Isabelle Surun est professeure des universités en Histoire contemporaine à l’Université de Lille, spécialisée en histoire comparée des colonisations, histoire de l’Afrique, histoire des savoirs. Sa thèse soutenue en 2003 à l’EHESS porte sur : Géographies de l’exploration : la carte, le terrain et le texte : Afrique occidentale, 1780-1880 sous la direction de Daniel Nordman. Elle sera présente aux Rendez-vous de l’histoire à Blois le Samedi 13 oct. 2018 de 14:00 à 15:30 Campus de la CCI, Amphi Vert pour une table ronde sur le thème : La puissance des cartes ? Pratiques géographiques en Afrique occidentale et dans le nord de la péninsule indochinoise au XIXe siècle. Lors de l’édition 2015, les empires elle a collaboré aux Rencontres pédagogiques Conférence + Atelier sur le thème La conquête coloniale dont on peut suivre les enregistrements ici.
Dans son introduction l’auteure définit la place du thème des explorateurs dans l’historiographie récente1 et présente ses choix : envisager les interactions entre explorateurs et populations : l’histoire à part égale « constitue un horizon, une visée, dans la mesure où l’on accorde, par principe, une égale dignité aux acteurs situés de part et d’autre de cette interaction. »2 et inscrire l’exploration dans l’histoire des savoirs.
Les différents chapitres s’articulent en trois temps : l’exploration comme projet, les pratiques et stratégies, l’accueil au retour.
Le blanc de la carte
Ce premier chapitre aborde la production cartographique depuis le contournement de l’Afrique par les Portugais jusqu’aux explorations de XIVe siècle3.
Le blanc des cartes, l’inconnu du continent suscite la curiosité des savants qui fondent en 1788 à Londres l’African Association. C’est en effet à la fin du XVIIIe siècle que naît cette avidité de connaissances sur l’Afrique subsaharienne même si de nombreux écrits antérieurs décrivent l’Afrique notamment la Sénégambie, en lien avec la traite négrière.
Pour faire le point sur les connaissances des Européens avant 1780 l’auteure s’appuie sur la carte de Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville4 qu’elle présente en détail et notamment les trois niveaux de connaissances géographiques : la côte précise et connue, les royaumes à la localisation approximative grâce à quelques marchands fréquentant l’intérieur des terres, un savoir à acquérir, la zone marchande sahélienne connue des géographes tel Al Idrisi et des marchands arabes.
L’auteure aborde ensuite à la fin du XVIIIe siècle les travaux de James Rennell5 pour qui l’Afrique est inconnue car difficile à connaître faute de fleuves et de grands lacs qui favoriseraient la découverte et s’appuie sur une description déterministe. Petit à petit le désir de se représenter que des choses connues fait apparaître et s’étendre le blanc de la carte qui conduit à développer l’envie de connaître, à imaginer des projets raisonnés d’exploration comme celui qui est confié, en 1786, à Rubault par la nouvelle compagnie du Sénégal pour tracer la route du Haut Sénégal vers les mines d’or du pays de Galam.
La salle de réunion
Comment les institutions scientifiques et les société savantes mettent-elles en place des projets d’exploration, comment orientent-elles et dirigent les voyageurs en fonction de leurs intérêts, contrôlant ainsi les savoirs glanés au loin.
L’étude part de l’analyse des nombreuses « instructions aux voyageurs » et met en lumière l’évolution des rapports entre savants et voyageurs. L’auteur analyse et compare deux institutions : l’African Association de Londres et La Société de Géographie de Paris : conditions de recrutement, compétences attendues qui augmentent au fil du temps, premières expériences sur la côte pour une imprégnation des cultures locales, attentes de données collectées et de publications, encadrement scientifique.
L’auteure montre les relations de dépendance des voyageurs avec tel ou tel mécène de l’African Association et l’argumentaire français de Malte-Brun pour qui « le voyage ne se définit pas par l’itinéraire qui traverse le blanc de la carte mais comme une mission d’enquête »6
L’auteure propose quelques portraits : Ledyard, Nicholls, Mungo Park, elle évoque le coût des voyages.
Le rivage, le paysage, l’horizon
Avec ce troisième chapitre le lecteur aborde le terrain avec les voyageurs qui ont pour horizon dans le sens donné par Paul Carter7 l’inconnu de l’Afrique au-delà de la zone côtière. Pour évoquer l’intérieur vu de la côte Isabelle Surun s’appuie sur les témoignages, à la fin du XVIIIe siècle, du Chevalier de Boufflers et de l’Allemand Paul Erdman Isert, approche sensible et esthétique pour le premier plus botanique pour le second. Tous d’eux rêvent d’aller vers l’intérieur des terres.
L’auteure montre la sensibilité romantique des deux hommes. Elle décrit les mécanismes de construction du point de vue à propos de la découverte de la ville de Kano par Heinrich Barth, le rôle des déplacements et la place des souvenirs de son pays comme élément de mesure des paysages africains.
Le chemin, la route, l’itinéraire
Une première remarque, dans leurs récits, les voyageurs omettent souvent leurs domestiques et les guides qui les accompagnent. Ce n’est pas toujours le cas comme dans les récits de Gaspard Théodore Mollien où le guide tient une grande place notamment dans le choix de l’itinéraire.
L‘isolement complet du voyageur est rare puisqu’il utilise le réseau des axes commerciaux, certaines
expéditions constituent de véritables caravanes dont la destination peut varier en fonction de sa composition. L’auteure monte la grande variété de situations grâce à de nombreux exemples : composition du groupe, gestion des ressources, approvisionnement, vitesse de déplacement, trajets et détours jusqu’aux conditions du retour parfois dramatiques.
