Tracer le portrait de la condition juvénile en France n’est déjà pas une mince affaire, mais en faire une analyse comparative avec la situation italienne l’est encore moins. Cécile Van de Velde s’y est déjà essayée, avec succès, à l’échelle européenne dans sa thèse publiée en 2008 aux PUF : Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe.
Afin de mener cette entreprise, les directeurs de cet ouvrage ont réuni lors du colloque de Paris des 11 et 12 mai 2006 trente chercheurs contributeurs au volume. Trois thématiques sont déclinées tout au long de l’ouvrage. Les chapitres sont tous construits de la même manière : deux éclairages par des spécialistes de la question et une dernière partie constituée par une synthèse opérée par un troisième auteur.
Comment devient-on indépendant ?
Sont examinés successivement le moment où le jeune quitte ses parents, la manière dont il gagne sa vie et comment il se met en couple. Ainsi, il apparaît qu’en Italie, l’âge de départ du domicile familial est plus tardif (27-28 ans) qu’en France (23 ans). Cela tient au fait que la famille joue un rôle plus fort en Italie. Le rôle matériel joué par celle-ci n’est pas la seule raison qui pousse les jeunes à rester chez leurs parents. Nombreux sont les jeunes Italiens qui travaillent mais qui demeurent chez leurs parents. Les aides à l’installation n’existent pas en Italie. L’entraide intergénérationnelle est centrale. La culture de l’autonomie n’existe pas en Italie. Il n’y a pas de modèle intermédiaire entre le statut de jeune célibataire et de jeune marié. Globalement, la cohabitation intergénérationnelle se passe bien (les jeunes disposent, à l’intérieur de la famille, de libertés de plus en plus larges, obtenues par le biais d’une négociation entre jeunes et adultes) et les raisons de la briser sont donc limitées. Les jeunes Français quittent leurs parents pour poursuivre des études (le maillage universitaire en France est moins dense qu’en Italie) mais cette indépendance est un leurre car financièrement, malgré les aides publiques, ils restent à la charge de leur famille. Finalement, la différence n’est pas si importante entre les deux nations. L’entrée dans la vie est précédée d’une phase de préparation plus ou moins longue. Ces points communs se retrouvent dans le domaine de l’indépendance financière. Alors que par le passé, « le passage de la condition de jeune à la condition d’adulte : la fin des études, les débuts d’un emploi stable, le mariage et le départ du domicile familial (…) ces processus se succédaient très rapidement car ils reposaient sur une simultanéité des choix, aujourd’hui, la condition d’adulte peut être atteinte au travers de parcours diversifiés et dépendant de plusieurs facteurs. » La mise en couple fait partie des évènements qui marquent l’entrée dans la vie adulte. C’est là que les différences entre la France et l’Italie sont les plus marquées. En France, la mise en couple est de plus en plus informelle alors qu’en Italie, comme en Espagne, elle se fait de plus en plus tard et le mariage y occupe un rôle central (85% des mises en couple en Italie dans les années 1990 contre 20% en France). Les politiques publiques d’aide publique présentes en France (APL) expliquent le différentiel avec l’Italie, mais pas seulement ! « C’est parce que de profonds changements dans les rapports de genre et de génération se sont produits en France à partir des années 1970, et beaucoup moins en Italie, que l’écart est apparu ».
Rapport à l’espace public, école et engagement
Les différences entre les jeunes Italiens et Français sont importantes dans le domaine de l’engagement. La politisation des familles est plus forte en Italie qu’en France et cela se traduit par un engagement politique affirmé chez les jeunes dans le cadre d’associations de type syndicats, organisation de jeunesse d’un mouvement politique… Danilo Martucelli se demande si le lycée en France est encore un lieu de socialisation. Au début du XXème siècle, les jeunes étaient, en moyenne, scolarisés 4 ans contre 16 à 18 ans aujourd’hui. Dans le contexte de cette massification de l’enseignement, la sélection ne se fait plus en amont du système mais au sein de lui-même. Barrère (1997) a mis en évidence la figure du « forçat » qui s’oppose à celle de l’ « héritier » de Bourdieu : « Le forçat travaille bien davantage qu’il ne réussit ; il ne maîtrise pas les règles du jeu du travail scolaire et vit un conflit constant autant qu’inexprimé entre l’évaluation institutionnelle qui le dit médiocre et l’évaluation positive qu’il fait lui même en s’appuyant sur la réalité vécue de la somme de travail qu’il fournit pour réussir. » Par le biais du projet qu’élabore le lycéen dès sa classe de seconde, il se trouve confronté aux prémices de la domination sociale. Le bilan dressé est assez terrible puisque le lycée ne remplirait pas les conditions pour une bonne socialisation de tous les élèves. La synthèse réalisée par François Dubet (Les lycéens, 1991) montre que si les valeurs d’excellence entre les deux pays sont totalement opposées (la culture des humanités en Italie contre la rigueur scientifique des maths et des sciences en France), nombreux sont les points de convergence entre les deux jeunesses. La pression scolaire est forte dans les deux cas puisqu’une grande place est donnée aux performances scolaires. La France insiste, par exemple, sur la corrélation entre diplômes et emploi même si les sources de culture générale sont loin de se limiter à la fréquentation des bancs de l’école.
