctionnaires membres de la Butokukai sont radiés. Seule la pratique associative est alors autorisée, sauf pour le kendo, qui implique la manipulation d’une arme. Il peut se pratiquer uniquement dans un cadre privé. En réalité, le cadre est là encore souple, avec la réintroduction du judo dans les écoles dès 1950 ou l’initiation au kendo de militaires américains par exemple. D’autre part, le base-ball se diffuse d’autant plus facilement qu’il était présent dans le Japon d’avant guerre.
Dans un autre domaine, le marché de l’art américain s’intéresse aux estampes japonaises comme en témoigne une exposition de l’Art Institute de Chicago en 1951. Les œuvres sont présentées comme à la fois japonaises et occidentales dans la presse de l’époque. Une nouvelle exposition a lieu dans le même musée, sur le même thème, montrant ainsi l’engouement américain pour les estampes. Cependant, ces oeuvres sont convenues et les artistes novateurs ne sont pas exposés aux Etats-Unis. En effet, les artistes développant des idées antimilitaristes ou proches des milieux communistes sont exclus du marché de l’art américain. Or, ils sont nombreux à aborder les traumatismes de la guerre dans leurs oeuvres.
La renégociation du traité de sécurité suscite un violent mouvement anti-américain mené par la Zengakuren. En novembre 1959, une manifestation d’étudiants pénètre même dans l’enceinte de la Diète. Des partenariats culturels sont à nouveau développés pour participer au rapprochement entre les deux pays, mais le contexte est celui de l’interventionnisme américain en Asie. En 1965, la Ligue pour la paix au Vietnam est fondée au Japon et le conflit ternit considérablement l’image des Etats-Unis au Japon. Appelée Beheiren au Japon, ce mouvement est le premier connecté à ce point avec des associations étrangères similaires. Il intègre de nombreux cadres qui ont voyagé en Occident ainsi que des étrangers résidant au Japon. En 1965, la Beheiren publie un encart dans le New York Times, puis en 1967 dans le Washington Post, montrant sa volonté de communiquer aux Etats-Unis. A l’inverse de la Zengakuren, elle est tournée vers l’Occident. Elle repose aussi sur une stratégie de désobéissance civile, sur le modèle prôné par l’intellectuel américain Howard Zinn. Elle appelle également les soldats américains à faire défection, stratégie dont la CIA déplore l’efficacité. L’organisation contribue à aider des soldats en fuite.
Les occupants constitue ainsi une synthèse inédite en français sur l’influence durable des Etats-Unis au Japon, mettant en avant les continuités avec une politique d’influence dans la sphère pacifique.