Les territoires vernaculaires
Ce chapitre s’ouvre sur l’arrivée de Mungo Park à Ségou et permet de poser la question de la dépendance des voyageurs à l’égard des Africains : logistique (aide pour passer la barre, achat de vivres) et politique8 (autorisation d’entrer, de traverser, de quitter un territoire).
C’est l’occasion de voir les relations des voyageurs avec les autorités africaines : visite de palais, échange de cadeaux, intrigues de cour, géopolitique locale et frontières. On suit ici Mollien au Sénégal, Mungo Park entre États Bambara et Peul et Hugh Clapperton chez le sultan de Sokoto.
Stratégie de la rencontre
Les Blancs ne sont pas tout-à-fait inconnus en Afrique subsaharienne, les Européens suivent ici les marchands arabo-musulmans mais c’est aux voyageurs d’entrer en contact avec les populations et de s’adapter aux usages locaux. Au début nombre de voyageurs ont choisi le mimétisme avec les marchands : la même caravane, le même costume comme le major Houghton, choix pas toujours réussi dans le cas de Mollien. Le travestissement pouvait aller jusqu’à la fable : choix du prénom, origine annoncée, dissimulation des buts du voyage. Barth s’est ainsi fait passer pour un diplomate ottoman, le choix de René Caillé était lui plus complet jusqu’à apprendre l’arable et les pratiques du culte musulman pour se faire passer pour Maure.
L’auteure aborde le regard des femmes sur le corps des Blancs, de l’étonnement à la moquerie ou à la séduction. Ce qui amène à une réflexion sur la question de l’espace intime, privé. Les voyageurs vivent quelques moments identitaires pour se retrouver occidental, comme l’arrivée du courrier, le cérémonial particulier des jours de fêtes (Noël, Nouvel An).
Les compétences des voyageurs (médecin, personne sachant écrire) leur permettent d’inscrire dans les sociétés qui les accueillent un rôle social, ce savoir peut constituer une monnaie d’échange pour l’hospitalité, les relations de don et contre-don ayant une grande place dans la relation entre explorateur et société d’accueil.
L’enquête, la collecte, l’inscription
Après avoir étudier les situations du voyage Isabelle Surun analyse le but : la collecte d’informations, de témoignages sur les routes, les éléments visibles du paysage qui ne seront pas visités, l’approche des cartes mentales telle celle du sultan Bello pour Clapperton.
Une première nécessité s’impose au voyageur s’initier aux langues locales même s’il utilise des interprètes. La collecte peut être matérielle (ntérêt pour la faune et la flore) souvent décevante pour les savants qui au retour analysent les éléments : herbiers, échantillons, minéralogiques, cornes, dénomination des objets du quotidien.
L’évolution est marquée du cabinet de curiosité (Mollien) à l’identification des roches (Denham), de la flore comme marqueur des répartitions dans l’espace (Barth notamment). L’auteure note l’intérêt croissant pour l’hydrographie, montre l’importance de l’itinéraire et ses limites dans la construction des savoirs. Elle évoque aussi les instruments de mesure plus ou moins scientifiques. D’autre part les carnet de voyage constituent la base de travail, la trace même de l’œuvre scientifique et un moyen mnémotechnique à utiliser au retour tel le journal de Caillé ou les notes d’Overweg après sa mort récupérées par Barth.
La controverse de Tombouctou
Avec ce huitième chapitre Isabelle Surun analyse l’accueil des explorateurs à leur retour, l’institution savante cherchant à authentifier les informations rapportées. La controverse à propos de la visite de Caillé à Tombouctou, analysée en détail, permet de reconstituer comment les informations recueillies sont reçues, validées : querelle d’antériorité, concurrence entre institutions savantes d’où l’importance des notes de voyages comme preuve et les courriers et visites aux autorités consulaires européennes sur la côte.
L’enquête porte également sur l’intégrité morale du voyageur pour déterminer la véridicité de ses allégations.
Le cabinet du cartographe
Au retour les informations commencent un second voyage de publications en cartes, dessinant une image de l’Afrique.
Les cartes petit à petit se remplissent. La carte itinéraire passe par l’appréciation des distances, la définition de portion d’espace, l’orientation des déplacements pour établir des lieux fixes communs à plusieurs voyageurs comme en 1824 la carte de Jomard qui réunit les parcours de Park, Mollien et Laing. Ces cartes sont d’abord géométriques sans toutefois négliger les reliefs et le réseau hydrographique plus que description de territoires peuplés.
Au cours du XIX e siècle l’auteure note la disqualification croissante des savoirs vernaculaires bien que souvent utilisés par les voyageurs.
Épilogue(s)
En 1879 les sources du Niger sont repérées après u siècle de recherche dévoilant un des mystères de l’Afrique, découverte à mettre au compte du développement du commerce : les deux découvreurs sont agents de la maison Verminck, c’est la fin d’une forme d’exploration.
Cette même année la mission Gallieni à la recherche d’une frontière entre bassin du Sénégal et du Niger, une mission très « militaire » dans sa forme. La carte qui est rapportée est topographique, tracée sur le terrain, et géopolitique. S’ouvre la période des expéditions militaro-scientifiques.
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1Sur ce thème voir : Olivier Grenouilleau, Quand les Européens découvraient l’Afrique intérieure
et la table-ronde des Rendez-vous de Blois 2016 : Partir dans les colonies : l’explorateur, le chercheur, le bagnard et le migrant
2p. 18
3Carte des premiers itinéraires transsahariens p. 25-25
4Carte de 1749 p. 39
5Géographe britannique 1742-1830
6Cité p. 77
7Cité p. 107 et suivantes
8Carte des États de l’Afrique de l’Ouest p. 165