Cultures adolescentes et rapports intergénérationnels
François de Singly analyse la manière dont se déroule l’individualisation des comportements des jeunes au sein de la famille. Père du terme adonaissants, il montre que l’entrée dans l’adolescence est un moment clé pour l’individu. Il doit réussir à trouver sa place dans la famille et se détacher de son rôle d’enfant. Cela passe par la reconnaissance par les parents de l’existence d’un monde propre au jeune. La manière dont sont négociées les sorties montre une différence entre les garçons et les filles en âge de fréquenter le collège. Les filles demandent l’autorisation de sortir alors que les jeunes hommes se contentent de dire qu’ils sortent sans attendre que les parents en leur en donnent l’autorisation. L’origine sociale ne change rien dans cette partition. Les filles rendent davantage compte du déroulement de leurs sorties à leurs parents. Elles cherchent ainsi que leurs faits et gestes soient validés par leurs parents (au sens de Peter Berger et Thomas Luckmann). Il existe une dualité entre une « identité statutaire de « fils ou fille de » et l’identité propre, le « soi adonaissant ». On ne peut pas, pour autant, parler de démission des parents ou de déficit de contrôle parental. Les parents sont bien là et veillent au grain que ce soit en Italie comme en France. « La construction de l’autonomie juvénile passe ainsi de manière essentielle par le registre sexuel et amoureux dans un contexte inédit de dissociation du mariage et de la sexualité légitime ». Les articles portant sur la culture jeune dressent un constat assez alarmant des rapports intergénérationnels. Le fait que le jeune possède une chambre à soi, équipée des nouvelles technologies, est rendu responsable d’après Dominique Pasquier de « l’isolement des générations, si bien qu’on peut se demander s’il y a encore un espace de communication et d’affectivité au sein de la famille » ! En revanche, le constat serait moins dramatique en Italie puisque un glissement de la « famille des règles » à une « famille des sentiments ». Il semble donc qu’un décalage temporel persiste entre les deux pays. La France ayant connu une dénatalité précoce a mis en place, très tôt, une politique de protection sociale en direction de la jeunesse alors que l’Italie, qui est restée pendant longtemps un pays rural et d’émigration, a connu de manière décalée les mutations sociales françaises. Cet écart explique que les rapports intergénérationnels soient plus forts en Italie qu’en France.
Ainsi, si les différences entre les deux jeunesses existent, force est de constater que les points communs sont nombreux. La jeunesse est une période de plus en plus longue de l’existence. C’est une période d’expérimentation, de tâtonnements pendant laquelle l’identité se construit progressivement. Le groupe de pairs joue un rôle fondamental pendant cette période. La famille aussi, surtout pendant une période où l’insertion sur le marché du travail est rendue difficile dans le cadre de la mondialisation. La vision des jeunes Italiens et Français sur leur avenir est pessimiste. L’émancipation « à l’intérieur de la famille » des jeunes Italiens s’accompagne d’un plus fort engagement politique au service de causes collectives alors que les jeunes Français, engagés dans une émancipation « à côté de la famille », plébiscitent davantage l’individualisation et cela se traduit au niveau de leur faible engagement politique. Pour autant, les points communs l’emportent sur les divergences. France et Italie présentent un modèle méditerranéen de la jeunesse qui se distingue des pratiques juvéniles de la jeunesse nord-européenne.
Catherine Didier-Fèvre ©Les Clionautes